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« L’Everest incarnait les forces physiques du monde. C’est contre cela que s’élevait l’esprit de l’homme. S’il réussissait, il pourrait voir la joie illuminer le visage de ses camarades. Il imaginait le plaisir que sa réussite donnerait à tous les alpinistes. »

Sir Francis Younghusband, L’Épopée de l’Everest (1926)

Je me revois encore, ce jour-là… Je tiens entre mes mains du pain et quelques légumes crus, je croque une carotte. Je suis dans la tente de mess d’un campement américain, avec sa table en pierre, son éclairage à énergie solaire, sa minichaîne hi-fi. Oui, je me souviens, nous avions même écouté du Elvis Presley ! Au-dessus de l’appareil, cousu sur la toile intérieure, le drapeau des États-Unis d’Amérique.

Un homme jeune, grand, aux iris d’un noir puissant et à la musculature fine, vient de me poser entre les mains une flasque en peau de bison. Je la porte à mon nez. Whisky. J’ai horreur de ça et Max, qui vient de me tendre la flasque, le sait parfaitement. L’alcool ne m’a jamais vraiment réussi, et encore moins en altitude. Avec son bandana bariolé serré autour de sa longue chevelure blonde, son teint hâlé et ses lèvres tartinées de beurre de cacao, Max éclate de rire et me tape dans le dos, avant de se lover torse nu dans les bras d’Ann Riggs, une alpiniste de l’Utah qu’il a connue trois jours plus tôt.

Je grogne un coup, en jetant la flasque sur le côté :

— Va te faire foutre, Max.

Ils rigolent, tous les deux, et s’embrassent comme des adolescents. Riggs n’est pas vraiment belle, mais pas moche non plus. Elle me fait penser au mont Ventoux, il est là mais on pourrait s’en passer. Cette Ann Riggs, c’est juste une statuette de plus à rajouter à sa longue collection de conquêtes. Il a escaladé bien plus de femmes que de sommets, et Dieu seul sait s’il s’en est offert, des montagnes, à même pas trente ans.

Max et moi avons appris à nous connaître depuis cinq ans, et nous ne nous lâchons plus d’une semelle. Chaque été, nous menons ensemble quelques belles courses, pas loin de chez nous. La Meije, les Grandes Jorasses, Bionassay. Cet énergumène à la chevelure platine et aux sourcils blonds, c’est ma drogue, mon héroïno-dépendance, mon shoot de vertiges et d’adrénaline. Celui qui m’arrache de mon lit à minuit pour aller se baigner dans le lac à poil ou descendre dans les bars d’Embrun. Il boit gratis, baise gratis, connaît tout le monde. Tu parles, Max Beck, c’est l’enfant du pays, le feu à l’assaut de la glace. Grâce à lui, sa fougue, ses sponsors, toutes les portes se sont ouvertes pour moi chez Extérieur. Les plus beaux voyages, les plus prestigieuses ascensions où j’accompagne et interviewe les as de l’escalade. Tanzanie, Suisse, Bolivie, Népal. Évidemment, je ne grimpe pas toujours, il faut être patient dans ce métier, savoir regarder la montagne d’en bas. Dans le sillage de Max, je m’améliore en alpinisme, apprends, écoute. Ma carrière de reporter s’envole, j’ai tout juste vingt-huit ans et de la neige dorée plein les chaussures. Dans ce métier pourtant, il n’est pas question de fric. Juste de sensations et de liberté.

Toujours dans la tente du mess, je me lève. Le campement américain est installé sur une prairie, près du lit d’un torrent. Je chausse mes lunettes de soleil, sourire aux lèvres. Me voici en tee-shirt, à presque trois mille mètres d’altitude, en route pour le camp de base du Cho Oyu, le sixième 8 000 au monde. Le spectacle d’une beauté inégalée est à l’image de son pays : une Chine puissante, dominatrice et conquérante. Aux alentours, un fourmillement de vie, de couleurs, de bruissements s’épanouit. Installation des affaires personnelles dans les tentes montées en cercle, baignades dans le cours d’eau limpide, douches à ciel ouvert, plaisanteries en toutes langues. Les yaks paissent paisiblement et les sherpas font brûler des bâtonnets d’encens devant un autel où claquent des drapeaux de prières multicolores. J’aime ces instants hors du temps, entre ciel et terre, qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Dans deux jours, Max, notre sherpa et moi-même les quitterons tous, pour partir vers les camps supérieurs avant d’attaquer le sommet.

Je détourne la tête et observe avec envie la tente de communication, à l’écart, qui contient un téléphone satellite et un télécopieur. Un moyen simple d’atteindre la France et de discuter avec Françoise, la fiancée de Max.

