9.

Lucie se frotta les paupières. Le chauffage de sa vieille Ford peinait à supprimer la buée à l’assaut du pare-brise. Le mois précédent, des crétins avaient cassé l’antenne radio sur le toit et, cerise sur le gâteau, des gouttelettes perlaient à présent à l’intérieur de la voiture. Avec son salaire de lieutenant et les primes, elle avait cru pouvoir vivre plus aisément que dans son petit pavillon de Malo-les-Bains. Mais Lille était une ville chère, et les loyers hors de prix. Sans compter les frais de nourrice qui mangeaient plus du tiers de ses revenus. Alors, pour une nouvelle voiture, elle pouvait toujours rêver…

Une demi-heure qu’elle roulait en direction de Valenciennes. La pluie ne faiblissait pas. Au loin, elle aperçut enfin les lumières d’un périmètre de sécurité. Elle s’approcha encore. Des pompiers et des gendarmes, trempés comme des gardiens de phare. Derrière eux, deux véhicules encastrés, œuvre de gomme et de métal plissé.

Lucie se gara sur le bas-côté, derrière une autre voiture, et boutonna son caban jusqu’au cou. Elle récupéra une lampe dans son coffre et un K-way qu’elle déploya au-dessus d’elle. Elle se dirigea en courant vers un pompier.

— Lucie Henebelle ! Police judiciaire de Lille !

L’homme tendit le bras en direction de la forêt.

— Par là ! cria-t-il. En face, à trois cents mètres ! Il y a un collègue à vous !

— Et l’accident ? Que s’est-il passé ?

— Une branche, sur la route ! Véhicules en choc frontal ! On désincarcère encore !

— Des morts ?

— Deux ! Je vous laisse ! On n’a jamais vu un temps pareil ! On est débordés depuis hier !

Lucie enfila son K-way. Une dizaine de personnes s’activaient, d’autres, quelques mètres plus loin, observaient. Silhouettes sombres enfoncées dans la nuit. Il en fallait toujours, à proximité des accidents. Des consommateurs de morbidité, venus de nulle part.

À la lueur de sa lampe, elle s’engagea sur un chemin boueux à travers les arbres. Que faisait-elle là, loin de ses gamines ? Tout était allé si vite.

Elle pensa au calvaire qu’avait dû vivre Manon, paumée, incapable de se repérer, avec cette seule phrase au creux de sa main : « Pr de retour ». Peut-être de l’automutilation. Pour se forcer à fuir. Et comprendre la raison de cette fuite.

Lorsqu’elle parvint au refuge, ses rangers et son jean étaient noirs de boue. Greux discutait avec deux gendarmes en uniforme, à l’abri sous le porche de la cabane. Lucie les salua en retirant son K-way. Elle secoua ses cheveux et tenta de s’égoutter au mieux.

— Attention où vous mettez les pieds, la prévint l’un des gendarmes au moment où elle poussait la porte.

À peine pénétra-t-elle à l’intérieur qu’elle aperçut comme une mer ondoyante, jaune et rouge. Elle s’immobilisa.

— Des allumettes, fit Greux qui la suivait, une puissante torche à batterie à la main. Je ne pense pas en avoir utilisé autant dans toute ma vie de fumeur.

Les petits morceaux de bois tapissaient les trois quarts de la surface du sol. Combien y en avait-il ? Des milliers ?

Dans un angle de la pièce, Lucie repéra des cordes. Elle releva la tête. Sur le mur de gauche, cette phrase peinte en rouge, avec une substance qui ressemblait à du sang : « Ramène la clé. Retourne fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h 00. »

Lucie remarqua des traînées de boue sur le côté.

— Ce sont eux qui ont piétiné ? murmura-t-elle.

— Bah ouais, répliqua le major. Ils ont débarqué un peu avant nous, mais ça va, ils ont fait gaffe, ils ont pas trop pourri l’endroit. La scène est intacte.

— Et toi ? Tu es venu seul ?

— Vous avez pas vu Adamkewisch sur la route ? Il est resté près de l’accident. Il y a deux morts, il essaie de voir s’il n’y a pas de rapport avec tout ce bordel… Même si c’est improbable… Enfin, vous le connaissez, toujours à fourrer son nez partout…

Greux se moucha et demanda :

— Vous pouvez enfin m’expliquer ce qu’il se passe ? C’est qui, cette Manon Moinet qui croit dur comme fer sa mère vivante alors qu’elle est morte depuis des plombes ?

