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« Nous avons deux cerveaux superposés : celui incapable de s’exprimer autrement que par giclées d’adrénaline, et l’autre, capable de comprendre les mathématiques, les langues, l’origine de l’univers. Le monde civilisé est là pour étouffer l’un, et mettre en lumière l’autre… »

Notes personnelles de Jonathan Touvier, 1993

Farid souffle d’une respiration vive, bruissante. Sans plus de forces, il hoche le menton dans ma direction.

— Je suis désolé, Jonathan, mais y a un tas de choses qui… vont pas te plaire.

Ma gorge se serre.

— Vas-y, je lui dis. Toute la vérité…

Farid repose sa nuque fatiguée et fixe le plafond.

— Ça a commencé il y a cinq ans… À quatorze ans, j’allais plus beaucoup à l’école, j’y arrivais pas. Je passais beaucoup de temps dans les mauvais quartiers de Lille. Lille-Sud, surtout, puis je traînais aussi du côté de Roubaix, Tourcoing, dans les sales endroits, avec des sales types. Ça a été les débuts avec la drogue, les mauvaises fréquentations, les vols. Scooters, autoradios, portefeuilles…

Son monologue est entrecoupé de toux, de claquements de dents, de pleurs. Parfois, je le sens partir, le silence s’étire et il revient dans ses explications, à demi conscient.

— J’ai été embarqué dans des mauvais coups, c’était comme… comme une spirale dont je n’arrivais pas à m’extraire. Avec deux autres connaissances, des adultes, on s’est mis à cambrioler dans les maisons. On piquait tout ce qu’on pouvait revendre. Des téléviseurs, micro-ondes, réfrigérateurs, matériel de jardin ou de bricolage, même des tondeuses. C’était facile, ça marchait bien. Un jour, un de mes potes me branche sur un coup d’enfer. Un type qu’il rencontre depuis quelques semaines leur propose un deal simple, pour un beau paquet de fric. Un deal sur Annecy…

Il me regarde, les yeux pleins de larmes. Je crois que je vais vomir.

— Ça m’a fait tilt quand tu m’as parlé de ce cambriolage. Je me suis senti… comme abattu, perdu. Tu avais raison, c’est moi qui suis venu chez toi, il y a quatre ans. Le type, il… il nous avait juste demandé de tabasser le chien.

Il aspire bruyamment la morve coulant de son nez.

— Ça n’avait rien de personnel. C’était juste un contrat, tu comprends ? Ton chien, on savait qu’il était pas méchant, il aboyait même pas, le type avait tout expliqué à mon pote. On devait rien voler, juste frapper. Une fois à l’intérieur, on a cogné. Une fois d’abord, ça suffisait. Il… était dans les vapes. Mais… le type, il avait bien dit que… qu’il fallait l’amocher. Alors avec les deux autres, on s’est acharnés dessus. On l’a tabassé à mort. On croyait que t’étais pas là, il y avait pas de voiture, pas de lumière, rien. Mais toi, t’étais là, hein ? T’es resté en haut, dans ta chambre. Si t’étais descendu, on se serait tirés, tout de suite. Mais là… Notre violence, elle avait plus de limites… (Il regarde Michel.) Il n’y avait plus de règles.

Je roule brutalement de l’autre côté et tousse, au point de m’étouffer. J’ai serré contre moi le bourreau de mon Pok. Je l’ai aimé, ce môme, je croyais en lui, en sa loyauté. Seigneur, jusqu’où va-t-on me briser ? Vidé de mes forces, de toute envie de vivre, je reprends ma position latérale dans leur direction.

— Il y a trois ans, je me suis fait prendre en volant un scooter. J’avais à peine dix-sept ans. Ils ont trouvé de la drogue aussi, chez moi. Par chance, il n’y a pas eu de rapprochement avec mes coups d’avant, les vols et les cambriolages. Alors, j’ai été placé dans un centre éducatif, j’en ai chié pendant deux ans, je te le jure. Mes parents, ils m’ont jamais pardonné, je les ai pratiquement plus revus. J’ai pas de frère, t’as raison, Jonathan… Cette tronçonneuse, dans la fourgonnette de la photo, elle… elle a un rapport avec notre présence ici.

