14.

Rœux. La pluie frappait le lac Bleu en bouillons ininterrompus. Sous cette météo furieuse, dans l’obscurité la plus sévère, deux silhouettes féminines, liées par la douleur, déjà sérieusement éprouvées par leur escapade, dévalaient au pas de course un raidillon calcaire.

Sous la seule lueur de leur lampe, elles traversèrent une rangée d’arbres mêlés à des enchevêtrements de ronces et avancèrent encore péniblement sur plusieurs centaines de mètres, jusqu’à discerner une maisonnette branlante. Une faible lumière traversait les carreaux, jouait avec le vent et la pluie. En ces terres de campagne arrageoise, l’orage arrivait avec force du Nord. Chaque goutte sur les joues donnait l’impression d’une coupure au rasoir.

Elles approchèrent enfin du pavillon, perdu loin derrière le lac. Lucie éteignit sa torche. A priori, aucune voiture à proximité, aucun papillotement de phares, y compris sur le chemin qui menait vers la communale.

L’utilisation du N-Tech en mode GPS avait terminé de vider la batterie. Sans son appareil, Manon se retrouvait nue, seulement armée de sa mémoire à court terme et de sa concentration.

— Le lieutenant Henebelle m’aide dans une enquête pour retrouver le Professeur, mon N-Tech n’a plus de batterie… Le lieutenant Henebelle m’aide dans une enquête pour retrouver le Professeur, mon N-Tech n’a plus de batterie… répétait-elle inlassablement.

Elles se plaquèrent contre un gros arbre.

— Je vais faire le tour, essayer de voir quelque chose depuis l’extérieur, murmura Lucie en chassant de la main l’eau qui ruisselait sur son front. Dans tous les cas, on attend les renforts.

— Le lieutenant Henebelle m’aide dans une enquête pour retrouver le Professeur, je dois l’attendre ici, mon N-Tech n’a plus de batterie… Le lieutenant Henebelle m’aide dans une enquête pour retrouver le Professeur, je dois l’attendre ici, mon N-Tech n’a plus de batterie…

Lucie la serra soudainement dans ses bras et se mit à lui caresser le dos.

— Vous êtes quelqu’un de bien… J’espère sincèrement que vous vous souviendrez de ça…

Manon ferma les yeux et répéta de nouveau :

— Le lieutenant Henebelle m’aide dans une enquête pour retrouver le Professeur…

Le cœur serré, Lucie l’abandonna et disparut derrière les rideaux de pluie. Cette fois, pas de boue, mais des bosses de craie gorgée d’eau. Des flaques, des trous, des tord-chevilles.

Il était presque 5 h 30. Dans une heure, il ferait jour.

Arrivée à hauteur de la maison, Lucie se colla contre un mur et jeta un œil par la fenêtre aux rideaux jaunis.

Un coup de scalpel lui écorcha les rétines.

À l’intérieur, un corps étalé sur le sol. Du sang, partout autour. Lucie mit sa main en visière sur son front.

Cette surface blanchâtre, pelliculée d’un voile pourpre… Il s’agissait bien d’un crâne. Le crâne de Renée Dubreuil.

La vieille dame avait été scalpée. Marque de fabrique du Professeur. Les « affabulations » de Manon se précisaient dangereusement.

Lucie se précipita vers l’entrée. Décidément, son arme lui faisait cruellement défaut.

Porte non verrouillée, aucune marque de fracture. Elle ouvrit en prenant garde à ne pas contaminer la poignée avec ses empreintes.

L’intérieur. Pas un son. Hall minuscule, carrelage en damier noir et blanc. Lucie entra prudemment, longea les murs afin de ne pas polluer la scène de crime. Ses pas abandonnèrent de petites flaques sur le sol. Elle sentit ses muscles se raidir.

Puis le séjour. Elle se boucha les narines. Odeur de défécation. Une puanteur.

