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« C’est peut-être cela l’objet de l’escalade : si quelque chose se passe mal, ce sera un combat vital. Les mieux entraînés survivront ; pour les autres, la nature réclamera son dû. »

Moments de doute (1986), de David Roberts

Nous sommes tous trois agglutinés dans le même mètre carré, au bord de la ligne rouge. L’arme est au sol, de l’autre côté, inaccessible pour Farid et moi. J’ai demandé à Michel de placer la lampe au centre de notre cercle de vie. Je sors les agrandissements de l’enveloppe, du 20 x 30. La première photo ne me dit rien du tout, mais touche Michel en plein cœur. Brusquement, sa poitrine tressaute, il porte une main sur son masque. Depuis le début, je le sens à la limite, mais cette fois, nul doute qu’il craque. Il s’en retourne dans un coin, la photo plaquée contre le torse, et se renfrogne. Farid hausse les épaules, l’air goguenard.

J’ai peur d’affronter le deuxième cliché. Je saisis du bout des doigts le rectangle de papier glacé. Tout s’assombrit autour lorsque je vois ce qu’il représente. L’émotion me submerge, je lâche l’enveloppe, recule, abasourdi, anéanti. Les larmes me prennent aux tripes mais je ne chiale pas. Pas devant eux.

L’image, entre mes moufles, représente une photo récente de ma fille Claire. Prise devant une boutique décorée pour Noël, dans une rue d’Annecy. Derrière la photo est inscrit : « Devine ce que je lui ai fait. »

Je porte les mains à mon crâne. Non, ce n’est pas possible. Avec Claire, on a encore discuté par mails, il y a quelques jours. Elle me parlait de la Turquie, de sa formation à l’école de cinéma… Elle disait que… que tout se passait bien, et qu’elle me donnerait d’autres nouvelles bientôt.

Tout tourne soudain autour de moi. Je réalise que, depuis le début peut-être, quelqu’un d’autre a utilisé son ordinateur. Quelqu’un qui s’est joué de moi, qui a tissé sa toile, peu à peu. Il a dû falloir tellement de préparation, de motivation pour mettre au point un stratagème pareil. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Au bord des larmes, je me précipite vers Farid.

— Et toi ?

Au fond de moi-même, là, maintenant, je souhaite que lui aussi souffre, qu’il partage ma douleur. Je veux comprendre pourquoi ils sont là, tous les deux. Je veux sortir d’ici et retrouver ma famille. Farid lâche sa photo, elle tombe sur l’enveloppe. Je la ramasse, les doigts tremblants. La scène montre l’intérieur d’un coffre ouvert de fourgonnette. On distingue une couverture bleue posée sur une forme volumineuse, ainsi qu’une grosse tronçonneuse. Cette forme, on dirait une silhouette. Farid serre les lèvres.

— J’ai rien à voir avec cette photo. Elle me concerne pas, reprends-la.

Je me jette sur lui et lui serre la gorge. Nos corps roulent au sol.

— Qu’est-ce que tu as fait ! Qui est sous la couverture ?

Farid se débat, il n’arrive plus à parler. Deux mains puissantes me décollent de terre et me propulsent sur le côté. Michel est penché au-dessus de moi.

— Arrêtez de faire ça. C’est pas bien.

Je me redresse, un peu sonné. Michel a une force titanesque. En courant, je m’éloigne et m’adresse à la cheminée, juste au-dessus.

— Qu’attends-tu de nous, salopard ! Laisse-nous sortir !

Je tourne en rond, les mains au crâne. Des images m’assaillent, dans ma tête j’entends Claire hurler, j’imagine sa frayeur face à un kidnappeur, un type qui aurait un bas sur la tête et qui la maltraiterait. Où est-elle ? Est-elle encore en vie ? Et si on l’avait enfermée dans un autre gouffre ? Si on lui avait fait mal ? Je pense aussi à ma femme, à sa détresse. Tout s’embrouille, je ne vois plus très clair et retourne vers Farid. Par chance pour lui, Michel fait barrage. Je pointe le beur d’un doigt menaçant.

— Dis-moi qui est sous la couverture ! Pourquoi il y a une tronçonneuse ? Qu’est-ce que t’as fait à ma fille ?

— Rien du tout. T’es complètement taré.

