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« Certains inconditionnels de Freud veulent voir dans la souffrance de l’alpiniste un conflit entre ses pulsions de mort et ses pulsions sexuelles. Pour eux, voir un jeune s’entraîner jour après jour à des dizaines de tractions sur les petits doigts ne serait dû qu’à un “cuirassage névrotique et temporaire devant un œdipe non résolu”. J’emmerde les névroses et j’emmerde Freud. Je préfère voir chez l’alpiniste l’aventurier moderne, avec ses qualités, ses défauts, son rejet des contraintes, sa recherche d’absolu, sa pudeur de sentiments et son courage physique. Un homme qui, en définitive, ne demande qu’à être un homme. »

Notes personnelles de Jonathan Touvier

Sans plus réfléchir, je me jette à nouveau sur Michel, réussis à lui agripper l’arrière de la veste.

— Lâche-moi !

Il me colle un coup de crosse. Je m’effondre, les mains sur le crâne.

— Ne sois pas si sauvage, l’ami… Je ne le fais pas de gaieté de cœur.

À quatre pattes, je crie avec mes tripes. Ma voix craque, mes cordes vocales me brûlent et la peau de mon poignet rougit dans le cerceau de ma chaîne. Je supplie Pok, le conjure de revenir. Sans gêne ni honte, Michel demande à Farid comment on vise, et le jeune lui explique. Je n’envisage même pas la suite. Je tue Farid du regard. Voilà, la machine est en marche. Je m’assieds, à bout de forces, et observe ces ombres sur la caverne, impuissant.

D’abord massive, trapue, la silhouette de Michel s’étire à mesure qu’il s’enfonce dans la grotte. Elle me fait penser à une mante religieuse, avec ses membres supérieurs repliés, ses longues pattes inférieures. J’ai envie de détourner les yeux et, pourtant, je ne bouge pas. Je veux accompagner mon chien jusqu’au bout. Assister au cauchemar de sa mise à mort.

Dans les instants qui suivent, je vois deux ombres s’affronter, se mélanger. Un coup de feu ébranle alors le gouffre. On dirait une boule de son qui vient fouetter les oreilles et part se fracasser contre le glacier. L’onde a traversé la cavité en une fraction de seconde. Des éboulements retentissent, des stalactites s’effondrent tout autour de nous. En criant, Farid court se réfugier dans la tente, tandis que je m’allonge au sol, les bras en croix. Je ferme les yeux.

Des fragments de glace et de calcaire me fouettent les joues. J’espère qu’un gros bloc va m’écraser le cœur. Mais rien ne me transperce.

D’un coup, Michel hurle. Soudain droit devant, il arrache la bouteille d’acétylène du sol et fonce dans notre direction en courant. Le casque traîne derrière, relié par le tuyau, bute, roule. La flamme s’éteint. Il me semble avoir vu, très succinctement, la silhouette de Pok se dessiner dans l’entrée de la grotte. J’ai le temps de me dire : « Pok est encore en vie. »

Michel me double sans se retourner et s’oriente vers la tente en catastrophe. Je ramasse le réchaud, la recharge de propane et le talonne. Des stalactites de toutes tailles ont explosé çà et là. Droit devant moi, l’homme au masque de fer chute lourdement au contact d’une sardine en métal, la bouteille d’acétylène s’écrase au sol, le gaz liquide grésille. Les mains vides, Michel se relève, titubant, haletant, et se traîne jusque sous la tente, épargnée par les chutes de glace. Il a ôté un gant à moitié arraché. Sa main pisse le sang entre le pouce et l’index, la chair est profondément entaillée. Il gémit. Très vite, il prend une poignée de glace devant l’entrée, la fourre dans la casserole et plonge sa main à l’intérieur.

— Je crois que… que je l’ai touché.

— Touché où ? dit Farid.

Au fond de moi-même, je suis tiraillé. Pok, vivant… Pok, blessé… Pok, traumatisé…

— Je n’en sais rien. À une patte, je crois, mais ce n’est même pas certain. Au moment où j’ai voulu tirer, il m’a sauté dessus. Un bond comme j’en avais jamais vu.

Il se met à grogner sur Farid.

— Remonte la fermeture !

Farid s’exécute et vient s’accroupir au milieu de la tente, en colère.

