42
« Bouffée délirante aiguë : apparition brutale et momentanée d’épisodes délirants. On distingue les états psychotiques brefs survenant sans causes apparentes et ceux survenant dans des contextes environnementaux marqués. L’intensité des symptômes, ainsi que leur apparition plus ou moins brutale et l’absence d’antécédents médicaux font classiquement évoquer dans la littérature médicale l’image d’un “coup de tonnerre dans un ciel serein”. Cette atteinte est nommée “bouffée” car elle dure en général quelques semaines, et reste inférieure à six mois. »
Dr Patrick Parmentier, psychiatre, s’exprimant devant une commission d’experts lors du procès d’un accusé jugé pour meurtre.
Je me traîne vers Michel et lui attrape les chevilles.
— Tue-moi, je t’en prie. Frappe un grand coup avec la pierre. Pitié !
Je le supplie encore. Il ne bouge pas, je l’entends juste respirer comme une bête, son regard d’acier orienté vers le cadavre de Claire. Tout est ralenti autour de moi. Je déboutonne ma chemise et offre ma poitrine trempée au froid. Je sens déjà les grosses langues d’Obscurité et de Vérité sur ma peau. Qu’elles me dévorent, il est temps à présent pour moi de partir. Je n’ai plus rien à faire sur cette Terre.
Michel se penche sur moi, me rhabille et m’enveloppe avec son blouson. Je ne trouve plus la force de résister.
— Ce n’est pas maintenant que tu dois t’en aller. Il faut gratter jusqu’au bout.
Le seul fil ténu qui me raccroche à l’existence est l’envie de savoir. Savoir si elle a souffert, s’il s’est acharné sur son corps comme il s’escrime à me briser de l’intérieur. Michel, lui, s’est déjà remis à l’ouvrage. Je n’arrive pas à me redresser, tout tourbillonne sous mon crâne. Mon bourreau a décortiqué nos vies. Il a su retrouver le cambrioleur de ma maison, il a su pour Claire, pour Françoise, pour Michel. L’accès à l’ordinateur de ma fille. Ces tournures de phrases, ces petits mots qu’elle seule employait. Il mio eroe. Mon héros…
Allongé, les poings sur la bouche, je regarde Michel se rapprocher du corps de mon enfant avec lenteur, et je pleure tout mon saoul. J’aurais tant aimé me battre jusqu’au bout, ne pas mourir dans le ventre de Vérité pour pouvoir accompagner Françoise vers son dernier souffle. Mais elle non plus, elle n’a pas pu survivre à tant de coups durs. Si la maladie ne l’a pas tuée, alors le désespoir l’aura fait.
On en a fini de creuser. Le corps de mon enfant m’apparaît nettement. Il repose dans une niche de glace. On dirait une princesse endormie, ma Claire. Michel récupère, plié en deux. Je me relève lentement, je n’y arrive pas seul, alors il me tire vers le haut. Je m’accroche à son épaule, à deux on avance dans le creux de glace. Ça craque sous mes semelles, mes yeux ne quittent plus les lèvres de ma fille. Je les surveille, je sais qu’elles vont bouger. Mais rien ne se produit. Délicatement, j’approche mes doigts tremblants de son visage, caresse ses joues froides. Si près d’elle à présent, quelque chose me tracasse, par-delà les larmes aveuglantes. C’est l’étrange aspect synthétique de son regard, comme si… comme si ses yeux étaient bien trop bleus pour une morte. Je me penche vers la niche. Je cherche le tatouage qu’elle s’est fait sur l’épaule gauche il y a un mois environ, un colibri. Vitesse, beauté et liberté.
Je ne le trouve pas. Je ne comprends pas. Me suis-je trompé de côté ? Non, l’autre épaule n’indique rien non plus. Je recule, bute contre les morceaux au sol et tombe sur les fesses.