— Dis-nous la vérité !

Il tousse encore. Qu’il crève. Je le déteste. Michel s’accroupit. Il rassemble des billets en un tas et y met le feu. Une ample flamme s’élève dans l’obscurité et commence à crépiter. De la chaleur, bon Dieu, de la bonne chaleur sur mon visage. Farid garde un temps les lèvres pincées.

— Ici, avec vous, j’ai toujours menti. J’allais de foyer en foyer, mes parents ne voulaient plus de moi. Tout ce que je voulais, c’était un job. Je voulais être… normal, mener une vie comme n’importe qui. Et puis, il y a environ deux mois, un type est venu me voir. Il attendait devant le foyer où je traînais. Je l’avais jamais vu. Grand, chauve, bien sapé avec des pompes de marque, il portait des gants en cuir, un gros blouson, une casquette et des lunettes de soleil, un peu comme ces stars américaines.

Michel entretient le feu le plus cher de tous les temps.

— C’est le gars qui s’est suicidé ? il demande. Notre cadavre de la caverne ?

— J’en sais rien. Même carrure, ils étaient tous les deux chauves. C’est possible. Y a que le visage. Je sais pas. Le gars, il a presque toujours porté ses lunettes et sa casquette.

Michel soupire. Ses poings pulsent dangereusement.

— Évidemment, le visage… Et tu sais combien il y a de chauves dans ce pays ?

— Il a sûrement ôté ses lunettes à un moment, je dis. De quelle couleur étaient ses yeux ? je demande.

— Marron, je crois. Des yeux profonds, froids. Ce gars bien sapé, gants en cuir et tout, il me propose un job, comme ça, de but en blanc. Un travail simple, qui pourra rapporter gros, il dit. Juste du matériel à déplacer. Il me donne une liasse, mille euros, d’emblée. Tout de suite, j’ai demandé si… si c’était… Comment dire…

— Légal ?

— Oui, légal. Il m’a garanti qu’il y avait aucun risque, et qu’il y avait cent fois plus à la clé. Cent fois plus, tu te rends compte ? Cent mille euros. J’y croyais pas, et je me doutais bien qu’il y avait anguille sous roche. Ces trucs-là, ça arrive jamais dans la réalité.

Ses yeux se perdent dans le feu où brûlent des années de salaire.

— Moi, je voulais plus mettre les pieds là-dedans. Alors, je lui ai rendu son fric et suis rentré dans le foyer. Le problème, c’est qu’il avait glissé un numéro de téléphone dans ma poche, avec les mille euros. Je sais pas comment il a fait. Puis sur la carte, c’était écrit : « Le chien, à Annecy… » C’était donc lui, il y a quatre ans. Le même type, de retour. Quand j’ai rappelé, une semaine plus tard, je lui ai demandé : « Pourquoi moi et pas un autre ? » Et il a répondu : « Pourquoi un autre ? » Pourquoi un autre… C’était pas une réponse, ça.

Il s’évade, frôle l’inconscience. Michel le rappelle à l’ordre en posant son pied sur le torse enchaîné et en appuyant. Farid hurle.

— Continue.

Il relâche la pression quand le jeune reprend avec difficulté ses explications. C’est comme si un robinet s’ouvrait dans son cerveau, un robinet qui débite toute la vérité. Sa voix n’est plus qu’un filet sonore.

