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« Ensuite les tables furent couvertes de viandes : antilopes avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d’assa foetida. »

Gustave Flaubert, Salammbô (1862)

Jour cinq. Je ne sais plus vraiment, tout s’embrouille. Je me rappelle être redescendu chercher deux fois de l’eau dans la flaque, avoir compté les bâtons sur le tapis de mousse, et ils étaient cinq. IIII.

L’interminable attente… Les phases d’endormissement et de réveil successives. Allongé sur la corniche, je considère avec effroi la paume de ma main : une entaille superficielle la traverse de la base de l’auriculaire à celle du pouce. La pierre, à mes côtés, présente un filet rouge de sang sur sa tranche, mon sang. Mes vêtements sont tachés de gouttes éparses. Je ne me souviens de rien. Qu’est-ce que cela signifie ? Je prends la pierre, la serre, l’approche de ma paume. Je n’ai aucun souvenir de ce geste. Ai-je essayé de me trancher les veines ? Je ne sais plus. Plus… Plus…

Je roule sur le côté, traversé de douleurs. Je regrette de m’être endormi, peut-être Pok est-il déjà venu. Là-bas, comme perdue au milieu d’une plaine maléfique, notre tente se dresse dans l’ombre. Seules percent, dans ces hurlements prégnants du vent, les longues quintes de toux de Farid et les grognements incohérents de Michel. Très brièvement, je pense « ils vivent encore », et ça me rassure. Je n’ose pas m’imaginer seul ici, sans gaz, sans lumière, à attendre patiemment ma mort. Si cela devait arriver, je trouverais un moyen. Un moyen d’abréger… Avec cette pierre tranchante, ou grâce au puits, par exemple. Me laisser tomber dans sa grande bouche lugubre.

Cinq jours… Je crois, non, je suis sûr qu’après-demain, on greffe Françoise dans une unité de haute technologie à Grenoble. Les meilleurs spécialistes se tiendront à ses côtés. Avec la chimiothérapie et la radiothérapie, on lui a détruit toute sa moelle osseuse, on l’a rendue vulnérable, sans défense. À l’heure qu’il est, son donneur, son sauveur, doit se trouver à l’hôpital, lui aussi, pour le don de moelle. Si tout se passe bien, trois ou quatre semaines après la greffe, Françoise pourra vivre, courir et manger de nouveau de la glace à la pistache. Je lui offrirai toute la Häagen-Dazs du monde. Un Everest de Häagen-Dazs. Et nous irons loin, loin d’ici, tous les trois, avec Claire. Parce que Claire va bien, je le sais.

La pierre tranchante serrée à la manière d’un couteau, je reprends lentement ma position couchée et essaie, cette fois, de rester éveillé. C’est si difficile. Ma vue se brouille, sans cesse, mes pupilles n’accommodent plus, les reliefs dansent autour de moi. Je récite, tout bas, ma liste des plus hauts sommets par continent :

— Afrique : Kilimandjaro, mont Kenya, Ruwenzori. Asie : Everest, K2, Kangchen… Kangchenjunga. Antarctique : mont Vinson, mont Erebus…

Et je recommence.

Bien plus tard, un signal se réveille au fond de ma tête.

Un cliquetis d’ongles, en bas, le long de la paroi.

La bête sauvage a soif.

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