Françoise… Son prénom ne cesse de résonner sous mon crâne depuis mon départ d’Orly. Je me souviens de notre embrassade fugitive dans le parking de l’aéroport. Notre tout premier baiser, à peine osé. Je lis sa crainte lorsque nos regards se croisent ensuite, aux frontières de la salle d’embarquement. Je me rappelle avoir vu Max l’embrasser ardemment avant de lui murmurer quelque chose à l’oreille. Quand j’ai quitté Françoise, elle ne souriait plus et avait retrouvé un visage pâle, inquiet. Je n’ai pas compris et, depuis ce temps, je me morfonds. Est-il possible que Max soupçonne notre relation naissante ?

Alors que mes yeux caressent le sommet dangereux du Cho Oyu, je crois que je suis en train de tomber amoureux d’une femme pour la première fois de ma vie. Si Extérieur me comble sur le plan professionnel, il m’interdit toute relation sérieuse. Pas le temps de rencontrer, développer, faire durer, il faut toujours partir quelque part. Mais avec Françoise, c’est différent. Elle m’accompagne partout. Dans mes pensées.

Seulement, y a-t-il de l’espoir avec elle ? Amoureux de la femme d’un autre… D’une femme qui n’abandonnera jamais son fiancé, elle me l’a dit elle-même. Pourquoi s’est-elle laissé embrasser alors ? Pourquoi ne repousse-t-elle pas mes avances ? J’ai peur d’aller trop loin. De souffrir et de la faire souffrir.

Je sursaute. Derrière moi, Max et cette Ann Riggs sortent du mess et disparaissent en titubant dans la tente bleue de l’Américaine. C’est de la pure inconscience de boire à une telle altitude mais, en dehors du roc, Max est inconscient et fou. Un casseur, un voyou, un fêtard. On ne compte plus ses interpellations et ses mauvais délires. Je me frotte les bras, mes poils se dressent. Le soleil vient de disparaître derrière la chaîne himalayenne et instantanément, la température chute. Je file dans le mess récupérer mon pull, mon blouson et, avec discrétion, longe la tente de Riggs. Rires… Froissements de duvets… C’est avec de telles réactions que Max me dégoûte le plus, et que j’ai envie de rentrer chez moi. Mais l’appel de la roche est toujours plus fort. Suspendu aux parois, j’aime Max comme un frère.

Couché dans ma tente, emmitouflé dans mon duvet, je regarde l’heure. 4 heures du matin. Il doit être environ 23 heures en France. Dehors, le vent rugit, des flocons de neige s’abattent avec rage sur mon abri. L’été n’a aucune prise à de telles altitudes. Max est rentré tard, la gueule enfarinée. Il ronfle. Moi, je ressasse et ne parviens pas à trouver le sommeil. J’ai mal à la tête. À 3 000 mètres, le raisonnement commence à perdre sa logique et les questions accrochées à notre conscience sont obsessionnelles. Françoise est devenue plus importante que notre ascension préparée de longue date. C’est la première fois de ma vie d’adulte que je chasse la montagne en arrière-plan. La preuve irréfutable que mon cœur chavire.

Je veux estimer mes chances avec Françoise. Maintenant.

Alors, sans bruit, je décroche les gants et ma lampe torche de l’armature transversale qui soutient la toile, enfile mes chaussures, mon blouson et tire la fermeture en serrant les dents. Max s’est retourné, mais il ne s’est pas réveillé. Il me semble que même une avalanche ne le sortirait pas de son sommeil.

Des bourrasques de vent et de glace me pétrifient. Une main rabattue devant mon col, je cours, baissé, dans le noir. Ma lampe est illusoire, elle n’éclaire que de gros flocons qui me giflent les joues. On n’y voit pas à trois mètres, les bulletins météo avaient prévu une nuit agitée. Mes pas crissent, je suis entièrement gelé quand, enfin, je déniche la tente de communication. Le soulagement est énorme lorsque je rabats les pans de toile derrière moi. J’ôte mes moufles et souffle au creux de mes mains. Je donnerais cher pour boire un thé sherpa brûlant.

Le téléphone satellite avec lequel les Américains transmettent leur journal de bord repose derrière moi, sur une chaise pliante. Le type qui dort à ses côtés ouvre les yeux, je pose mon doigt sur mes lèvres et lui indique, chuchotant en anglais, que je dois appeler en France pour prendre des nouvelles d’une personne hospitalisée. Écrasé de sommeil, il n’a même pas le temps d’entendre la fin de ma phrase.