— Tout ça, ça m’a taraudé, j’en dormais plus… Cent mille euros, pour moi qui galérais. Puis le type, je le savais réglo. Avec le chien, il nous avait déjà bien payés. Alors, je l’ai rappelé une deuxième fois pour lui dire que j’acceptais. Il m’a demandé de descendre sur Nice, pour le 15 février, en m’expliquant que je devrais rester dix jours sur place, parce que avec le matériel, il allait falloir marcher pas mal. Je me suis dit, si ça craignait vraiment, que j’aurais juste à me tirer. J’ai pris le TGV, on s’est revus donc. Mais là-bas, à Nice, il était plus fringué pareil, il était en tenue de montagnard, comme nous ici. Pantalon épais, drôle de veste, des moufles aux paluches. Vachement louche. Et puis sa bagnole, c’était pas ce qu’on appelle la classe. Une vieille fourgonnette des années quatre-vingt, celle que vous avez vue sur la photo. Bon, je voulais pas faire demi-tour… Là, il m’a emmené j’ignore au juste où. Quelque part, dans une forêt au bord de la montagne. J’ai jamais été très doué en géographie.

J’emmagasine un maximum d’informations.

— Combien de kilomètres depuis Nice ?

Il met du temps à répondre, comme s’il ne comprenait pas la question.

— J’en sais rien. On a roulé environ une heure.

Une heure… L’arrière-pays niçois, ou peut-être, déjà, la frontière franco-italienne.

— Le type, on pouvait pas dire qu’il était bavard. D’ailleurs, il a jamais beaucoup parlé. Juste quelques mots, par-ci, par-là. Là, on a débarqué dans un vieux chalet, totalement isolé dans les bois. Même pas de réseau pour mon téléphone portable, pas de route ni de voisins, rien. La misère. Sa piaule, elle ressemblait à un abri de trappeur ou de bûcheron, j’en sais trop rien. Pas de chauffage, on se les gelait. Le type, il m’a fourré dix mille euros dans les pattes, comme ça. En liquide. J’hallucinais. Dans le chalet, il m’a montré le matériel à transporter. C’était empilé dans un coin. Des outils, du matos de camping, des bouteilles de gaz, cette… cette lampe avec la bouteille de gaz. En gros, tout ce qu’il y a ici…

Il reprend son souffle.

— Je posais à peine ma valise qu’on se mettait au travail. Il m’a filé un perforateur pneumatique entre les mains, il a pris un gros sac à dos déjà plein, et on s’est mis en route. On a tout entassé dans le coffre, on a fait une partie en fourgonnette, et on a fini à pied. Un bout de forêt, puis on a marché sur des grandes montées, jusqu’à arriver à un endroit qui m’a fait penser à la surface de la lune. Il faisait un froid horrible, le vent arrêtait pas de souffler. Il y avait que de la roche, partout, et on voyait des montagnes couvertes de neige au loin. Jamais, jamais on a croisé quelqu’un. C’était trop mort, trop… malsain, comme endroit. Comme la fin du monde.

Il se racle la gorge et éternue.

— C’est environ à vingt minutes de marche de la fourgonnette que la descente vers ici a commencé. C’était horrible. Une toute petite fente dans le sol, sous un gros rocher qu’il a déplacé, au milieu de nulle part. Juste de quoi se faufiler. Une fois dans le trou, la pente était douce, on tenait presque debout. C’était une descente comme sur un toboggan…

— Comme ce qu’il y a derrière les éboulements de la caverne, tu veux dire ?

— Oui.

Il me regarde.

— Nous ne sommes jamais descendus par la cheminée… Je me souviens d’une galerie. C’est par où a creusé Michel qu’on est arrivés. Moi, je voulais lui poser toutes les questions du monde, mais il m’a juste dit : « Pas de questions si tu veux le fric. » Je comprenais rien à ce que je faisais. La descente, elle a duré, quoi, une demi-heure ? C’est ici même qu’il m’a demandé de tout déposer, avant qu’on remonte. Au départ, je ne comprenais pas pourquoi il avait besoin de moi. Ses trucs, il pouvait les porter seul. J’ai supposé qu’il voulait éviter de faire des dizaines et des dizaines d’allers et retours, que quatre bras, c’était toujours mieux que deux. Quand on est rentrés au chalet, c’était presque le soir. J’étais mort. Exténué. Il m’a fait dormir dans une pièce de la cabane, lui s’est couché à côté. On dormait avec nos fringues, nos bonnets, nos gants tellement il caillait. On s’est pas parlé. Le lendemain matin, très tôt, on s’est remis en route. Cette fois, dans le coffre, je devais porter une tronçonneuse… Lui, il avait encore un gros sac, et je ne connaissais toujours pas son contenu. Je ne voulais pas le savoir, je m’en fichais. Faire le job, prendre le pognon et m’en aller. À bien y réfléchir, il devait y avoir les chaînes, le masque en fer…