Hors de moi, je me recule et ramasse la photo de Michel. Elle représente une boutique, une petite bijouterie, je crois. Un homme et une femme en sortent. L’homme a la corpulence de Michel. Un grand brun, aux yeux noirs, au visage anguleux. Une inscription identique à la mienne se trouve au dos du cliché. « Devine ce que je lui ai fait. » Michel reste droit, ses deux poings se serrent alors. D’un coup, il franchit la ligne, va s’emparer du flingue, met la balle dans le barillet, passe à nouveau la frontière et court vers le cadavre. Il tend le canon dans sa direction et tire. Une fois, deux fois. Le coup ne part pas, le barillet tourne. Farid se jette sur lui et lui écrase le poignet contre le sol.

— Arrête ! Arrête ! Tu vas gâcher notre seule balle !

Les doigts lâchent l’arme, Michel reste là, à quatre pattes, immobile et haletant. D’un geste vif, Farid récupère le revolver et se relève. Il me fixe longuement, le flingue entre les mains. Je le défie du regard.

— Quoi, tu veux tirer ?

Il secoue au final la tête, ouvre le barillet et en extrait la balle, qu’il met dans sa poche.

— Faut te calmer, d’accord, l’ami ? Je sais que c’est dur. Mais c’est dur pour tout le monde.

Il a glissé l’arme à l’arrière de son pantalon et il souffle encore dans ses mains en grimaçant. Dans la lumière, Michel revient enfin vers moi, s’agenouille et pose les trois photos au sol, l’une à côté de l’autre. Son masque semble me fixer dans les yeux.

— Votre fille, c’est ça ? il me demande.

J’acquiesce en silence, les mâchoires serrées. Farid a fini par se rapprocher. Michel désigne sa photo et se met à expliquer :

— C’est moi et ma femme, Émilie…

Ces deux individus, je ne les ai jamais vus, je ne les connais pas. Farid s’avance encore un peu et ne réagit pas non plus. Michel pointe son doigt sur la femme.

— Elle voulait me faire plaisir avant l’heure, pour mon anniversaire. Elle fait toujours ça, elle n’a jamais su attendre. Son cadeau, c’était un bijou, un C en or, avec deux améthystes à chaque extrémité. C, comme Cédric, notre fils unique. Il… Il est décédé il y a trois ans. Une fichue maladie…

Il y a un silence qui nous fait mal, à tous.

— Le bijou qu’elle m’a offert a été fabriqué par un artisan à cette seule occasion. Et… je me rappelle, il était numéroté à l’arrière en tout petit.

Mon cœur s’accélère.

— Numéroté ? Laissez-moi deviner : six chiffres comme le cadenas du coffre ?

— Bien possible. Mais je serais incapable de vous dire lesquels. Je n’ai pas fait attention.

Je serre les mâchoires.

— C’est pour ça que notre bourreau a pris votre montre.

Il porte ses mains à son casque.

— Ce n’était pas une montre. C’était une boucle d’oreille.

Farid se met à faire des allers et retours en grognant et insultant le cadavre. J’ausculte ce fichu casque. Les oreilles sont inaccessibles, dissimulées derrière d’épaisses plaques de métal. Michel se tourne vers le macchabée et le pointe du doigt.

— Il a peut-être récupéré le numéro du bijou pour en faire le code de son cadenas. Il nous a suivis, ma femme, moi. Je ne sais pas pourquoi il nous fait ça, pourquoi il joue avec nous de cette façon. Ça n’a aucun sens.

Il m’agrippe par le col.

— Qu’est-ce qu’il a fait à ma femme ?

Il se laisse choir, les deux mains au sol, puis regarde la troisième photo, celle du coffre ouvert. Il se tourne ensuite vers Farid.

— C’est toi qui dois parler maintenant.

Farid, sur la défensive, fait craquer ses doigts.

— Ouais, je connais cette fourgonnette, et alors ? C’est celle de mon frère, que je vois à tout casser une fois par mois. La tronçonneuse, elle est à lui, il coupe des arbres avec. Il habite la campagne, mon frère. Et le truc sous les couvertures, c’est sûrement un animal, mon frère est chasseur. Un sanglier, peut-être.

— Ça n’a pas la forme d’un sanglier, mais plutôt celle d’un corps humain.