— C’était quand même pas difficile de le descendre !

— J’ai jamais tenu un flingue, tu peux comprendre ça ? Et avec des doigts en moins, t’as déjà essayé ?

Il fracasse l’arme sur le côté.

— Tiens, récupère-le, ton maudit flingue !

Il se tourne vers moi.

— Ton chien, il avait la gueule en sang et n’avait plus rien d’un chien. Il se régalait de la carcasse.

Il sort son poing de la glace dans une rage folle, et le plonge dans une serviette en éponge. Elle s’empourpre rapidement.

— C’est bien ouvert, faut recoudre. On a du matos. L’aiguille de la seringue, la bouteille de vodka, et… j’ai encore du fil de nylon, dans ma poche. Farid, donne tout ça à Jonathan, il va s’en charger.

J’hésite, il le remarque, me jauge longuement.

— Tu ne veux pas recoudre, Jonathan ?

Farid étale le matériel devant moi, mais je ne réagis pas. Je finis par me lever et pars m’asseoir dans un coin. Michel me fixe sans bouger.

— Ça, ce n’est pas sympa, Jonathan. Et ça va se payer.

Il hoche la tête vers Farid.

— Vas-y, toi. Et fais vite.

Farid ne proteste pas. Il s’empare du « matériel de chirurgie ». L’aiguille ne possède pas de chas, il met cinq minutes à passer le fil dans le trou qui sert d’ordinaire à injecter du liquide. Michel verse de l’alcool d’abord dans sa gorge, puis sur sa plaie. Il grogne et pince sa peau de façon à rapprocher les deux lèvres de chair. L’entaille est jolie, Pok s’en est donné à cœur joie.

— Allez, ordonne Michel. Taille dans le tas.

Dents serrées, Farid tente de s’appliquer au mieux. À voir cette plaie, cette façon artisanale de recoudre, il me semble être revenu des années en arrière, quand Pok m’avait agressé de la même façon dans le blockhaus. Tout le corps de Michel s’arc-boute au premier passage de l’aiguille, ensuite ça va un peu mieux pour les suivants. C’est un solide, ce type.

Terminé. Quatre points de suture presque parallèles, Farid s’est bien débrouillé. Michel éponge avec la serviette. La couture n’est pas très régulière, ni esthétique, mais elle a le mérite de ne plus saigner. Farid nettoie encore avec de l’alcool, il semble assez fier de son travail et se remet à tousser.

— Et maintenant, on fait quoi ?

Alors que Michel fixe sa plaie, je sors et récupère la bouteille d’acétylène sur le côté de la tente. Je la ramène à l’entrée, dans la lueur du réchaud, pour observer le système d’allumage du casque. Le bec, le briquet, le réflecteur, le tuyau, tout semble intact, hormis un écrou qui agit sur la sortie de gaz, fendillé et désaxé à cause des chocs. Je le remets bien en place en serrant. Il aurait fallu peu de chose pour qu’il cède et…

Je tourne la pierre, la flamme jaillit et me rassure. Je m’éloigne seul avec le système d’éclairage. Proche de la ligne rouge, j’appelle à nouveau mon animal. Le silence… Puis les grognements, au fond de la caverne, mêlés à des cris plus aigus.

— Pok ? Allez, Pok, viens !

Ma lampe tremblote, atteint à peine les bords de la galerie. Je plisse soudain les yeux. Pok se tient à l’entrée, la gueule rouge sang. Il boitille par l’arrière. Les grognements ne cessent plus. Il m’en veut, va, vient, sans me lâcher du regard. Je claque des mains contre mes cuisses. Mon animal se fend d’un long hurlement. Je vois la vapeur sortir de ses mâchoires ouvertes. Cette image est épouvantable : un loup hurlant sous des stalactites glacées.

L’instant d’après, il détale dans le goulot sombre. Autour, le courant d’air enfle, le puits se met à chanter. Je plaque mes mains ouvertes sur mes oreilles.

C’en est fini, Pok n’est plus Pok. Il est cette chose combattue en Lorraine.

Un monstre capable d’attaquer et de tuer.