— Ce… Ce n’est pas ma fille, ce…
Je me relève, mon cœur va exploser dans ma poitrine. J’approche l’index de son œil droit et appuie sur la paupière. Ça fait un bruit de succion, je fronce les sourcils, presse plus fort. Le globe est éjecté, tournoie dans l’air humide et explose à mes pieds. La paupière retombe mollement sur le trou mort. Pas de sang, pas de nerf optique, pas de muscles.
Mes lèvres se mettent à bafouiller.
— C’est… Mon Dieu, c’est…
Je palpe les joues, le front. Mon index s’y enfonce comme dans du beurre. Je lève le bras, il est mou, léger. J’écrase le poignet. Pas d’os. Alors, un long cri rauque sort de ma gorge, je tombe à genoux, les mains jointes sur le présentoir de glace, et me mets à rire sans pouvoir m’arrêter. J’ai mal au ventre, aux tripes, entre deux sursauts de joie je parviens à articuler :
— Ce n’est… pas ma fille… C’est… un moulage !
J’attrape Michel au pantalon, alors qu’il s’avance.
— Ça veut dire… qu’elle est… encore vivante ! Vivante, t’entends ?
Il me pousse sur le côté, se penche, tripote le mannequin dans tous les sens.
— C’est incroyable, il y a même les poils, les sourcils. C’est comme du latex.
— Du latex. Du latex… Claire fait une école de maquillage… C’est là-bas que… que le tueur a récupéré ce…
Dans l’euphorie de mon organisme déréglé, je le vois lever le cadavre, le sortir de sa niche, se reculer avec et le lâcher sur le sol. Un bruit flasque accompagne le choc. Le deuxième œil est éjecté et se loge dans la glace pilée. Michel le ramasse et l’ausculte de près.
— C’est drôlement bien fichu. Un œil de verre.
Je ris de plus belle, j’en ai mal dans le ventre. Michel fracasse l’œil à mes pieds.
— Arrête de rire bêtement, crétin !
C’est devenu incontrôlable, je ris encore plus. Michel me fourre une poignée de glace dans la bouche. Je manque de m’étouffer et roule sur le côté en crachant. Je sens le rire dans mes tripes, il veut revenir. Je retiens mon souffle et me mords la langue. Mon nez s’est remis à pisser le sang. Je m’en fiche. Michel est penché au-dessus du moulage recroquevillé. Il lui arrache les cheveux par touffes, jusqu’à le rendre chauve.
— Rien là. Ça doit bien être quelque part. Un indice, quelque chose. Pourquoi il aurait amené ta fille ici, sinon ?
Il écarte les mâchoires et les arrache. Les dents en résine volent en éclats. Il descend vers le bas du moulage, écarte les jambes l’une de l’autre, âprement, chevauche le mannequin mou à califourchon. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, mes doigts rétractés se lancent vers lui, rentrent à l’intérieur de son masque comme pour lui arracher les yeux.
— Laisse ma fille !
Il hurle de surprise et de douleur, mes ongles labourent sa chair, je m’abats sur lui et le mords dans le dos. Il se cabre, l’arrière de son crâne voltige contre mon front, le choc m’assomme presque mais je ne lâche pas. Il se lève, je suis accroché dans son dos, mes pieds autour de ses mollets. Il recule vers le glacier et me fracasse contre la paroi. Je lâche tout, chute. Michel abat ses deux poings sur ma poitrine avec furie. Une grosse vague d’air enfle mes poumons. Je respire, m’enivre d’oxygène tandis qu’on m’agrippe les cheveux et qu’on me traîne vers l’arrière. Michel écrase mon nez dans l’entrecuisse de ma fille. Puis il enroule mon cou avec ma propre chaîne.
— Et maintenant, il va falloir que tu m’expliques ça.
Il tire ma tête vers l’arrière. J’ai l’impression que mes propres globes oculaires vont sortir de leurs orbites.
Inscrits juste au-dessus du sexe, trois mots et une phrase.
« Voleur.
Menteur.
Tueur.
Des lettres, des chiffres. Et le cadenas s’ouvre… »