48
« L’être humain a une fâcheuse tendance à décrire péjorativement tout ce qu’il ne connaît pas ou tout ce qu’il trouve différent de ce qu’il a l’habitude d’écouter ou de voir. Beaucoup me considèrent comme un conquérant de l’inutile, ou un fou. Je refuse de croire que je suis fou. »
Notes personnelles de Jonathan Touvier, 1985
Je me redresse un peu, j’ai mal au dos. Au-dessus de moi, je distingue cette minuscule fenêtre d’où file un ruban de clarté. J’ai peur. Peur de m’endormir et pourtant, je suis épuisé. Épuisé par ces interrogatoires, par ces gens qui me crient aux oreilles et brandissent leurs poings juste devant mon nez. Ils pensent qu’avec la force et l’intimidation, je vais raconter des faits différents de la réalité. Ils se trompent, ils ne m’auront pas. Ils ignorent l’enfer que j’ai vécu. Ils voudraient tellement que la réalité soit la leur.
En face, la porte s’ouvre brutalement, le bruit résonne à mes oreilles comme une chute de glace. Dans mon coin, je regroupe mes genoux contre mon torse et plisse mon visage. En bougeant ainsi, je me rends compte de ma réaction : je suis un animal au fond d’une cage. Avec le contre-jour, je ne vois qu’une ombre et un petit point rouge qui danse au milieu : une cigarette. Celui qui se présente face à moi est le policier à la moustache, ma bête noire. Il s’appuie contre le mur proche de la porte, tirant sur sa clope avec langueur.
— Ne crois pas que tu vas échapper à la justice en te faisant passer pour fou. Ça ne marchera pas avec moi.
— Je ne suis pas fou. Je vous dis la vérité.
Il jette sa cigarette et me décolle du sol par le revers de mon pull.
— C’est cette vérité-là que je vais devoir raconter à la femme et à la fille du type que tu as dévoré ?
Il me pousse vers l’entrée. Je me baisse et ramasse son mégot, que je maintiens devant moi. Dans un grand souffle de soulagement, je me recule jusqu’au mur.
— Ne jamais rien jeter… Ma mère m’avait donné ce conseil dans ma jeunesse. Avez-vous retrouvé des mégots, dans le blockhaus ?
— Pas dans le blockhaus. Dans la poche de ton blouson. Avec un paquet vide de gauloises.
Je serre les poings en signe de victoire.
— Vous savez que je ne fume pas ?
— On a trouvé des traces de nicotine dans ton sang.
— Oui, oui, c’est vrai. J’ai fumé là-dessous, exceptionnellement. J’ai entendu à la télé qu’avec un mégot on pouvait confondre la personne qui avait fumé, grâce à l’ADN. C’est vrai ?
— C’est vrai.
— J’ai ramassé les mégots que Farid a fumés. Ça devrait vous suffire pour le retrouver. Il était délinquant, il doit être connu de vos services de police. Et si vous remontez jusqu’à lui, vous remonterez jusqu’à Max Beck. Des gens ont vu Beck, des amis à lui qu’il a payés pour qu’ils tabassent mon chien. Vous verrez que je vous dis la vérité.
Les lèvres du policier disparaissent sous sa moustache. Il réfléchit, je l’ai déstabilisé.
— Tu as raison, il me dit. On peut faire des choses extraordinaires de nos jours. Le seul problème, c’est qu’il n’y avait qu’un seul mégot dans la poche intérieure de ton blouson.
— C’est suffisant, non ?
— Oui, bien sûr. On a fait les analyses de salive. Et cet ADN, c’est le tien.