Il secoue légèrement la tête et crache sur le côté. De la bile, du sang.

— Le lendemain, c’était repos. Il m’a laissé seul, il m’a dit qu’il allait revenir dans deux jours, et qu’il y aurait encore du travail. J’avais un lit, un réchaud et des conserves pour me faire de la bouffe. Même une petite radio. Je sais pas lire, mais pour les billets et les zéros, c’est pas pareil. Alors, j’ai passé mon temps à compter, et recompter les dix mille euros. J’avais froid mais j’étais bien, vous comprenez ? Qu’est-ce que je faisais de mal ? J’aidais un type un peu barge à amener des objets sous terre, on était au milieu de nulle part. Il y avait rien de bizarre là-dedans.

Michel n’arrive plus à se contenir. Il brandit soudain la pierre tranchante, prêt à l’abattre sur le visage de Farid.

— Rien de bizarre ?

Farid détourne la tête et ferme les yeux. Le coup ne part pas.

— T’as pu voir le masque de fer ? demande Michel. T’as remarqué des explosifs ou des trucs dans le genre au chalet ?

— Non, non. Le masque, les chaînes, j’étais pas au courant. J’ai commencé à me poser des questions au quatrième jour. Quand… quand il a ouvert le coffre de sa fourgonnette et que, dedans, il y avait une espèce de gros colis empaqueté dans un drap, et scotché de tous les côtés. Ce qui est sous la couverture de la photo… Ce colis, on l’a porté à deux et…

Il se tait et chiale à nouveau.

— C’était un corps, c’est ça ?

— Je crois pas. Il avait la forme d’un corps, mais il était plutôt léger, et dans une position curieuse, comme… comme recroquevillé. Non, non, ce ne pouvait pas être un corps, mais c’était vraiment malsain. J’ai pas cherché à en savoir davantage, d’accord ? Ce que je vivais, ça n’avait aucun sens. Je marchais avec un inconnu dans les montagnes, on descendait dans un trou, on déposait des choses et moi, j’allais me retrouver plein aux as. C’était tout.

— C’était quelle date ?

— Le 19 février.

Je réfléchis, quelque chose cloche.

— Le 19… J’ai été enlevé le 25. Et toi, Michel ?

— Pareil.

— C’est que…

— Non, non, réplique Farid. Je sais à quoi vous pensez. Au cadavre de la galerie ? C’est pas lui que j’ai descendu le 19, d’accord ? Parce que d’une part, il aurait été bien plus lourd, et d’autre part, notre cadavre, il était vraiment tout frais quand Michel l’a découvert, il venait d’être tué, peut-être la veille. Non, ce machin recroquevillé et empaqueté sous la couverture, c’était autre chose…

Il grelotta.

— Laissez-moi finir mon histoire, faut aller au bout maintenant. On a descendu le « colis », et là, au fond, je… je sais pas, j’ai commencé à paniquer, à penser à plein de trucs bizarres, alors il m’a montré un sac-poubelle rempli de pognon. Mon pognon. Quatre-vingt-dix mille euros. Vous savez ce que ça fait, quatre-vingt-dix mille euros entre les mains ?

— Un feu de cinq minutes. Continue.