La jeune femme résuma la situation à son collègue. L’errance de Manon. Les urgences. L’amnésie.

— Ça, c’est une sale histoire, conclut Greux en lissant sa moustache.

Lucie agita son portable entre ses doigts, les lèvres serrées. Son jean mouillé lui collait à la peau. Une sensation très désagréable.

— Bon… Il faut figer la scène. J’appelle l’astreinte du LPS[5]. Qu’ils nous envoient une équipe pour les prélèvements primaires, en attendant qu’il fasse plus clair.

— Vous êtes sûre ? Les IJ[6] n’aiment pas trop qu’on les dérange la nuit. On n’a pas de corps.

— La séquestration est punissable d’au moins vingt ans d’emprisonnement, alors ces messieurs, crois-moi qu’on va les déranger. Et t’as vu la tronche du message ? Tu as un appareil photo ? Des rubans PN ? Des gants en latex ? J’aimerais regarder de plus près.

— Bah non, j’me promène pas avec la tenue de lapin blanc sur moi.

— Et dans le coffre ?

— On a bien quelques bricoles…

— Un aller-retour sous l’orage, ça te tente ?

— On appellerait pas Adamkewisch ? Il est à proximité !

— Non. Je préfère qu’il continue là-bas. Tu ne voudrais quand même pas que j’y aille moi-même ? La galanterie, t’en fais quoi ?

Greux bougonna, boutonna son duffle-coat et disparut dans le déluge.

Lucie ausculta la serrure et considéra les gendarmes qui grillaient une cigarette à l’abri. L’un d’eux propulsa d’une pichenette une allumette consumée.

— Évitez de contaminer l’endroit ! Râla-t-elle. Il faut préserver la scène au maximum ! Vous le savez bien, non ?

— La PJ lilloise en pleine action ! Lâcha le plus ventru en se retournant. Vous avez vu l’ombre d’un cadavre, vous ? Encore un délire de jeunes, à tous les coups ! Ou des écolos, ils en sont bien capables ! Ils sont un poil nerveux ces derniers temps ! Eux et les chasseurs, vous savez…

Il haussa les épaules, avant de continuer :

— Passez-moi l’expression, mais je comprends pas bien ce que les Lillois viennent foutre dans notre patelin pour des tags et des allumettes dans une cabane paumée ! On nous fait moisir ici ! On nous empêche de faire notre boulot alors qu’on a un accident sur les bras, et avec ce temps ça risque de pas être le seul !

Lucie ne répliqua pas. Elle choisit d’adopter un ton plus conciliant.

— Ce refuge est tout le temps ouvert ?

— Oui. De toute façon, y a rien à voler, rien à démolir. C’est qu’un vulgaire abri. Un toit, un plancher, quatre murs.

— Et la clé ? La clé de cette porte ? Où se trouve-t-elle ?

— Ah ! Ah ! Vous réfléchissez déjà à ce message ? « Ramène la clé » ? Vous chômez pas, vous ! Qu’est ce que j’en sais ? Faudrait peut-être passer à la mairie. Mais attention, pas avant 9 heures demain matin. Sinon, ce sera fermé.

Son collègue esquissa un sourire et tira de nouveau sur sa cigarette.

Lucie comprit qu’il était inutile d’insister. Elle observa attentivement le sol autour de la cabane. Boue, eau, mélasse. Avec ce qui tombait, aucune chance de prélever la moindre empreinte.

Elle promena son regard sur les arbres alentour. Un ravisseur. Un abri isolé, inoccupé. Un message d’avertissement, incompréhensible. Une énigme tordue. Des signes annonciateurs d’un sacré boxon.

Le Professeur… Un dossier géré par Paris, dont elle connaissait à peine plus que ce qu’en avaient dit les médias : un tueur à l’esprit particulièrement retors. Imprévisible. Et jamais interpellé.

Presque quatre ans… Comment l’auteur de six meurtres aurait-il pu s’interrompre et se mettre en veille si longtemps ? À de très rares exceptions près, jamais les tueurs en série n’agissaient de la sorte. Leurs pulsions, leurs fantasmes les en empêchaient. Ils devaient tuer, répéter leurs crimes, sans cesse. Elle regretta amèrement de ne pas avoir eu accès à plus d’informations sur cet assassin.

