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« Dans une situation extrême, je crois que viennent dans l’ordre chronologique l’instinct, puis les sentiments, et finalement, les pensées. Voilà pourquoi les situations extrêmes sont dangereuses, car l’instinct peut nous pousser à commettre des actes qui échappent à toute rationalité. Dans ces moments-là, il est alors impossible de savoir ce qui est juste, et ce qui ne l’est pas… »

Notes personnelles de Jonathan Touvier, 1983

Je roule sur le côté en crachant. Ma vue est brouillée, tout tourne. Je m’étouffe dans mes sécrétions quand soudain une grande tempête d’air pénètre dans mes poumons. Je me redresse, étourdi, incapable de comprendre l’ordre des événements. La lumière est revenue. Michel se tient assis, les jambes écartées et la tête dans les mains. Il pleure. Farid, debout, halète en me regardant. Sa joue est en sang, sa lèvre blessée pisse. Alors que j’agonisais, je crois que, en dépit de son état fiévreux, il s’est jeté sur Michel et a tenté de me défendre au mieux.

Tout tremblant, je rampe vers la casserole et me sers un verre d’eau. En buvant, j’en renverse la moitié sur mon blouson. Je me perds dans d’interminables étranglements. Michel me pointe du doigt :

— Espèce de fumier ! J’aurais dû te tuer ! J’aurais dû aller jusqu’au bout et serrer, serrer.

Farid s’accroupit et se mouille la joue.

— Qu’est-ce qui se passe ? T’es complètement givré !

— Ce qui se passe ?

Michel abat ses deux poings sur le sol dans un sanglot.

— Il se trouve que le donneur de moelle osseuse, c’est moi.

Je relève une figure de cendres, le gobelet m’échappe et roule sur le sol. La première pensée qui me traverse l’esprit est : je veux mourir.

Je veux mourir.

Sans plus contrôler mes gestes, je me redresse et sors en hurlant. Tout s’embrouille ensuite. Je me vois courir vers l’origine de ma chaîne, et tirer sur le pieu jusqu’à ce que mes doigts saignent. Je sens la brûlure de la neige dans ma nuque, j’entends le déclic d’un barillet en rotation. Mon poing serre le revolver, le canon est braqué contre ma tempe et j’appuie, j’appuie, j’appuie. Rien ne sort, je crie encore. Cette balle, on n’avait pas le droit de me la voler. Cette balle, elle aurait dû être pour moi.

— C’est comme ça que c’était prévu ? C’est comme ça ?

Je m’époumone dans le vide, je veux crever le ventre de Vérité avec ma voix, la blesser et lui cracher à la gueule. Plus rien n’existe et n’a d’importance à présent. Je tombe à genoux. Je suis coincé ici et Françoise va s’éteindre, seule, dans l’anonymat d’une chambre stérile.

Une caresse dans mes cheveux, le long de ma nuque.

— Françoise ?

Je relève les yeux. Le visage de ma femme s’étire et se transforme, ses cheveux se frisent. Ce n’est que Farid, il se serre contre moi. Je l’enroule de mes bras et pleure au creux de son épaule. Mes ongles s’enfoncent dans son dos.

— Françoise… Françoise…

Derrière, la voix de Michel s’élève et sonne, dure, intransigeante :

— On me fait subir cet enfer parce que j’ai voulu sauver une vie ? Mais qu’as-tu fait de si horrible ? Moi, je ne suis que le dindon de la farce. Mais toi ? Toi ?

Je secoue la tête, en larmes, et retourne dans la tente.

— Je n’y comprends rien, Michel. Je te jure que je n’y comprends rien.

Il se jette sur moi, m’arrache de terre et m’agrippe par le col.

— Tu dois comprendre ! Tu dois parler !

Je me laisse secouer, je n’ai plus la force de rien. Le seul être capable de sauver l’amour de ma vie est aussi prisonnier que moi, existe-t-il pire chose au monde ? Michel me repousse vers l’arrière en m’insultant.

— C’est bien fait si elle meurt.