— Il a abandonné le sac-poubelle là et m’a dit que, dans quelques jours, ce fric, il serait à moi. On a aussi laissé le colis empaqueté tel quel, on est remontés, je me suis retourné vers le sac-poubelle et je me suis mis à rêver… Cent mille euros…

Il fixe les cendres incandescentes.

— L’homme m’a laissé à nouveau cinq jours seul au chalet. J’ai franchement hésité à me tirer. Courir dans les bois avec mes dix mille euros, vers nulle part, et disparaître.

— Mais tu ne l’as pas fait.

Il pleure. Michel se penche vers lui, lui attrape les cheveux :

— On s’en fiche de tes regrets et de tes larmes. C’est trop tard. La suite.

— C’est… le fameux 25 que tout s’est passé. Il m’a dit que c’était le dernier jour, que le pognon, ce soir, il serait à moi. Vers les 5 heures du mat’, on a pris la fourgonnette, on est remontés dans la forêt. On s’est garés comme d’habitude et là, il a ouvert le coffre. Cette fois, il y avait trois gros paquets, alignés comme des sardines et saucissonnés dans des couvertures… Le temps était ignoble, le vent glacial, il faisait noir. J’avais l’impression de geler sur place. Le dernier jour, il avait dit. La dernière mission… Alors, je me suis emparé de la première momie et l’ai tirée à moi. Lui, il m’a regardé et il a souri. « Vite, je lui ai dit. Qu’on en finisse. » Je savais ce qu’il y avait là-dedans. Des corps… Des corps dont il voulait se débarrasser, j’en avais la certitude. J’étais persuadé qu’ils étaient morts, que… pour une raison quelconque, il voulait les enterrer dans ce trou, là où personne ne viendrait jamais les chercher. On a marché, et on est descendus, comme les autres fois. Lui, il portait carrément un corps sur ses épaules, et en plus, il m’aidait. Il n’y a que… que pour toi, Michel, qu’on s’y est mis à deux. T’étais trop lourd pour un seul homme. C’est sûrement pour ça qu’il m’a embauché, au final, pour te descendre, toi. À un moment, j’ai cogné ce qui ressemblait à la tête d’un corps contre la roche, et il m’a dit de faire gaffe. J’ai cru qu’il allait me tuer. Pourquoi faire gaffe à des morts ? Je me suis vite dit qu’il voulait les garder intacts. Que ce type, il avait une case en moins et que plus vite je serais parti, mieux ce serait.

Sa gorge lâche un long sifflement, ses dents claquent désormais sans discontinuer.

— Dans le lot, il y avait ton chien, Jonathan, il était pas trop lourd et il avait la forme d’un chien. Il m’a laissé le descendre tout seul.

Sous la chaîne, je ne peux même pas serrer les poings. Mes ongles s’enfoncent dans le tissu de mon pantalon. Je regarde Michel, il va et vient dangereusement, la pierre dans la main. J’ai peur pour Farid.

— C’était affreux, j’ai cru que… que j’allais mourir de fatigue, j’en pouvais plus. Quand on a fini, dans le gouffre, l’homme… il a allumé une lumière, et c’est là que j’ai vu la tente. Une vraie tente, montée sous terre. Alors, en une fraction de seconde, j’ai compris. J’ai compris que ces corps, ils devaient être vivants et que ce type, c’était… un malade. Un malade de la pire espèce. Il m’a souri une dernière fois, puis… puis il a ôté les couvertures. Vous étiez vivants. Endormis, mais vivants. T’avais déjà le masque de fer, Michel… Alors, le type m’a jeté le sac-poubelle à la figure. Et là, il m’a braqué avec le flingue et il m’a dit : « Il est vraiment à toi, ce pognon. Chose promise, chose due. Mais je doute fort qu’ici tu puisses t’en servir. Tu ne croyais quand même pas que j’allais te laisser repartir comme ça ? » Ensuite, il a tout balancé dans le puits. Les outils, la plupart du matériel. Vous connaissez la suite. Il m’a drogué. Comme vous, je me suis réveillé sur ma corniche, en hauteur, avec le sac d’argent et cette lettre bizarre de Jonathan à mes côtés. J’ai jamais pu la lire, cette lettre, je sais pas pourquoi il me l’a laissée, mais c’est bien celle-là que ton chien a trouvée. Quand… quand j’ai compris que vous risquiez tôt ou tard de monter sur ma petite corniche, je me suis décidé à tout jeter dans le puits, en me disant qu’au pire je pourrais tout récupérer plus tard. J’ai dû la laisser tomber derrière un rocher.

