— Erwan ? Erwan Malgorn ?
Dans les lueurs de l’aube, l’homme patientait sur le port, vêtu d’une veste imperméable rouge et d’un pantalon de pêche jaune. Lucie avait imaginé un vieux loup de mer à l’épaisse barbe grasse et au visage buriné, mais il n’en était rien. Erwan, les traits fins, deux longues pattes noires sur les joues et la coiffure soignée, devait avoir une trentaine d’années. Pêcheur nouvelle génération.
— Où se trouve Manon ? s’inquiéta-t-il en regardant avec méfiance par-dessus l’épaule de Lucie.
Des cernes sous les yeux, les lèvres crevassées par l’air marin, la flic contracta ses poings sous son K-way.
— Je ne sais pas. C’est moi qui irai là-bas.
Les mâchoires serrées, Erwan se frotta les mains l’une contre l’autre. Au loin, le jour s’épaississait à peine, d’un rouge de lave virant au noir au-dessus des eaux.
— Elle m’a parlé d’une femme blonde aux cheveux bouclés ! cria-t-il pour couvrir une violente bourrasque. Au cas où elle ne viendrait pas !
Lucie baissa puis remit sa capuche.
— Femme blonde aux cheveux bouclés ! répéta-t-elle.
— Dans ce cas, ne perdons pas de temps ! Le chalutier est amarré le long du quai, à une centaine de mètres.
Il remonta le col de sa veste.
— La mer est mauvaise mais navigable. J’espère que vous ne serez pas malade.
— On verra bien !
Sans plus un mot, ils s’engagèrent sur la jetée, courbés contre le vent. Dans le port, les bateaux tanguaient dans un mouvement désordonné. Les drisses fouettaient les mâts et les coques de métal s’écrasaient sur la surface de l’eau. Au large, la mer était littéralement déchaînée.
Erwan monta à bord de son bateau puis aida Lucie à le rejoindre.
— Rouzic est à quelques miles, nous l’atteindrons d’ici un quart d’heure ! dit-il en lui plaquant un gilet de sauvetage contre la poitrine.
— Vous savez quelle taille fait l’île à peu près ?
— C’est tout petit ! Et y a que dalle là-bas ! Juste des falaises et des oiseaux ! Dites ! Qu’est-ce que vous allez y faire ?
— J’en sais rien !
— Vous n’avez pas l’air de savoir grand-chose !
Ils se réfugièrent dans la cabine. Erwan déclencha les témoins lumineux, activa l’écran radar, puis tourna une clé.
Le moteur se mit à gronder, libérant une épaisse fumée noire. Les carreaux tremblaient, la lumière du plafonnier vacillait. Partout ça vibrait, dessous, dessus. Lucie se sentit envahie par une étrange sensation de puissance. Une énergie invisible la propulsait vers l’avant, le large, les ténèbres. Le bateau de pêche s’engagea dans le chenal, dépassa deux bouées clignotantes puis se jeta dans les vagues avant de s’évanouir à l’horizon.
Lucie s’installa sur un rebord en métal. Elle se recroquevilla, la tête entre les mains, épuisée. Des larmes se mirent à couler lentement sur son visage. Son cœur s’embrasait à chaque fois qu’elle imaginait le sourire rayonnant de Manon, ses yeux avides de connaissance. La jeune femme avait surgi si brusquement dans sa vie… Elle essaya de refréner ses pensées, de ne pas se répéter qu’elle ne reverrait peut-être plus jamais son amante d’une nuit, sa confidente, celle devenue, en définitive, une amie rare…
Elle essuya maladroitement ses joues. Et elle ? Elle, lieutenant de police ? Qu’allait-elle devenir ?
Avant de rejoindre Erwan, elle s’était convaincue de cacher à ses supérieurs toute trace de ses retrouvailles avec la jeune amnésique et, surtout, de sa nouvelle disparition. Elle avait décroché les punaises et les feuilles dans chacune des pièces de la maison, avait plié avec soin les vêtements de Manon et avait rangé le tout dans le coffre de sa Ford. Quant à la clé de la porte d’entrée, elle l’avait simplement replacée, sous son pot de granit, à l’extérieur.
Personne n’était jamais venu dans cette maison bretonne, ce soir-là. Ni elle, ni Manon.
Lucie ne voulait pas perdre son boulot. Elle ne le pouvait pas, question de survie. Ce job qu’elle aimait plus que tout au monde. Ce job qu’elle détestait.
Qui détenait Manon ? Le Professeur ? L’homme aux bottes ? Le protecteur ? Où était-elle retenue ? Où retrouverait-on son cadavre ?