Quand Greux réapparut, hors d’haleine, Lucie ôta ses chaussures, ses chaussettes, et sous le regard amusé des gendarmes, enfonça ses pieds mouillés dans des sachets plastique avant d’enfiler une paire de gants en latex. Elle regagna l’intérieur du refuge, bientôt suivie par son collègue, et mitrailla la pièce de photos. Puis, en prenant soin de ne pas déplacer trop d’allumettes sur son passage, elle s’approcha des morceaux de corde.

— Des traces de sang… Manon avait la main tailladée… Vu la longueur des liens, son ravisseur a dû la ligoter des pieds à la tête. Les extrémités sont brûlées pour éviter que le nylon s’effiloche, donc ils n’ont pas été coupés.

— Elle se serait détachée comment, alors ?

— Je ne vois pas de nœuds… Quand on se détache, il reste toujours des nœuds. Le nylon enroulé garde une forme particulière, non ?

— Peut-être, oui. J’suis pas expert dans les jeux sadomasos.

— L’autre truc étonnant, c’est que les liens sont tous regroupés au même endroit. Presque rangés… Il faudra vérifier dehors, mais a priori, je ne vois pas de bâillon…

— Bah… Il n’y avait pas grand risque qu’on l’entende. On peut pas dire que ce soit la foule dans le coin. En plus, il pleuvait comme vache qui pisse.

— Ouais… Ou alors, elle était inconsciente…

Elle observa les murs un à un, avec une attention chirurgicale.

— Le type avait dû repérer l’endroit pour s’assurer qu’il ne serait pas dérangé durant la mise en place de son « effet »…

— Un gars du coin ?

— Pas forcément.

Elle réfléchit à voix haute :

— Il l’amène ici ligotée et inconsciente. Il la pose dans l’angle et défait ses nœuds, inscrit son avertissement sur le mur, répand ces kilos d’allumettes, avant de disparaître. À son réveil, Manon n’a plus qu’à s’évader, abandonnée à son amnésie.

— Vachement logique… Enlever quelqu’un pour le laisser fuir ensuite…

Sans répondre, Lucie se pencha vers les allumettes.

— Il s’est peut-être juste servi d’elle pour nous orienter ici et nous délivrer son message. Une personne incapable de se souvenir de son visage. Ce qui implique qu’il la connaissait, de près ou de loin… Ou alors, il a eu accès à son dossier médical. Puis il y a ces étranges cicatrices… Peut-être que…

« La voilà repartie dans son trip… » Se dit Greux en soupirant.

— Mais pourquoi tant d’efforts ? s’interrompit Lucie. Pourquoi pas un simple coup de fil anonyme qui nous aurait directement amenés ici ?

— Pour la beauté du geste, à coup sûr, répondit ironiquement le major. Le coup de fil ? Trop minable.

Lucie releva légèrement le menton.

— Tu te fous de moi ?

— Non, mais bon… En général, on n’a pas vraiment affaire à des lumières…

Lucie se redressa, les mains sur les genoux.

— Note… Note qu’il faudra vérifier si la branche qui a provoqué l’accident n’a pas été sciée. Notre kidnappeur serait bien capable d’avoir poussé son délire jusque-là.

Greux mordilla le capuchon de son stylo sans ouvrir son carnet.

— Bon là, faut quand même pas abuser… Ils n’existent que dans les films et dans votre tête, ces malades.

Lucie le fusilla du regard. Greux se mit à rougir, soudain conscient de sa bévue. Tous, à la brigade, connaissaient son abominable histoire avec cette gamine diabétique. « La chambre des morts », où la réalité avait largement dépassé la fiction.

La flic finit par s’orienter vers les curieuses inscriptions.

— Peinture… constata-t-elle.

— Heureusement. Vaut mieux ça que… Enfin, vous comprenez…

— Oui, je vois. « Ramène la clé. Retourne fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h 00. » Quel charabia ! J’ai horreur de ça ! Quelle clé ?

— Toutes ces allumettes, vous avez une idée ?

Lucie secoua la tête.