Ses lèvres tremblent fort à présent. Je les vois violettes, ou d’un rose très foncé.

— Voilà, je vous ai tout dit. Ce type, j’ai jamais su qui il était, ou pourquoi il a fait ça. Ce que je sais, par contre, c’est que je devais rien vous dire. Parce que… parce que c’est moi qui vous ai descendus ici. Vous m’auriez tué.

— Ça oui, grogne Michel.

Il hoche le menton dans ma direction.

— Au fil de notre enfermement, j’ai compris que tout avait un rapport avec toi, Jonathan. C’est pas anodin s’il est venu me chercher, moi. Il savait, pour les cambriolages. Il savait que toi et moi, on était liés, en quelque sorte. Tout comme tu es lié à Michel avec la leucémie. C’est toi qu’il veut briser jusqu’à l’os, alors il nous a utilisés, moi et Michel. On est… on est que les objets de sa vengeance.

Je peine à respirer. Un goût d’acide me brûle le fond de la gorge et la langue. Moi, le point culminant de cette vengeance. Ces efforts, ce matériel, cette immense préparation, étalée sur plusieurs années. Et puis, s’arranger pour que tout coïncide juste avec la greffe de Françoise, pour qu’elle et moi, on souffre plus encore.

Moi, Françoise, Claire… Avec, entre nous trois, un homme mort voilà dix-neuf ans…

Un nom, un horrible nom tourne dans ma tête, sans cesse. Parce que c’est logique.

Max Beck.

Mais comment serait-ce Dieu possible ? Comment aurait-il pu seulement survivre à sa chute ? Et ensuite, redescendre de la montagne sans mourir de froid, de soif ? Je l’ai vu tomber dans une crevasse à cinq mille mètres d’altitude, bon sang !

Et pourtant… Nous aussi, on est encore en vie, après plus d’une semaine au fond d’un gouffre. La volonté n’a pas de limites.

Pas loin de céder à la panique, j’essaie de me rappeler les traits du cadavre, la physionomie générale. Crâne chauve… Max avait les cheveux longs… Yeux marron d’après Farid, et Max avait les yeux bleus. Des lentilles ? Tout est flou, si flou. Et tellement loin. Dix-neuf ans en arrière. Dix-neuf ans à m’efforcer d’oublier.

Dix-neuf ans, où Max a pu préparer une longue, une interminable vengeance.

— Farid… Farid, quand tu… nous as ramenés ici, Michel, Pok et moi, tu as parlé d’un premier paquet. Celui que tu as descendu le 19, qui était plus léger. Est-ce que… ça pourrait être une fille de cinquante kilos ?

— Non, non, je ne crois pas. Dans les outils qu’on a descendus, il y avait aussi une… une tronçonneuse, qu’il a jetée dans le puits le 25, en me braquant. Ces jours où je suis resté au chalet, lui, il est venu travailler ici. Monter la tente, enfoncer les pieux, tout préparer… La tronçonneuse, je… je crois que… qu’elle a servi à couper dans la glace. Vous, vous avez pas remarqué mais ça se voit dans le glacier, quand on regarde bien. Parmi toutes les fissures, il y en a de plus régulières, artificielles. Des lignes de coupes faites avec une lame.

Il prend son inspiration, et lâche, dans un souffle fatigué :

— Elles sont juste autour de la tache sombre.

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