La flic promena ses doigts tremblants sur le N-Tech à l’écran brisé, essaya encore de l’allumer, sans succès.
— Attention ! hurla Erwan.
Lucie fut projetée au sol dans un fracas assourdissant. Elle s’agrippa à une poignée, chancelante, tandis qu’Erwan, les mains fermement serrées sur le gouvernail, maintenait le cap. Des vagues s’écrasaient dans l’axe, rabattant cruellement leurs étaux mortels sur l’étrave du bateau.
— On s’est pris une déferlante ! cria le pêcheur. J’vous avais avertie que ça secouerait ! Ça va ?
— Si on veut… répondit Lucie en ramassant l’organiseur éclaté en deux morceaux.
— On arrive ! fit Erwan.
Sur la surface verte de l’écran radar se dessinaient sept masses immobiles, qui se matérialisèrent bientôt devant eux, apparaissant puis s’évanouissant derrière les renflements liquides. Le chalutier obliqua vers l’ouest, le moteur changea de régime à l’approche des premiers écueils. Erwan manœuvrait avec des gestes précis, les yeux braqués sur l’écran, alors qu’un puissant projecteur déchirait un cône minuscule dans l’obscurité.
— Je vais m’approcher au maximum d’une plage de galets, là où ça remue le moins ! Faudra mettre le pneumatique à flots et ramer ! Vous y arriverez ?
— J’y arriverai !
Il la considéra d’un air affligé.
— Encore une fois, je crois que c’est du suicide ! Si ça se passait mal, je…
— Vous ne m’auriez jamais vue, je sais !
Erwan tourna le gouvernail, le navire vira dangereusement et s’approcha de la côte.
— Je ne peux pas rester, rappela le marin. Rendez-vous sur cette même plage dans trois heures. Je reviendrai vous chercher. Soyez là, parce que je ne vous attendrai pas.
Erwan coupa les moteurs et se précipita hors de la cabine pour décrocher l’ancre. Lucie le suivit en titubant.
— Montez dans le canot ! ordonna-t-il en lui collant une rame dans les mains. Je vais le descendre ! Vite ! Les vagues vont vous porter à terre, mais ne cessez jamais de ramer ! Ou elles vous écraseront comme un insecte !
Lucie lança un regard apeuré vers le rivage. Elle serra la rame contre sa poitrine. La plage l’attendait à cinquante mètres. Cinquante mètres… Elle finit par embarquer.
« Où m’entraînes-tu, Manon, dans quel enfer ? » pensa-t-elle tandis que le canot pneumatique frappait la surface de l’eau.
— Dites ! hurla-t-elle soudain. Manon ! Est-ce qu’elle est déjà venue vous voir ? Ces derniers mois ?
— Quoi ? s’écria Erwan en activant la manivelle du treuil pour remonter les chaînes.
— … anon !… nue… voir…
— Je comprends rien ! Ramez ! Ramez jusqu’à la côte sans jamais vous arrêter !
Et la frêle embarcation se laissa emporter par les flots.
La flic s’épuisa dans sa lutte contre les éléments. Les embruns glacés lui fouettaient le visage. Partout autour d’elle les masses liquides s’entrecroisaient, se fracassaient, s’épousaient en gerbes monstrueuses. Elle était sur le point de craquer quand, enfin, un dernier rouleau vint projeter le canot sur les galets. Étourdie, Lucie se redressa et tira le bateau pneumatique hors de l’eau dans un effort désespéré. Elle s’écroula de fatigue, le dos contre le sol, les bras en croix, alors qu’au loin le projecteur du chalutier disparaissait peu à peu.
Seule, au cœur de l’enfer.
Elle resta ainsi de longues minutes sans bouger, avant d’ouvrir de nouveau les yeux.
Alors ils apparurent, perchés sur les roches, pareils à des flocons improbables.
Des milliers d’oiseaux. Fresque infâme d’yeux braqués dans sa direction. Ils lui glacèrent le sang.
Et maintenant ? Que faire ? Où chercher ? Et surtout, que chercher ? Une croix sur une spirale ?
Face à cette nature hostile, aux éléments déchaînés, aux falaises déchiquetées, elle se rendit compte de la stupidité de cette équipée. Qu’espérait-elle découvrir en ces terres désolées ?
Joyeux anniversaire Lucie, songea-t-elle en se relevant.
Les doigts gourds, elle fouilla dans sa poche et en sortit le N-Tech en miettes, gorgé d’eau, de sel, de sable. Dans un hurlement de rage, elle le jeta aussi loin qu’elle le put.