Là, maintenant, j’aurais préféré cent fois qu’il soit mort. Que Michel n’ait jamais raté son coup. Je retourne à la tente en marche arrière, les bras ballants, avec le dernier espoir qu’il revienne se glisser entre mes jambes et renifler au creux de mes mains. Je pénètre dans notre abri en baissant la fermeture, par sécurité, puis considère Michel avec un air de reproche.

— Tu as fait pire que mieux. On n’a plus de balle, on ne peut plus accéder au gaz et mon chien n’est plus mon chien. Et maintenant, que proposes-tu d’autre pour nous enfoncer plus encore ?

Il relève sa face de boulons.

— Qu’on le tue à mains nues.

Ce type n’abandonne jamais, il ira au bout de son délire. Je ne sais plus quoi penser, je suis perdu, je réfléchis mal. Farid s’est accroupi auprès du coffre, se donnant l’illusion de faire quelque chose, d’être utile. Mais utile à quoi ? Mille cent vingt-deux, mille cent vingt-trois, mille cent vingt-quatre…

— Qu’on le tue à mains nues ? Et tu m’expliques comment on l’éjecte de sa caverne luxueuse ?

Michel saisit de la pierre tranchante, pousse son duvet et se met à fendre le tapis de mousse d’un dessin. La caverne d’un côté, la tente au milieu, le glacier à l’autre extrémité.

— Il possède peut-être la nourriture, mais pas l’eau. Là, il est en train de se faire une orgie, mais il va rapidement se rendre compte que manger de la bonne viande naturellement salée, ça donne soif. Si on peut tenir sans manger, on ne peut pas tenir sans boire.

Farid hausse les épaules :

— Et toute la glace que t’as amenée là-bas ?

— Il ne pourra rien en faire. On peut crever de soif sur une étendue de neige. Si on n’a rien pour faire fondre, on meurt. C’est aussi simple que ça.

De sa main valide, Michel s’empresse de tracer une croix entre la paroi gauche et l’avant de la tente.

— À cet endroit-là, au point de chute de la stalactite, il y a une légère dépression dans le sol. De quoi créer une belle flaque d’eau. Je vous explique le plan. On fait fondre trois ou quatre casseroles de glace, suffisamment pour créer une surface liquide, et on place la lampe juste à côté, de manière à créer un reflet pour que le chien le voie depuis sa galerie. Nous, on se planque sous la tente et on attend qu’il vienne boire. Et là, en profitant de l’obscurité, on bondit et on le tue.

C’est ignoble. J’imagine des lionnes affamées, amaigries, cachées dans la savane, qui patientent auprès des points d’eau dans l’espoir que des antilopes viennent s’abreuver. Farid renfile ses gants dans des gestes nerveux.

— Et à supposer que ça marche, on le tue comment ? Ce chien, il est traumatisé, et presque aussi lourd que moi. Et t’as vu ses crocs ?

Michel soulève mon entrave devant lui.

— Avec ça. Moi, je suis blessé, alors je l’occupe par-devant, j’attire son attention. Vous, vous passez sur les côtés ou par-derrière. L’un d’entre vous essaie de l’étrangler, et l’autre tabasse avec la chaîne partout où il peut. Si on se met à trois sur son dos, on l’aura sans trop de dégâts. Juste quelques morsures, au pire. Comme t’as pu constater, je n’en suis pas mort.

Je me lève, les larmes aux yeux. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, je n’ai jamais ressenti tant de peur qu’aujourd’hui. Cette frayeur du néant, de n’être plus qu’une date sur une plaque de marbre, est si palpable à présent. J’ai la nausée. Avec Françoise, on n’a jamais vu la situation dans ce sens-là. Moi, parti avant elle, je veux dire. Je n’arrive pas à imaginer les gravures sur notre caveau : Jonathan Touvier, 1960-2010 et Françoise Touvier, 1963-. Mon cerveau s’est trop habitué à l’inverse. J’ai envie de chialer et, si je ne me décide pas à agir, à continuer à vivre coûte que coûte, je crois que je vais m’endormir et ne plus jamais me réveiller.

Alors, retenant mon souffle, je me lève et lâche :

— D’accord. On fait ce qu’a dit Michel, on s’active et on prépare le piège.

Je fixe Farid dans les yeux.

— Mais Pok, c’est moi qui l’affronterai. Et je le tuerai.

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