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« Ce qui est excitant, en haute altitude, c’est qu’on doit aller vite. Tu ne peux pas rester longtemps au-dessus de 7 000 mètres. La fourchette est étroite. Cela a un côté “Grand Bleu”, ou plus exactement, c’est une partie d’échecs. Tu rassembles tes forces, tu pousses tes pions. Tu prends la meilleure position possible. Mais tu sais aussi qu’à la moindre erreur ou distraction, que si la montagne te sort un coup imprévu, la partie est perdue. »

Interview de Jean-Christophe Lafaille en 2003,

pour Extérieur, magazine auquel Jonathan Touvier

est resté abonné après sa démission

L’objet de mort que tient Michel luit sous la lumière de la lampe frontale.

— « Qui sera le tueur ? » dit Farid. On dirait que ça prend un sens, non ? Je veux dire : on possède maintenant un revolver, une balle. Ça nous transforme en tueurs potentiels.

J’observe le mort et demeure perplexe, je n’y comprends rien. Aussi loin que remontent mes souvenirs, je n’ai jamais vu cet individu. Je ne connais personne de suffisamment taré pour organiser un stratagème pareil. Depuis que j’ai appris la leucémie de Françoise, je n’existe plus, je ne vis que dans la transparence d’un lit d’hôpital. Farid s’approche du type refroidi, ou du moins de ce qu’il en reste, et lui fourre un gros coup de pied dans le flanc. Puis deux, puis trois… Je me précipite sur lui et le ceinture par-derrière.

— Oh ! Arrête ! Qu’est-ce qui te prend ?

Il se débat encore. Une véritable boule de nerfs. Pok se manifeste en retroussant les babines.

— C’est lui, l’espèce d’enfoiré qui nous a enfermés ici !

— On n’en sait rien. Fiche-lui la paix.

Michel y va de sa réflexion, toujours aussi calme et figé.

— Ce que je ne comprends pas, moi, c’est pourquoi il est tout nu.

Farid pointe la tente, que l’on distingue à peine.

— Fais travailler tes neurones deux, trois minutes. Ce type nous dépose là où personne viendra nous rechercher. Il prend garde à ce que nous ne puissions pas remonter par nous-mêmes en nous enchaînant. Puis il se fout à poil et il jette tout au fond du puits. Tu sais pourquoi ? Parce que ce vicelard, il se doutait qu’on pourrait récupérer ses fringues, ses papiers, qu’est-ce que j’en sais ? Et il veut pas nous les laisser. Même pas son slip, rien. Pervers jusque dans l’au-delà.

Il se tourne vers moi.

— Lis-moi la fin de la lettre deux secondes.

Je sors le papier et le lui tends.

— Tiens…

— Non, lis, toi.

— Tu ne sais pas lire, c’est ça ?

Un silence trop long.

— Je sais lire. Je vois mal de près, c’est tout. Ce con a pensé à tout, sauf à ramener mes lunettes.

Il a une tendance accrue au mensonge, ça ne me plaît pas. Je m’exécute, Farid s’approche.

« Personne ne sait où vous vous trouvez sauf moi, mais je ne pense pas vous être d’un secours quelconque, là où je suis. Et croyez-moi, on ne vous retrouvera jamais. Comprenez bien que vous allez tous mourir. Le tout est de savoir combien de temps vous tiendrez. Et pourquoi. »

Je replie la lettre et la glisse dans ma poche. Farid parle sur un ton agressif :

— Si avec tout ça, c’est pas encore clair pour vous. « Je ne pense pas vous être d’un secours quelconque, là où je suis. » Ça veut bien dire ce que ça veut dire. Il est mort, et il attend qu’on crève aussi.

Je dois admettre la clarté de son raisonnement, il est loin d’être bête, ce môme. La logique indique le suicide, les observations aussi. Une lettre d’instructions, le type reclus au fond de sa tanière pour se donner la mort, et la poudre à canon sur la main droite. J’annonce tout de même :

— Et le deuxième homme ? Celui qui l’a aidé à nous descendre ici. Où est-il ?

