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« Je regardais vers le bas, mais je n’avais pas envie de descendre, maman. Pour parvenir jusqu’ici, il m’a fallu trop d’efforts, de nuits sans sommeil. Trop de rêves aussi. Je ne pouvais plus revenir en arrière. Pourtant, je savais mieux que quiconque que tu avais besoin de moi, et que j’aurais dû parler à papa au lieu de me sauver. Mais parler de quoi, maman ? Pendant plus de quinze ans, nous n’avons jamais parlé. Il a préféré frapper, pour chasser cette “maladie”, comme il disait si bien. Redescendre d’où j’étais, à ce moment-là, c’était comme me saigner à blanc, me condamner à affronter ce que j’ai toujours cherché à fuir : le vide de son regard. »

Lettre de Jonathan Touvier à sa mère, il y a longtemps

D’ordinaire, quand un orchestre militaire traverse les rues d’une ville le 11 novembre, on entend d’abord le roulement lointain, presque suggéré des tambours, qui éveille notre attention. Puis arrive la rumeur des trompettes, des cors, des trombones. Les vents, comme on dit, qui nous font penser : « Tiens, c’est vrai, c’est le 11 novembre, il y a le défilé. » Alors, calmement, on enfile nos pardessus et on se présente sur le perron, afin de profiter pleinement du divertissement. Tout va bien, le défilé passe, c’est terminé, on rentre et la vie reprend, comme si de rien n’était.

La coulante, c’est différent. Elle ne prévient pas.

Le festival des réjouissances a commencé avec Michel. Les trompettes ont résonné brusquement alors qu’il revenait avec une casserole de glace pilée. Je l’ai vu se figer, serrer les fesses et baisser son pantalon aussi vite que Lucky Luke tirait sur son ombre. Il n’a même pas cherché à se décaler, à s’enfouir dans l’obscurité. Non, c’était là, flagrant et démonstratif, en franche lumière et en pleine gloire. Un spectacle d’apocalypse : l’homme au masque de fer, en position assise, fesses à dix centimètres au-dessus du sol. Si j’avais eu un appareil photo…

Quelque chose d’effroyable et de douloureux est alors remonté du fin fond de mon ventre : une énorme boule de rire. Je me souviens de m’être plié en deux, incapable même de respirer tant je riais. Farid, malgré sa fièvre alarmante, s’est traîné à l’entrée pour se joindre au son et lumière. Pour la première fois depuis longtemps il s’est dressé, a imité Michel, et nos rires se sont entraînés si fort que j’ai failli mourir étouffé. Le jeune beur, lui, s’est vraiment étouffé, ça m’a fait peur.

Puis mon tour est venu. Mes yeux ont immédiatement perdu leurs larmes de bonheur. Dans la panique, j’ai piqué un sprint en direction d’un endroit où nous n’allons jamais. Ce salopard de Michel, en meilleure forme à présent, a alors orienté la lampe dans ma direction.

— Fichez-moi la paix ! C’est intime, bon sang !

— Que le spectacle commence, ils ont répondu en chœur.

J’ai tenté de me cacher au mieux, mais le faisceau me traquait. Pour finir, je me suis appuyé contre un rocher, la tête entre les épaules, le pantalon au bas des jambes, et j’ai soufflé, longtemps. Et on a ri, encore. C’est le plus grand moment de complicité qu’on ait jamais partagé.

Une bouteille de gaz s’est alors présentée dans l’alignement de mon regard, devant la tente, renversée et détachée du tuyau en vinyle. Une autre la remplaçait déjà, Michel avait dû la changer tandis que je me vidangeais.

L’avant-dernière bouteille de notre stock.

Cette sordide image m’a rappelé abruptement qu’aujourd’hui je venais sans doute de rire pour la dernière fois de ma vie.

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