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« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. »

Pascal, Pensées (1670). L’une des toutes dernières lectures philosophiques de Jonathan Touvier, janvier 2010

Je suis seul, depuis longtemps. Une infirmière m’apporte à manger, je me jette sur la nourriture sans utiliser les couverts. J’engouffre les pommes de terre et les morceaux de poulet dans ma bouche.

Un autre docteur me fait sortir du lit et marcher dans la chambre. Je m’attarde près du radiateur, je ferme les yeux et reste là, sans bouger. On me pèse. Soixante et un kilos, j’en ai perdu neuf. On me rase la barbe, me coupe les cheveux et les ongles, me passe des pommades sur les membres, les extrémités, on m’injecte des substances dont j’ignore les effets. Je me plains des genoux, des reins. Je pose des dizaines de questions, on me répond : « Plus tard, plus tard. » On note des trucs sur des machins, injecte des produits dans mon cathéter. Puis on m’amène à manger, encore. Cette fois, j’utilise les couverts, ils sont en plastique ici aussi. Je m’allonge et regarde la télé, ma main droite tourne devant mon regard vide. Parfois, au niveau de ma porte, je vois des ombres, perçois des chuchotements. Je ne me sens pas tout à fait moi-même, je n’arrive pas à réfléchir, à analyser la situation. J’ai peur de m’endormir et de me réveiller dans le gouffre. J’ai la frousse que le monstre aux pattes en forme de spatules revienne me hanter.

Bien plus tard, on m’enlève enfin la perfusion. Alors, mon organisme retrouve sa force. À nouveau, mon cerveau fonctionne à vitesse normale. Les milliards de questions reviennent, les interrogations. Le masque de Michel oscille devant moi, je sens son haleine contre ma nuque et j’entends la hache siffler dans l’air. Le bruit d’os broyés me torture. Je me couche en gémissant, les mains sur les tempes.

Je suis debout, je vais et viens. Je regarde par la fenêtre. Dehors, il neige, de gros flocons viennent s’écraser sur la vitre. Un flic rôde devant ma porte et m’empêche de sortir. J’ai beau grogner, appeler, il ne décroche pas une syllabe. Je n’ai qu’une envie : quitter cet hôpital avec ma fille et aller retrouver Françoise. Elle souhaitait être incinérée, et s’envoler pour toujours dans l’espace, au-dessus d’un grand ravin. Je veux exaucer son ultime vœu. Après seulement, je chercherai à comprendre.

Le psychiatre et deux autres policiers en tenue arrivent enfin. Leurs visages sont sombres, les lèvres de l’un d’eux disparaissent derrière une épaisse moustache noire. Il me fait penser à un bûcheron. Ce doit être le chef.

— Vous allez bien ? me demande Parmentier.

Je suis assis sur mon lit, mes pieds nus et craquelés touchent le sol.

— Ça fait au moins deux jours que je moisis ici. On m’empêche de voir ma fille, on ne répond pas à mes questions, on me met des saloperies dans le sang. Je ne sais même pas dans quelle fichue ville je me trouve ! Qu’est-ce qui se passe ?

— Ça fait trois jours, plutôt, que vous êtes ici. Vous dormez énormément, jusqu’à seize heures sur vingt-quatre, d’un sommeil naturel. Comme si vous végétiez…

Seize heures… J’avais l’impression de ne dormir que par intermittence. Le médecin va vers la fenêtre, les mains dans le dos, puis revient vers moi.

— Vous sortez d’une épreuve difficile, nous vous avons laissé récupérer. Aujourd’hui, vous êtes prêt pour que nous éclaircissions toute cette histoire. Quant à la ville dans laquelle vous vous trouvez… Il s’agit de Metz.

— Metz ?

— Et pour tout vous dire, vous ne vous trouvez pas dans un hôpital de traumatologie, mais dans l’établissement psychiatrique du centre hospitalier de la ville.

— L’établissement psychiatrique ? Vous voulez dire… un hôpital pour les fous ?

Il sourit. Pourquoi tous ceux qui m’approchent sourient bêtement ?

— Non, non, bien sûr que non. Nous accueillons ici les personnes qui arrivent aux urgences traumatologiques et dont la situation demande davantage un soutien psychiatrique que médical. Vous savez, comme les victimes d’enlèvements, de prises d’otages, ou les anciens soldats. Rien qui vous confère l’étiquette de fou, soyez rassuré.

— Je suis incroyablement rassuré. Maintenant, vous devez tout m’expliquer. Comment je suis arrivé ici ?