La septuagénaire avait les chevilles ligotées. À côté d’elle, une feuille avec un texte imprimé et une ardoise d’école gribouillée de dessins et de chiffres. Dans sa main, une craie bleue. De ses yeux, ne restaient que deux globes laiteux, dont les pupilles avaient roulé vers le haut jusqu’à presque disparaître. Ses lèvres fendues de cicatrices avaient régurgité une mousse grise. Quant au scalp… Réalisé dans les règles de l’art : plus de cuir chevelu. Ne se dessinaient plus que des continents de peau sur un orbe de faïence.

Face à l’horreur de ce tableau d’épouvante, Lucie sentit une colère sourde monter en elle. Plus jeune, cette sadique avait torturé ses propres gamines. Des jours et des jours. Et maintenant, le « monstre d’Arras », son surnom de l’époque, changé ensuite en « diable du lac » lors de sa sortie de prison et de son installation à Rœux, s’était fait assassiner par un autre monstre, bien pire encore. Le Professeur.

Pourquoi ?

À voir l’état du corps, la blancheur des membres, la coagulation du sang sur le crâne, le décès semblait remonter au moins à la veille, et non pas à 4 heures comme le prédisait le message de la cabane.

Lucie sursauta. Dehors, un éclair, presque immédiatement suivi d’un immense coup de tonnerre. Les carreaux, les murs tremblèrent.

Elle s’agenouilla et, le nez dans son caban, observa attentivement le cadavre, puis la scène autour d’elle. Position de la victime, type de liens, déplacements ou bris d’objets, le moindre élément revêtait de l’importance. On pouvait lire dans ces informations des comportements, deviner des actions, décrypter des gestes. Et ressentir, au plus profond de soi-même, la violence du crime.

Lucie fut traversée par un frisson. Un frémissement d’excitation. Et de terreur.

Dans cet endroit isolé, Dubreuil avait déverrouillé sans se méfier. Pourtant, quatre cadenas sur la porte témoignaient de sa crainte envers le monde extérieur. Le tueur lui avait sans aucun doute inspiré confiance. Était-il un familier de son environnement ? Le connaissait-elle ? S’était-il présenté à elle comme un quelconque représentant, un flic, un facteur ?

Il avait décidé de frapper dans un lieu où il était en sécurité, comme pour l’abri de chasseurs. Jamais de risques. Il aimait prendre son temps, se délecter de la souffrance de ses proies sans craindre la surprise d’une mauvaise rencontre.

Lucie examina la corde autour des chevilles. Pareille à celle de la cabane. À peine serrée ici, juste un symbole de domination. Je suis le maître, celui qui dirige la danse. Et vous, vous ne représentez que des objets jetables. Puis elle revint au scalp. Le découper, faire racler le bistouri sur l’os du crâne avait dû lui procurer une jouissance infâme. Que pouvait-il bien fabriquer avec ces chevelures ?

Lucie regardait les annotations sur l’ardoise quand un nouveau coup de semonce, plus violent encore que le précédent, détourna son attention. Elle entendit la pluie redoubler à l’extérieur et pensa à Manon, seule dehors, sous un arbre.

Elle quitta prudemment le théâtre du meurtre.

Au moment où elle mit le pied à l’extérieur, elle n’eut pas le temps d’esquiver le bâton qui lui percuta l’arcade sourcilière gauche. Le coup la propulsa dans une large flaque.

Elle hurla de douleur, tenta de se relever. Son manteau imbibé pesait des tonnes, alourdissant chaque geste. À genoux sur le sol, elle porta sa main à son front, la bouche grande ouverte.

Quand elle se retourna, l’arme déchirait l’air, prête à frapper encore.

Lucie tenta de se protéger, les avant-bras enroulés sur la tête, dans un ultime hurlement.

À cet instant précis, des phares et des sirènes surgirent, arrachés à l’obscurité.

L’ombre se retrouva piégée, aveuglée par un projecteur et braquée par trois Sig Sauer.

Lucie se laissa choir à la renverse dans l’eau, la tête vers les cieux noirs et déchaînés.

Elle vivait.

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