Lucie s’effondra sur le sol, transie. Elle toussait à s’en arracher les poumons. À côté d’elle, Hervé Turin peinait à remonter sa barque sur le bord, sidéré par le spectacle qui s’offrait à lui : le cadavre de Frédéric Moinet au poitrail béant et à la blancheur de nacre, ces becs à l’assaut des chairs, ces chevelures carbonisées… Un décor que même le plus tordu des romanciers n’aurait pu imaginer.
— Bordel de bordel de bordel ! Henebelle ! Qu’est-ce que ça veut dire ?
Lucie claquait des dents, complètement tétanisée. Elle s’enroula sur elle-même, tremblante, crispée, incapable de parler. Turin lui balança son perfecto. Elle le regarda avec mépris, même si elle était forcée d’admettre qu’il lui avait sauvé la vie. Entre deux quintes de toux, la flic parvint enfin à prononcer :
— Je… Je suis arrivée trop tard… Il… était dé… déjà dans cet état. Co… Comment vous avez pu… arriver… jusqu’ici ?
— Et vous ? Vous, avec votre putain de tendinite ! Vous, censée vous trouver à l’hôpital auprès de votre mère ! Mon cul ! Vous vous êtes bien foutue de notre gueule ! C’est Manon qui vous a appelée, c’est ça ? Moi, j’ai fait comme elle, j’ai tout simplement appliqué la spirale de Bernoulli sur une carte ! J’ai roulé de Bâle jusqu’ici et j’ai croisé votre marin sur le port ! Il m’a pas fallu longtemps pour le faire craquer. C’est lui qui m’a amené ici et qui a repéré ce truc bizarre avec les oiseaux. Il nous attend devant l’entrée de la grotte sur son chalutier. Et maintenant, où est Manon ?
— Je crois que… le Professeur la retient…
Dans une rage aveugle, Turin frappa du plat de la main contre la roche. Puis il se dirigea vers le corps, aux orbites oculaires totalement déchiquetées. Frédéric Moinet… Peut-être le seul détenteur de la clé de l’énigme.
Il observa les équations mathématiques noircies, ces signes posés sur la pierre, par centaines, par milliers. Racines carrées, polynômes, variables complexes. Mais qu’avait-on cherché à démontrer ? Et, surtout, à brûler ?
Lucie se débarrassa avec difficulté de son gilet et de son K-way, ôta son pull de laine, posa le perfecto sur ses épaules et se frotta énergiquement les bras. Turin piocha une cigarette dans son paquet mais la rangea aussitôt. Ne pas fumer ici. Pas avant l’arrivée des experts de la scientifique. Il aperçut alors le tas de calamars.
— Putain ! C’est quoi ça ? On est dans un cauchemar, c’est pas possible !
Le flic attrapa un oiseau par le cou au moment où ce dernier pointait le bec hors du goulot au-dessus des encornets. L’animal émit un long cri rauque. Turin se tourna vers la jeune femme et la menaça :
— Je vais pas vous rater ! Regardez-moi ce fiasco ! Vous avez menti à vos supérieurs, transgressé toutes les lois, en plus vous avez perdu Manon ! Vous êtes grillée !
Le fou de Bassan se débattait avec ardeur, jouant de toute sa puissance. Les mâchoires serrées, Turin le propulsa devant lui. Difficilement, l’oiseau finit par se redresser sur l’eau. L’une de ses ailes s’était brisée dans la lutte.
— Pourquoi vous voulez ma peau ? demanda Lucie dans un souffle. Vous… Vous êtes la pire des ordures !
— Les femmes ne devraient pas travailler dans la police ! Toutes des garces ! Vous vous croyez tout permis, alors que vous n’êtes que des boulets !
Il ricana.
— Vous vous en tirerez pas, Henebelle. Pas cette fois. Dites bye-bye à votre insigne…
Sous l’effet de la colère, Lucie sentit qu’elle reprenait des forces. Elle le regarda fixement et répondit avec une soudaine fermeté dans la voix :
— On va sortir d’ici… Vous allez contacter les collègues du SRPJ de Brest et leur demander de venir dans cette grotte avec un légiste et une équipe de scène de crime… Et vous allez aussi trouver un mathématicien.
— Je sais ce que j’ai à faire, ne vous souciez pas de ça. Ne vous souciez plus de ça.
— On doit comprendre la signification de ce baratin. Il faut réfléchir à ce qu’il s’est passé… Comment Frédéric Moinet et le Professeur ont pu se retrouver dans cet endroit.
Turin eut un petit rire cynique.
— « On » ? Vous n’avez toujours pas pigé ? Vous n’êtes plus dans le coup ! Ni maintenant, ni jamais !
— Vous raconterez aussi à Kashmareck que vous m’avez appelée sur mon portable et que je vous ai rejoint en Bretagne… dans la nuit… pour vous assister. Vous allez me couvrir.
— Vous couvrir ? Vous vous foutez de ma gueule ?
— Vous direz que… ni vous, ni moi n’avons vu Manon depuis Bâle… Que nous ne savons pas où elle se trouve…
Turin inspira.
— Pauvre fille.
Lucie ne se laissa pas démonter. Elle continua calmement :
— Votre nez…
— Quoi mon nez ?
— Ce pansement… Vous avez… reçu un coup ?
Le flic promena son index sur le sparadrap.
— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?
Lucie le dévisagea avant d’envoyer :
— La pauvre fille, comme vous dites, elle a gardé une petite culotte appartenant à Manon, sur laquelle on aperçoit du… du sperme. Et cette culotte est quelque part, bien en sécurité.
— Quoi ?
— Je pense que ce sperme est le vôtre. Vous avez profité de sa faiblesse, vous l’avez violée, espèce de fumier !
Turin mit du temps à répondre. De toute évidence, il encaissait le coup.
— Vous êtes une tarée !
— Peut-être… Nous verrons bien les résultats des analyses ADN. Et je crois qu’en fouillant un peu dans votre passé aux Mœurs, on dénichera des choses intéressantes…
— Sale petite garce…
Lucie se releva, dégoûtée par ce monstre, par elle-même. Elle avait franchi un point de non-retour dès son arrivée en Bretagne.
— Je veux la culotte… cracha le Parisien.
Il aurait dû la laisser se noyer. Même lui enfoncer la tête sous l’eau, pour aider un peu.
— Vous allez d’abord appeler Kashmareck pour lui expliquer exactement ma version des faits… À ce moment-là, je vous la donnerai… Pas avant.
— Vous êtes prête à tout pour aller au bout, hein ?
— Comme vous. Nous sommes tous deux des prédateurs.