— Deux randonneurs vous ont repéré, au petit matin. Quand ils ont découvert ce qui s’était passé, ils ont immédiatement appelé la police et l’ambulance. Vous étiez seul. Enfin, presque… Puisque l’autre était mort.

— Mort ? Mais… De qui parlez-vous ? De Michel ? Sa tête avait… explosé ?

Il se relève en soupirant, ouvre son dossier, sort un crayon de sa poche et se met à noter.

— Monsieur Touvier, avant de vous dire quoi que ce soit, nous avons besoin de votre version des faits. Racontez-nous exactement ce qui s’est passé, du début à la fin. Sortez tout ce que votre mémoire vous restitue, même ce qui vous semble sans importance. Nous avons tout notre temps, alors prenez le vôtre.

Pragmatique, il appuie sur le bouton d’un enregistreur numérique, les deux flics s’assoient en face de moi. Je me mets à débiter l’histoire avec envie, je veux expulser toutes ces épreuves. Je raconte mon réveil au fond de Vérité, avec Michel, Pok et Farid. Je décris notre gouffre avec précision, jusqu’à ces stalactites qui nous tombaient dessus ou ces éboulements meurtriers, ou le murmure des gouttelettes, ou les hurlements du courant d’air. Je leur parle du cadavre à la tête explosée. De la mort de Pok, redevenu sauvage, de celle de Farid… Ce système de tente, de détonation qui nous reliait, tous les trois. Ce petit circuit électronique caché dans les entraves. Je leur relate notre souffrance, la faim, le froid, la peur de mourir, à chaque seconde. J’en arrive à la hache, découverte dans le coffre avec le cadenas. Je leur parle de Max, leur demande s’ils ont pu identifier le cadavre, mais ils veulent que je continue à raconter. Les mots, les épisodes se chevauchent pêle-mêle au bout de mes lèvres. Je pleure, je ris sans pouvoir me retenir, je crie si fort parfois que des gens viennent ouvrir la porte. Le gouffre, il se dresse encore là, autour de moi, il me comprime la cage thoracique.

J’ignore la durée de mon récit. J’ai bu cinq, six verres d’eau, la neige a eu le temps de couvrir les toits. Je leur conte tous les détails. Le moulage de Claire dans le glacier, les bottes en peau de Michel, le sac d’argent sur la corniche, mon histoire avec Bienvenue, ma petite araignée danseuse. Quand j’en ai terminé, je lève ma main droite devant moi.

— Il n’y a que pour ma main que je ne comprends pas.

— Votre main enchaînée, que Michel est censé avoir coupée avec la hache, c’est bien cela ?

— Oui. Je ne vois qu’une explication. Il m’a assommé. Peut-être n’a-t-il pas osé couper ? Alors, il a tenté de s’échapper. Et sa tête… Sa tête a explosé. Je ne vois pas d’autre solution.

— Aucune trace de l’entrave sur votre poignet, pourtant.

— Il y avait juste un peu de jeu, le gant qui protégeait la peau, et…

Je fronce les sourcils.

— Écoutez. Vous savez des choses que j’ignore. Alors arrêtez de tourner autour du pot et dites-moi ce qui se passe exactement. Où est Michel ?

Le policier moustachu se penche vers l’avant. Il est grand, avec le crâne presque rasé et les oreilles un peu décollées. Il prend la parole.

— Je vais vous le dire, moi, ce qui se passe. Vous expliquer cette réalité à laquelle nous avons été confrontés, qui est LA réalité. Vous la voulez, LA réalité ?

J’acquiesce, les lèvres pincées. Son regard me transperce.

— Des randonneurs vous ont retrouvé dans la forêt de Fougerolles, sur un sentier de promenade. À deux doigts de la résidence secondaire de l’un de vos amis, qui s’appelle Patrick Busnelle. Vous étiez nu, inconscient, recouvert d’une peau de loup, étalé dans la terre gelée, et dans un sacré sale état. Ces randonneurs, ils nous ont appelés, nous la police, ainsi que l’ambulance. À quelques mètres, sur la propriété vacante de votre ami, il y avait votre véhicule, un pick-up, ainsi qu’un blockhaus à trois niveaux. Un niveau supérieur, un autre à cinq mètres sous le sol, par lequel on accède par un escalier en colimaçon, et un dernier, à neuf mètres de profondeur. Le second niveau est une vaste pièce d’environ vingt mètres sur dix, qui contient une cheminée d’évacuation d’air vers l’étage supérieur, et un puits avec une échelle, pour atteindre le niveau inférieur. Vous connaissez ce blockhaus, monsieur Touvier, puisque vous y avez passé du temps avec votre chien. Je me trompe ?