Personne ne saurait jamais qu’elle, Lucie Henebelle, était venue en Bretagne. Même pas la pauvre amnésique, si on la retrouvait vivante.
Préserver son métier. Pour ses filles. Elle s’en voulait terriblement.
Trois heures… Trois heures devant elle, avant de reprendre la route vers Dunkerque, récupérer les jumelles, et continuer à faire semblant.
Elle n’y parviendrait jamais. Qu’était-elle devenue ? Quel monstre ?
Tout brûler en rentrant. La Chimère. Elle devait le faire, impérativement.
Frigorifiée, plantée là avec son gilet de sauvetage orange, elle se décida à marcher. Il fallait faire le tour de l’île, chercher en attendant le retour d’Erwan. Trois heures…
Elle avança, escalada des rochers, traversa des criques de galets, craignant à chaque instant de se faire attaquer par les fous de Bassan… Mais les hordes de plumes restaient figées, impassibles. Pourquoi ces oiseaux traversaient-ils les frontières pour se rendre spécialement ici ? Quelle force mystérieuse les motivait ?
Les pierres étaient glissantes, les obstacles nombreux, néanmoins Lucie progressait. Laborieusement, mais elle progressait. Elle s’arrêta soudain. Face à elle, dans un renfoncement abrité, il lui sembla apercevoir des inscriptions sur les parois. Elle s’avança avec prudence.
Elle n’avait pas rêvé. Il s’agissait bien de marques dans la roche.
Des chiffres, des lettres.
Elle lut et ressentit un coup terrible dans la poitrine. Incapable de tenir sur ses jambes, elle s’effondra à genoux.
Elle venait de comprendre.
Toute cette aventure n’avait été qu’une vaste mascarade. La tombe de Bernoulli, les spirales, la septième croix…
Elle lut de nouveau, abasourdie. Le premier message indiquait :
« 4/6/2006. Ai tourné des heures et des heures. Rien. Il n’y a absolument rien. MM. »
Et le second :
« 18/10/2006. Me retrouve encore ici. Désespoir. Je brasse du vent. MM. »
Manon Moinet, MM, s’était déjà aventurée deux fois sur l’île, à quatre mois d’écart, et s’apprêtait à s’y rendre une troisième fois.
Elle tournait en rond.
La jeune amnésique avait cru progresser, se rapprocher du Professeur, mais avait en fait reproduit un même scénario : les crises d’étranglement qui éveillent la mémoire du corps et révèlent la signification de la cicatrice, l’itinéraire vers Bâle et la tombe de Bernoulli, la spirale avec les croix sur la carte de France, et enfin, Rouzic, point de chute vers le néant.
Mais pourquoi Manon n’avait elle pas noté ses avancées, ses échecs, dans son N-Tech ni ailleurs ? Pourquoi ne savait-elle pas pour Bernoulli, ou l’île Rouzic ? Pourquoi repartait-elle à chaque fois de zéro ?
Elle avait forcément dû prendre des notes. Mais son « protecteur » avait effacé les informations avant qu’elle ne les mémorise. Sans doute n’avait-il pas pu l’empêcher de venir ici, alors il avait supprimé sa mémoire à chaque fois. Quoi de plus facile ?
Toujours la même question : le frère ?
Lucie se releva, puis ramassa un coquillage qu’elle éclata contre la paroi. Encore une saloperie de coquille en spirale. Les spirales, les spirales, dans le ciel, sur Terre. Partout, comme une malédiction.
Hors d’elle, elle reprit sa marche. Manon avait beau tourner en rond, si le frère ou un mystérieux individu avait agi ainsi, c’est qu’il voulait cacher quelque chose. Cette île dissimulait réellement un secret.
Elle réussirait là où Manon avait échoué. Aller au bout. Tenir sa promesse.
Mais après une nouvelle heure de recherche, elle sentit son courage lui échapper. Rien, rien, rien ! Embruns, rochers, vagues ! Elle aussi brassait du vent. Elle était sur le point de rebrousser chemin quand, à l’extrémité d’une plage de galets, elle releva un phénomène étrange.
Les oiseaux.
Ils plongeaient par centaines au pied de la falaise, volaient dans tous les sens, mêlant leurs cris stridents en un concert insupportable.
Quelque chose les attirait.
Lucie se rapprocha pour comprendre. Les fous de Bassan disparaissaient dans une grotte aux trois quarts immergée. Une cavité qui semblait s’enfoncer loin sous la roche. Une entrée facilement accessible avec une embarcation légère, un Zodiac par exemple, mais probablement impraticable à marée haute.