La gorge serrée, je compose le numéro de Françoise. Mon cœur bat fort lorsque j’entends la voix légèrement somnolente.

— Françoise ?

Un souffle dans l’appareil.

— Max ? C’est toi, Max ?

Il faut attendre entre chaque phrase, à cause de l’émission satellite. Des secondes s’égrènent entre nos questions-réponses.

— C’est Jonathan…

Un mouvement de panique.

— Quoi, Jo ! Quoi ! Ne me dis pas que…

— … Non, non ! Tout va bien, rassure-toi. Je me sens stupide, j’avais juste envie de t’appeler.

— … M’appeler ? Mais… Mais pourquoi ?

— … Je voulais être sûr que ce baiser… Que ce baiser à l’aéroport, ce n’était pas une erreur.

— … Le… Le baiser ? Oh Jo, tu es fou. Tu es fou de m’appeler. Tu te rends compte ?

Je sens de la peur dans sa voix. Elle tremble.

— Dis-moi au moins que Max n’est pas au courant de cet appel, je t’en prie.

— … Pourquoi, Françoise ? Il te fait peur à ce point ? Que se passe-t-il avec lui ? Qu’est-ce que tu ne m’as pas dit ?

— … Jo, s’il te plaît.

— … Max dort. Tu n’as pas répondu. Ce baiser…

— … Que veux-tu que je te dise ?

Ma poitrine se serre. La toile de la tente vibre sous les hurlements du vent.

— Juste quelques mots. Les mots que je veux entendre, et je raccroche.

Une hésitation. Un instant qui s’étire dans l’éternité. J’ai la frousse. Le monde peut s’effondrer, là, maintenant.

— Jo… Tu vis dans un monde imaginaire, un univers d’enfants où tu crois encore que tout est rose. À l’aéroport, ce sont tes lèvres qui se sont approchées des miennes, et non l’inverse. Je ne suis la femme que d’un seul homme.

Elle me déchire le ventre. Je n’arrive pas à me retenir, la méchanceté m’étouffe :

— Tu veux savoir ce qu’il est en train de faire, ton « homme », pendant que tu es seule à l’attendre ?

— … Non, je ne veux pas savoir. Mais ce que je sais, c’est qu’en dépit de ce qu’il montre à l’extérieur, Max m’aime.

— … Mais il va voir ailleurs ! Tout le temps ! Écoute, Françoise. Ce qui m’arrive, c’est bien pire que le mal d’altitude. Je suis en train de tomber amoureux…

Il y a quelque chose de résigné, de mort dans son soupir.

— Avec Max, on essaie d’avoir un bébé, Jo. Un enfant, qui nous rapprochera.

Je me mords le poing, mes yeux s’embuent, spontanément. J’ai envie de chialer, mais rien ne sort, bien sûr. Rien n’est jamais sorti.

— Je suis désolée si tu as interprété notre baiser autrement que comme le signe de mon affection pour toi. Ne m’appelle plus, Jo… Ne m’en veux pas. Un seul homme…

Et elle raccroche. Le téléphone me reste entre les doigts, tout s’effondre autour de moi. Je me relève, vidé de mes forces, et sors de la tente. Au moment où je rabaisse la fermeture jusqu’en bas, mon pouls s’accélère soudain. Là, à mes pieds. Des traces fraîches de pas. Des piétinements.

Incapable de trouver mon air, je me retourne. Une ombre se tient derrière moi. Avec les bourrasques de neige, la nuit, je n’y vois rien. Je ne la reconnais pas.

L’éclair du métal dans l’obscurité.

Une fois, deux fois.

Le tourbillon, puis la chute.

Je me réveille bien au chaud dans le mess, enroulé de couvertures jusqu’à la taille. Il fait jour. Des visages bronzés et inquiets m’entourent. Une dizaine d’Américains, des Thaïs et des Français d’expéditions voisines. Max est accroupi au bord de mon tapis, il me caresse affectueusement le front.

— Je crois que pour le sommet, c’est mort, il me dit en souriant.

Je redresse ma nuque. Odeurs d’antiseptiques. De larges compresses me couvrent le pectoral droit.

— Qu’est-ce… Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Un membre de l’expédition des Ricains t’a trouvé étendu dans la neige en allant pisser, au petit matin. T’as eu du bol. Une heure de plus, et t’aurais complètement gelé. À vue de nez, t’as été agressé au piolet mais, deuxième coup de bol, rien de vital n’a été touché.

Mes doigts appuient sur mes pansements et m’arrachent une grimace de douleur.

— Les traces de pas dans la neige… je murmure.