Le blockhaus, bon sang. Pourquoi il me parle de ça ? Je ne saisis pas où il veut en venir. Qu’est-ce que je fiche à Metz ?

— C’était il y a quatre ans, oui. J’ai arraché mon chien à sa mort. Je suis resté au premier niveau de ce blockhaus, je ne suis jamais descendu plus bas.

— Il y a quatre ans, vous dites. Et bien sûr, vous n’y êtes pas revenu depuis ?

— Non.

Je sens une immense frustration sur ses lèvres.

— Que penseriez-vous si nous allions y jeter un petit coup d’œil ? Peut-être que ça vous rafraîchira la mémoire ? Peut-être pourrez-vous nous expliquer, de manière beaucoup moins irréaliste, comment vous avez pu charcuter un corps et votre chien de cette façon ?

— Irréaliste ? Vous… Vous êtes en train de me dire que vous ne me croyez pas ?

— Vous croire ? Croire, par exemple, qu’une personne morte il y a dix-neuf ans est revenue de l’au-delà pour se venger ? Croire à… (Il jette un œil vers son collègue.) À un mannequin en latex de votre fille figé dans un glacier ? Ou encore à ces cent mille euros, brûlés devant un type dont vous ne connaissez même pas le nom ? Un appareil photo, un tourne-disque avec… avec deux quarante-cinq tours ? Des circuits imprimés dans une entrave ? Ou encore un code derrière une boucle d’oreille, inaccessible à cause d’un… masque de fer ? Vous avez une sacrée imagination, on voit que vous avez lu beaucoup de récits d’aventures ou de science-fiction. Mais vous rendez-vous seulement compte de la stupidité de votre histoire ?

Le souffle me manque. J’avale ma salive bruyamment. J’ai compris. Un fou, on me prend pour un fou.

— Vous devez à tout prix parler à Michel, il… il vous expliquera !

Le psychiatre est debout. Il se penche vers moi.

— Michel est l’homme à la tête explosée ? Celui avec un tatouage d’aigle sur la jambe ? C’est lui que vous appelez Michel ?

— Non, non ! Lui, c’était notre tortionnaire, ce n’était pas Michel !

— Il n’y a pas de Michel, monsieur Touvier. Il n’y en a jamais eu ailleurs que dans votre esprit. Là où nous vous avons trouvé, il n’y avait que vous, ce cadavre avec le tatouage d’aigle et celui de votre chien. Pas de chaînes, pas de masque de fer, pas de carte à puce dans un système quelconque de fermeture. Tout cela est de la science-fiction. Tout cela n’existe pas.

— Qu’est-ce que vous me racontez ?

— La vérité.

Je refuse de l’écouter, il essaie de m’embrouiller. Je dois rester le plus calme possible, faire preuve de maîtrise.

— Michel Marquis… Cherchez dans un annuaire. Il habite Albertville, il travaille dans un abattoir. Il n’a pas pu disparaître comme ça ! Il…

C’est, soudain, comme une vague géante qui fouette une digue et la pulvérise.

La fin du monde.

J’ai compris.

Je tente de me lever, la bouche grande ouverte, les yeux exorbités. Je chute soudainement sur le côté, m’agrippe au pied du lit.

Je parviens à articuler :

— Max. Michel, Max…

On m’aide à me redresser, mon corps se tend tandis que tout s’effondre en moi.

La vengeance la plus ultime. Se trouver au plus près du piège. Être dans le piège.

Max était dans le piège, pareil à un cheval de Troie. Il était Michel.

Mon regard vide se perd sur le linoléum. C’était donc ça… Max a souffert avec moi pour accéder à chacune de mes pensées, creuser mon intimité, ma vie. Pour me pousser aux limites de la survie, là où toutes les barrières mentales et physiques se rompent, dans un seul et unique but : faire jaillir la vérité enfouie au plus profond de mon être.

Savoir si je l’avais vraiment tué. Si cette toute dernière image, emportée dans sa chute, était LA vérité.

La vérité, jaillie de ma gorge devant le tranchant de la hache. Il m’a eu. J’ai avoué ce que, pour rien au monde, je n’aurais avoué.

Je serre les draps de toutes mes forces et finis par me lever, les larmes aux yeux.

— On y va. Je veux aller là-bas. Tout de suite. Mais… Je vous en prie…

Je me dresse face au policier moustachu.

— Max n’est pas mort. Mettez ma fille en sécurité.

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