Peut-être un banc de poissons, songea Lucie. Oui, simplement des poissons.
D’un coup, elle s’immobilisa.
Un fou de Bassan venait de passer juste sous son nez.
Avec un œil dans le bec.
Un œil humain, suspendu au bout de son nerf optique.
Manon.
Lucie se plaqua contre un rocher et se mit hurler. Cris désespérés. Elle était seule, et bien seule dans le chaos de ces espaces infinis.
Ce n’était pas possible. Un mauvais rêve. Juste un mauvais rêve…
Elle s’avança au-dessus de la grotte et se pencha. Les eaux étaient sombres, bleu-noir, profondes. Les vagues éclataient plus loin, laissant la crique dans un calme relatif.
Plus le temps d’aller chercher son canot. Il fallait un brin de folie pour faire ce qu’elle allait faire. Une folie enfantine, une folie de flic, une folie de tête brûlée. Elle fit un pas en direction du vide, un autre. Ses paupières se baissèrent lentement. Elle embrassa mentalement ses petites, de toutes ses forces, et, les bras le long des hanches, elle sauta.
Le choc. Le froid. Le poids mort de son corps qui l’entraîne vers les abysses.
Son gilet de sauvetage la tira vers la surface. Quand elle respira enfin, haletante, régurgitant l’eau salée, elle sut qu’elle était vivante. Elle se laissa entraîner par le courant en direction de la grotte.
Soudain, une pensée terrible lui traversa l’esprit et si la marée montait ? Comment s’échapperait-elle de ce trou à rats ?
Alors, elle céda à la panique. Elle, qui pourtant était une bonne nageuse, tenta de combattre le cours naturel de l’eau en agitant ses bras dans tous les sens. Trop tard, elle pénétrait déjà dans la grande gueule sombre.
Les fous de Bassan volaient à ses côtés, ignoble escorte pour une destination sans retour.
Lucie extirpa sa torche étanche d’une poche. Dans le faisceau de sa lampe, elle vit le boyau se séparer en trois galeries lugubres. Elle prit la même direction que les oiseaux, qui tous disparaissaient vers la gauche. Plus loin, la galerie se divisait en d’autres tunnels. L’endroit explosait en un véritable labyrinthe. L’eau était froide, mais supportable. Pourtant, Lucie sentait ses muscles se tétaniser un à un. Bientôt, elle ne tiendrait plus. D’autres ramifications encore, un dédale qui risquait de la garder prisonnière à jamais.
Elle s’accrocha à une anfractuosité de la paroi et regarda derrière elle. Il fallait faire demi-tour. La pierre était lisse, repartir en se cramponnant à la roche s’avérait impossible. Et même si elle parvenait à l’entrée, là où la mer tout entière s’engouffrait, le flux la fracasserait sur les rochers.
Désespérément, elle se mit à nager contre le courant, en sanglots. Ne pas mourir. Ses filles…
Mais très vite elle perdit du terrain, des papillons imaginaires se mirent à danser dans son champ de vision. Premiers symptômes de l’hypothermie. Bientôt suivraient des pertes de conscience partielles. Avant l’évanouissement total. Lucie battit des mains, ses ongles glissèrent sur la roche, sans trouver d’aspérités auxquelles s’accrocher. La terreur l’envahit. Elle avala des gorgées et des gorgées d’eau salée.
D’un coup, il lui sembla percevoir un vacillement lumineux dans les épaisseurs opaques. Il ne s’agissait pas d’une hallucination, elle en était certaine. Là, au cœur des ténèbres, c’était bien de la lumière.
Elle vit alors un oiseau qui filait dans l’autre sens, vers la sortie, un calamar dans son bec empourpré.
Le courant la rejeta enfin contre un rebord large et plat où elle grimpa difficilement, dérapant et buvant encore la tasse. Les lèvres bleues, elle se redressa, dégoulinante, anéantie. Marcher, il fallait absolument marcher pour ne pas geler sur place. Elle se dirigea vers l’endroit où les fous de Bassan se regroupaient.
Là, elle porta sa main devant sa bouche.
Devant elle, un corps.
Un corps entouré de bougies qui finissaient de se consumer. Un corps qu’elle peinait à reconnaître.
Elle fit encore quelques pas, l’estomac retourné. C’était bien lui. Frédéric Moinet.
Il avait été suspendu au bout d’une corde, les poignets attachés dans le dos.
Le poitrail ouvert et débordant de calamars.