— La tempête a tout recouvert. T’as pas la moindre idée de ce qui a pu se passer ?

Bien sûr, que j’ai ma petite idée. Je le regarde avec insistance. Je connais par cœur ce visage, l’infime déformation de ses traits dans lesquels se sont gravées nos dernières années communes. J’y cherche le mensonge et je n’arrive pas à le dénicher. Pourtant, je sais qu’il ment. Je sais que l’homme au piolet, c’était lui. Qui d’autre pouvait rôder autour de la tente à cette heure ? Qui d’autre avait des raisons de m’en vouloir au point de chercher à me tuer ? Je me rappelle le visage de Françoise, à l’aéroport. Et si Max se doutait de nos rencontres ? Et si Max l’intuitif avait senti ce baiser et mon attirance pour sa femme ? Il est violent, possessif. Tout doit lui appartenir, même les montagnes. Je passe mes doigts sur mes lèvres gercées.

— Moi aussi, j’étais sorti pisser. Avec la tempête, je n’arrivais pas à m’orienter, je me suis retrouvé devant la tente de transmission. C’est là qu’on m’a frappé… Notre tente n’était pas loin. Tu n’as rien entendu ?

Je continue à plonger dans ses yeux, ils s’enfoncent dans les miens avec la même intensité. Nous nous cherchons comme deux loups qui se tournent autour, prêts au combat.

— Rien du tout. Je n’aurais pas dû picoler à 3 000. Ça ne se fait pas. Il a fallu me réveiller avec des claques. Je ne me serais jamais pardonné s’il t’était arrivé quelque chose.

Il regroupe mes deux mains dans les siennes.

— Sans toi, Jo, je ne suis plus que la moitié de moi-même. Je t’aime trop, mon gars.

Il se tourne vers les autres, les bras en l’air.

I love him !

Une rumeur joyeuse s’élève de l’assemblée. On m’apporte un thé sherpa. Je me relève un peu, les dents serrées.

— Qu’est-ce qu’on fait alors ? je soupire. On en reste là ?

— M’étonnerait fort que la police monte jusqu’ici ou que le coupable se livre de lui-même. Alors oui, on en reste là, si ça te va.

Il me tend sa main en souriant. J’hésite et lui tends la mienne. Nous scellons ainsi le pacte du silence. Au fond de moi-même, j’ai envie de le tuer.

— Et alors, comme ça, t’as jamais su, en fait ?

Une voix claque à mes oreilles. Je sursaute.

— Quoi ?

Je roule les yeux. La tente rouge, le revolver sur le côté, Farid… Et la foudroyante pénombre d’un monde sans espoir.

— Ben ouais. Pour ces coups de piolet, t’as jamais su ?

Je mets un certain temps à réaliser où je me trouve. Le gouffre… Vérité

— J’ai… J’ai vraiment parlé ? Je t’ai raconté ?

Farid agite la main devant lui.

— T’en tiens une belle, toi. L’alcool, ça te réussit pas.

Dans l’ombre, je devine la bouteille de vodka entre mes jambes, hagard. Le niveau d’alcool a encore diminué. Je la repousse sur le côté. Mes lèvres bougent toutes seules :

— Non, je n’ai jamais eu la preuve formelle… Mais je sais que c’était lui, comme il savait ce que j’avais confié à sa femme, cette nuit-là. Cependant, nous avons fait comme si de rien n’était. Nous n’avons plus jamais reparlé de cette histoire. C’était devenu tabou entre nous.

— Ça t’arrangeait bien, ce silence. L’accuser lui, c’était ne plus jamais la revoir, elle.

Farid hausse les épaules.

— Il y a un truc de récurrent chez toi. Un truc que je trouve pas cool du tout. C’est ta capacité à fuir les problèmes et faire comme s’ils n’existaient pas. Ignorer plutôt que d’affronter, c’est ta philosophie ? Ton chien, que tu laisses se faire massacrer pendant le cambriolage. Avec ce Max, tu préfères le silence aux explications franches. Et puis, piquer la femme de ton meilleur pote… C’est bel et bien du vol. Tout ça, ça me laisse penser qu’ici aussi t’es tout à fait capable de tromper ton monde. De faire croire que t’es un autre et de cacher tes mauvais coups. Peut-être qu’au final, c’est toi aussi le menteur, non ?

Il sort son briquet, sa toute dernière clope molle et l’allume avec difficulté.

— Qu’est-ce que t’as à répondre à ça ?

— Que maintenant que t’as l’air moins malade, tu ferais mieux d’aller fumer dehors si tu ne veux pas que je te torde les couilles.

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