Inconsciemment, Michel s’est rapproché de nous. Il a abandonné au sol le revolver et la balle, à un bon mètre, de l’autre côté de la ligne rouge.

— Un deuxième homme ?

— Oui. Je ne pense pas qu’il ait pu agir seul. Pendant mes randonnées touristiques, j’ai déjà porté un ou deux clients qui avaient une cheville foulée. On ne tient pas longtemps, seul, avec un poids mort sur les épaules. Cet homme, on a très bien pu l’amener ici, mort ou vif. Et simuler ensuite un suicide.

Farid porte ses doigts à sa bouche et se rallume une cigarette. Il n’en propose à personne.

— Simuler un suicide, d’accord, d’accord. Au cas où les flics débarqueraient, c’est ça ? Tu m’expliques l’utilité de maquiller un crime en suicide ici ? Il n’y a pas de deuxième homme. D’une manière ou d’une autre, ce mec est parvenu à nous descendre, sûrement par le chemin où Michel l’a trouvé. Et maintenant qu’il est mort, plus personne ne nous sait ici.

Pokhara a échappé à ma vigilance et le renifle, louvoyant autour.

— Pok ! Ici !

Il ne m’obéit pas, c’est inhabituel. Je renouvelle l’ordre, sans succès. Je me précipite, l’attrape par la croupe et lui écrase la gueule au sol. Je le fixe, les yeux dans les yeux, et serre jusqu’à l’entendre couiner.

— Tu vas m’obéir ?

Farid ricane.

— L’appel de la chair, la loi de la viande, nomme ça comme tu veux. Ça surpasse tout ce que tu as pu lui apprendre. Ton animal, il ressemble plus à un loup qu’à un chien. Combien de temps tu crois qu’il va tenir, avec un tel morceau de choix sous le nez ?

Je préfère ne pas y penser. En observant à nouveau le cadavre recroquevillé, mon regard accroche soudain la main gauche. Avec une grimace, je me penche et la soulève.

— Lui aussi, il possédait une alliance, il y a encore la marque d’un anneau. Vous allez croire que je le fais exprès, mais s’il s’était vraiment suicidé, pourquoi il l’aurait enlevée, son alliance ?

Farid ausculte une dernière fois la dépouille, tandis que Michel reste sans réaction. Le jeune presse les mâchoires mortes, démantibulées.

— Tu t’en poses, des questions… Moi, je vois surtout des dents soignées. Enfin, ce qu’il en reste. Des ongles un peu sales, mais vous voyez, c’est bien coupé, au final. Même les pieds. Il se rase le torse, les jambes… Sans doute un sportif. Joli tatouage. Un aigle, c’est la force, non ? Ce gars, il prenait soin de lui.

Il se redresse.

— Jusqu’à ce qu’il se flingue pour une raison qu’il nous reste à découvrir… Et maintenant, on fait quoi ?

Michel descend la fermeture de sa veste-duvet et en sort quelque chose.

— Et si on ouvrait ça ? Il l’avait entre les jambes.

Il tient une grosse enveloppe marron. Je serre les dents.

— Pourquoi vous nous le dites que maintenant ?

— J’ai oublié, c’est tout. Vous croyez que je me retrouve en face d’un macchabée tous les jours ? Je vois des cochons morts, oui, mais les cochons, c’est pas pareil. Des cochons, ça reste des animaux.

Je lui arrache l’enveloppe des mains.

— Essayez de vous rappeler, la prochaine fois.

À mains nues, je tire sur le papier, puis écarte les rebords de l’enveloppe. Si Farid pouvait plonger à l’intérieur, il le ferait. Il est littéralement collé contre moi.

— Alors ?

Je relève des yeux inquiets.

— Des photos. Trois agrandissements, pour être plus précis. J’ai l’impression qu’il y en a un pour chacun d’entre nous.

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