Lucie chancela. Le bronzage de Moinet avait intégralement disparu. Même un cadavre ne pouvait être aussi blanc.
Il avait été littéralement… dépigmenté…
Inlassablement, des oiseaux fondaient sur lui et arrachaient des petits morceaux de chair à coups de bec incisifs.
Ils étaient en train de le dépecer.
Lucie détourna la tête. Elle mit quelque temps à retrouver ses esprits.
Elle s’avança en boitillant, complètement ahurie. Les parois qui l’encerclaient étaient recouvertes de formules mathématiques, d’équations, de chiffres peints en rouge et en partie brûlés. Des centaines et des centaines de démonstrations incompréhensibles. Pire, bien pire que dans la maison hantée de Hem. L’aire de jeu d’un sacré malade mental.
Dans un recoin, Lucie aperçut un monticule de calamars. Au-dessus, un par un, des oiseaux semblaient sortir de la roche. Elle s’approcha, prudente, et leva la tête. Un rai lumineux, très lointain, très faible, perçait la paroi : la lumière du jour. Un long goulot naturel, mesurant peut-être vingt ou trente mètres de long et à peine quelques centimètres de large, reliait cette grotte à l’extérieur. Et les calamars entassés à ses pieds paraissaient provenir de là-haut.
Alors, Lucie comprit qu’en utilisant les calamars et les fous de Bassan, il y avait moyen d’arriver au cœur du dédale. En effet, les oiseaux pouvaient se laisser glisser dans le goulot, attirés par la forte odeur, mais ne parvenaient pas à remonter dans l’autre sens. Pour ressortir, ils devaient donc nécessairement trouver leur voie dans le labyrinthe, alertant d’autres oiseaux qui s’introduisaient par la côte et faisaient le chemin inverse. Une sorte de fil d’Ariane menant à la nourriture, qu’il suffisait dès lors de suivre.
Comment pouvait-on avoir inventé un système aussi tordu ?
La flic regarda de nouveau en direction du cadavre de Frédéric. Elle osa affronter le visage inerte. L’œil restant avait totalement blanchi, l’iris était transparent, pareil à celui d’un albinos. Dépigmentation, là encore.
Lucie se laissa choir, brisée. Voilà six ans, le Mal avait dû prendre naissance ici, dans les ténèbres. Avant de se repaître des vies de pauvres innocents. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Elle sortit son Sig Sauer et tira plusieurs coups de feu en l’air, provoquant une volée de plumes.
— Fichez-lui la paix, putain de piafs ! Fichez-lui la paix ! Je vous en prie…
Alors Lucie plaqua ses mains sur ses oreilles. Encore une fois, elle hurla à en vomir ses tripes.
Le cauchemar n’était pas terminé.
Derrière Frédéric. Sur une pierre parfaitement plate…
Des scalps. Six scalps carbonisés, placés sur des têtes de mannequins en plastique rétractées sur elles-mêmes sous l’effet d’une flamme.
Le Professeur était venu pour effacer les preuves. Se débarrasser de ses trophées. Ce qui expliquait également pourquoi les équations sur les parois étaient en partie brûlées.
Lucie resta là de longues minutes, pétrifiée. Autour d’elle, les oiseaux continuaient à attaquer la carcasse qu’elle s’était résignée à ne plus défendre. Bientôt, les calamars manqueraient, les fous de Bassan disparaîtraient, et il deviendrait donc vraiment impossible de sortir. Alors elle se releva, titubante, et se dirigea vers la surface liquide, qui paraissait plus froide encore. Jamais… Jamais elle n’y parviendrait… C’était fichu. Pourtant, il fallait essayer, combattre, affronter l’adversité comme elle l’avait toujours fait. Elle ne pouvait pas crever ici, dans les sous-sols du monde.
La jeune femme se glissa dans l’eau glaciale et, devancée par une nuée d’oiseaux, se mit à nager. Mais très vite elle se sentit gagnée par l’épuisement. Seule la rage lui donnait l’énergie de poursuivre. À peine avançait-elle d’un mètre qu’elle reculait de deux. Sans son gilet, dernière bouée l’accrochant au monde des vivants, elle aurait déjà sombré.
C’était à présent une question de secondes. Elle partirait dans le sommeil, sans souffrance… Mais avec tellement de regrets.
Elle bataillait, puis se laissait dériver, tentait désespérément de reprendre son souffle, bataillait de nouveau… Elle allait enfin rejoindre un boyau plus large quand, soudain, une masse noire surgit devant elle.
Une barque, qui venait droit à sa rencontre et allait la percuter de plein fouet.
Il revenait…