Je le transperce du regard. Tout vire au rouge autour de moi. Rouge, rouge… J’ai envie de le tuer. D’étrangler ce fichu inconnu et lui faire payer tous ses crimes, quels qu’ils soient. Je ne maîtrise plus mes paroles :

— C’est ce que tu as pensé à chaque fois que quelqu’un mourait d’une leucémie ? « C’est bien fait » ? Parce que toi, tu n’avais jamais pu sauver ton fils de sa propre leucémie ?

Son silence est une réponse. Ainsi, son fils aussi était leucémique. Je frotte mes yeux humides, arrache de l’attrape-rêves le cliché destiné à Michel. Mon index se plie sur le papier glacé.

— Ce C en boucle d’oreille, pour ton anniversaire de cette année. Ce C tatoué sur ton dos, fait l’année dernière… Le C de Cédric qui vous rappelle, à ta femme et à toi, sans cesse la douleur de l’enfant perdu.

Michel se rétracte au fond de la tente, sur la défensive. Je continue à affiner ma pensée, je me sais sur la bonne voie. Ma tête me fait un mal atroce.

— Quand ta femme et toi avez appris la leucémie de votre fils, vous en avez voulu au système tout entier, n’est-ce pas ? J’ai ressenti exactement la même chose pour Françoise. Un incroyable sentiment d’injustice. J’en ai voulu à l’administration, aux médecins, à tous ceux que je croisais dans la rue. Je me demandais pourquoi ils n’allaient pas donner leur moelle, pourquoi ils ne faisaient rien pour sauver ma femme. Pourquoi ils riaient, alors que moi, je sombrais. Je les haïssais pour leur indifférence. Ta femme Émilie et toi aussi, vous les avez haïs, tous. Et cette haine ne s’est jamais refermée, parce que votre fils est mort. Mais il vit encore, à vos côtés. Sur ton corps, dans vos esprits et dans vos moments d’intimité. Quand vous vous couchez dans votre lit, il est entre vous deux. Vous l’entendez respirer, chaque nuit.

— Boucle-la ! Boucle-la ou je te crève ! Je vous crève tous les deux !

— Non, je ne la fermerai pas ! Pas cette fois ! Trois ans après sa mort, tu te décides à offrir ta moelle. Trois ans… C’est long… Pourquoi ? Peut-être as-tu enfin décidé de faire le deuil ? Sauver la vie d’un autre pour te sauver, toi ? Mais si ta femme, elle n’avait jamais voulu que tu sauves une vie ? Elle t’offre cette boucle d’oreille en avance sur ton anniversaire comme un symbole, pour te rappeler que Cédric existe encore, que tu ne dois pas permettre à d’autres personnes de vivre là où ton propre enfant est mort. Cette boucle d’oreille, c’est un avertissement. Un moyen de te dire : « Fais attention à ce que tu fais. Cédric est mort à cause des autres. Tu ne dois pas les sauver. » Elle refuse que tu donnes ta moelle mais toi, tu t’obstines. Vous vous disputez, sans doute. Quelque chose ne va plus dans sa tête, alors, elle te fait enfermer ici… Elle te punit toi, elle me punit moi, ma femme aussi.

Je le fixe avec intensité.

— Dis-moi que je me trompe.

Michel se dresse, me pousse violemment sur le côté et s’enfuit en courant dans l’obscurité. Je l’entends se lamenter et cogner dans la glace, avec sa main blessée, sans doute. Farid est resté calme. Il tourne et retourne ses gants sur ses genoux.

— Je sais plus quoi penser avec vous deux. D’un côté, je crois que tu as raison et, de l’autre, que t’es à côté de la plaque. Parce que même si tu dis vrai, pourquoi moi ? Et pourquoi sa femme aurait fait du mal à ta fille ?

« Je crois que tu le sais. Et que tu ne veux pas le dire.

Farid disparaît dans son duvet. Très vite, je suis confronté à une autre réalité, bien pire que la nôtre : Françoise est condamnée à mourir seule.

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