— Tu dis ça parce que tu veux à tout prix que ce soit un corps humain… Pourquoi cette photo m’est adressée, j’en sais strictement rien. T’es content ? T’es plus avancé ?

— Il est chasseur ? je demande. Où ça ? Et que chasse-t-il ?

— J’en sais rien. Fous-moi la paix.

— Tu mens. Je sais que tu mens.

Farid tapote sur sa tempe.

— Rien à foutre que tu me croies ou pas.

— J’ai remarqué avec quel intérêt t’as observé le mort, quand Michel l’a ramené. Comme si tu t’attendais à quelqu’un de particulier.

— Et t’as pas fait pareil, toi ? C’est normal non ? La première chose que…

Après s’être redressé, Michel intervient :

— Bon, arrêtez ! Vous voyez bien que ça ne sert à rien de s’engueuler ? Faut juste dire la vérité si on veut s’en sortir. C’est si compliqué ?

— Dans ce cas, allons-y, dit Farid en me fixant, disons la vérité. Celui qui nous a fait ça, il a l’air de bien nous connaître, tous les trois. On dirait qu’il s’attaque aussi aux membres de notre famille, par l’intermédiaire des photos. Mon frère, ta fille, ta femme… Toi, l’alpiniste, t’es le seul d’entre nous à faire de l’escalade, à connaître cet environnement maudit. La tente, et tout. Tout ça, j’ai l’impression que c’est ta faute. T’aurais pas fait du mal à quelqu’un ? C’est quoi ta vie, au juste ?

— Ma vie n’a rien d’extraordinaire. Voilà presque dix-huit ans que je suis marié avec Françoise. Elle travaille à l’hôpital d’Annecy depuis tout ce temps. J’ai une famille tranquille, une existence transparente, et je n’ai fait de mal à personne. Moi aussi, je n’arrête pas de me demander quel genre de malade aurait pu faire une chose pareille, qu’est-ce que tu crois ?

Michel finit par nous abandonner, la photo contre lui. Très vite, sa silhouette s’évanouit dans les profondeurs. Après le zip de la fermeture Éclair, nous entendons de petits gloussements. Des pleurs.

Farid s’apprête à le rejoindre, mais je l’attrape par la manche du blouson.

— Fous-lui la paix. Je crois qu’il a besoin d’être seul.

Le beur resserre les lacets de sa capuche autour de sa tête.

— T’as raison. On en a tous besoin. (Un silence.) Tu t’es pas trompé, je sais pas lire. J’ai un truc, ça s’appelle l’alexie. Une case de mon cerveau qui tourne pas rond. Dans mon cas, c’est congénital. C’est comme avoir les yeux bleus alors qu’on est arabe, on n’y peut rien. Quand on a cette maladie et qu’en plus on est « étranger », ça aide pas beaucoup pour bien démarrer dans la vie, tu sais ? Voilà, t’es content maintenant ?

Il part vers l’origine de sa chaîne. Je reste là, avec la lampe, qui révèle l’âpreté de notre environnement. J’ignore ce qui va se passer, j’ignore jusqu’à quelles limites on veut nous pousser, mais je vivrai. Je vivrai aussi longtemps que mon organisme me le permettra. Je veux trouver celui qui menace ma famille et joue avec nos vies. Je veux comprendre.

Je roule ma photo, la glisse dans mon blouson, me retourne et cherche Pok. Je m’en doutais… Il traîne autour du cadavre, à l’affût. Je fonce sur lui et le saisis fermement par la fourrure. Il émet un grognement et marque une résistance. J’ai déjà été témoin, par le passé, de tels signes agressifs dans son comportement. Je la joue ferme, nos yeux se rencontrent et, très vite, Pok revêt de nouveau sa carapace de gros nounours. Il me lèche affectueusement la bouche. Un peu de tiédeur, ça me fait beaucoup de bien.

Mais j’ai vu, dans son regard. Et cet éclair froid me fait peur.

En m’éloignant, je me tourne une dernière fois vers le tas de chair morte, dubitatif. Doit-on le balancer dans le gouffre, essayer de l’enterrer au pied du glacier ? Ou alors, comme Farid, le rouer de coups pour les horreurs qu’il va nous contraindre à vivre ?

Pok, lui, ne se pose pas tant de questions. Je ne lui laisse pas deux jours avant qu’il retrouve ses instincts de chasseur, et se mette à le dévorer.

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