— « Trouve dans les allumettes ce que nous sommes. » Peut-être qu’il faudrait les compter… Mais ça nous prendrait des heures. Sans oublier qu’on a une chance sur deux de se tromper. Il y en a tellement.

— Et quand bien même ? Pour sûr on obtiendra un nombre, cinq mille, dix mille ou quinze mille. Voire dix mille cinq cent quarante et un ou quinze mille cinq cent soixante-neuf. Et alors ? Ça nous avancerait à quoi ?

Lucie pivota sur elle-même.

— Il nous manque la clé. Qui sont les Autres ? Tu remarqueras qu’il a noté ce mot avec une majuscule.

Greux relut rapidement la phrase sur le mur.

— Bah ça non, j’avais pas vu !

— Non mais c’est pas vrai ! Là, ça commence à bien faire, major, OK ?

Lucie considéra sa montre, nerveuse.

— Il nous reste à peine trois heures… Il faut compter, je suis persuadée qu’il faut compter…

— Franchement, j’suis pas chaud. J’ai déjà les yeux explosés.

Elle se baissa de nouveau, ses doigts glissèrent sur les fines tiges de bois.

— « Trouve dans les allumettes ce que nous sommes. » Manon a un rôle là-dedans, il s’est servi d’elle pour nous alerter, nous amener ici dans des délais qu’il a lui-même fixés…

Elle se redressa brusquement. Elle venait de comprendre pourquoi le ravisseur avait libéré sa proie.

C’était une évidence.

Manon était la clé. Celle qui comprendrait le message.

Elle sortit sur le perron. Toujours le grondement de la forêt autour d’eux. Les gendarmes jetèrent simultanément leurs mégots par terre.

— Est-ce que vous avez touché aux allumettes ? demanda-t-elle. En avez vous ramassé ?

Le plus replet — encore lui — la considéra d’un air surpris.

— Deux trois, oui. On s’est… amusés à en griller quelques-unes, avec notre cigarette. Fallait bien passer le temps en vous attendant.

— Combien ? Deux ou trois ?

— Quoi ? Mais j’en sais rien ! Deux, trois, huit, douze ! Qu’est-ce que ça peut faire ? Il y en a des milliers d’autres ici ! Vous n’allez pas pleurer pour quelques allumettes ? Y’a quand même plus important dans le monde, non ?

Lucie sortit son portable.

— Je réveille le commandant de la brigade, qu’il se débrouille avec le parquet de Valenciennes pour nous donner des moyens et lancer la procédure judiciaire.

— Z’êtes folle ou quoi ? Pourquoi vous voulez alerter la cavalerie ?

Le gendarme jeta un œil vers son collègue.

— Après tout, c’est vous que ça regarde. C’est vous qui aurez les chiens sur le dos, pas nous…

Lucie ne se laissa pas impressionner.

— Messieurs, je fais appel à votre bonne volonté et à votre collaboration. Dès les prélèvements de la scientifique effectués, il faudra compter ces allumettes, y compris celles balancées dans la boue. Et sans erreur.

— C’est un gag, là ?

Lucie prit son air mauvais. Elle haussa sérieusement le ton.

— Ça y ressemble ? Je fais mon job, voilà tout ! On a en face de nous un type qui a séquestré une femme, et qui nous pose un ultimatum ! Vous voudriez faire quoi ? Rester ici et attendre ?

Les deux gendarmes gardèrent le silence. Lucie se retourna vers la porte.

— Greux, à partir de maintenant, veille à ce que personne ne touche plus à rien ! Je retourne à l’hôpital ! Manon est la clé !

Au téléphone, le commandant, qu’elle sortait du lit, la reçut vertement. Mais, face à son acharnement, il comprit rapidement l’importance de la situation. Il savait que dans toute enquête, les premières heures sont les plus précieuses. Il fallait agir vite. Une demi-heure plus tard, la police scientifique assiégerait les lieux.

Après son appel, Lucie partit en courant dans la forêt.

Elle devait regagner sa voiture, rejoindre la jeune amnésique.

Cette quantité effroyable d’allumettes… Compter… Était-ce réellement la solution ou une perte de temps ? S’agissait-il d’un traquenard destiné à attirer inutilement l’attention, à monopoliser les ressources de la police ?

Et surtout, qu’allait-il se passer à 4 heures ?

Загрузка...