28.

À l’aide d’un mouchoir, Lucie s’empara du flingue, du couteau, et les posa sur le rebord du lavabo. Manon se tenait recroquevillée, une serviette éponge serrée contre la poitrine. Assis sur une chaise, Turin observait la scène.

— Une ambulance et des renforts vont arriver… fit Lucie. Manon, vous allez finir par vous tuer à vous mutiler comme ça ! Qu’avez-vous noté cette fois ? Encore un truc incompréhensible ? Laissez-moi au moins regarder votre blessure. Il faut vous soigner !

— Non, je vous ai dit ! Ne m’approchez pas !

Soudain, elle fixa le lieutenant parisien et demanda dans un élan de panique :

— Hervé ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Comment est tu entré ?

Ses yeux absorbaient chaque détail de son environnement. Les gants de toilette, les brosses, les flacons, alignés dans un ordre qu’il lui semblait connaître. Sa salle de bains, il s’agissait de sa salle de bains ! Son appartement ! Plaquée contre le mur carrelé, elle recentra son attention sur le flic, avant de lancer, l’air mauvais :

— Je ne veux plus jamais te voir ! Plus jamais ! Je n’ai pas été claire la dernière fois ?

— Tu as vraiment une drôle de notion du temps, répondit Turin d’un ton désinvolte. La dernière fois remonte à plus de trois ans… Et c’était à quatre cents bornes d’ici. Ravi de te revoir, moi aussi, même dans des conditions aussi sordides.

Colère, frustration, peur… Manon était à bout de nerfs. Comme chaque fois où elle se retrouvait dans une situation qu’elle ne comprenait pas, qu’elle ne maîtrisait pas. Elle se crispa plus encore en s’adressant à Lucie :

— Et vous, qui êtes-vous ? Sa poule du moment ?

Elle se tira brusquement les cheveux dans un long cri d’impuissance et demanda en hurlant :

— Mais que se passe-t-il ? Dites-moi ! Je vous en prie ! Dites-moi !

Turin se leva et s’approcha d’elle.

— Calme-toi un peu, d’accord ?

Manon respirait à une vitesse effroyable.

— Me calmer ? Me calmer ? Je me retrouve en sang, avec un pistolet et un cran d’arrêt entre les jambes ! Je ne sais même pas quel jour on est, ni ce que je fais assise ici ! Et tu voudrais que je me calme ?

Il tendit le bras dans sa direction, elle se protégea instinctivement derrière sa serviette. Lucie ne put s’empêcher de repenser à Michaël, le Korsakoff. L’épisode avec l’épingle, la mémoire du corps. De toute évidence, Manon se méfiait de lui.

— Elle, c’est Lucie Henebelle, expliqua Turin. Elle est lieutenant de police, elle veut t’aider. Elle enquête avec moi sur…

— Lucie Henebelle ?

Manon sembla reprendre des couleurs.

— Le Professeur ! Mon enlèvement ! La mort de Dubreuil ! Oui, je crois me rappeler ! C’est cela ! Des… Des choses me reviennent…

Turin s’appuya contre le lavabo.

— Quelqu’un vient d’essayer de te tuer. Et ce quelqu’un n’a pas hésité à neutraliser les deux plantons devant chez toi pour pouvoir t’atteindre.

Manon se remit immédiatement à paniquer.

— Frédériiiic !

Lucie s’agenouilla devant elle et lui glissa la main derrière la nuque. Manon observa d’abord un mouvement de repli, une espèce de méfiance réflexe, puis finit par se laisser faire, comme si, au fond d’elle-même, elle connaissait cette chaleur familière.

— Votre frère n’a rien, ne vous inquiétez pas. Il s’est rendu à Paris, bien avant tout ce remue-ménage, pour une réunion demain matin.

La jeune femme ne parvenait pas à s’apaiser. Elle se mit à fouiller du regard autour d’elle.

— Votre N-Tech est dans le salon, poursuivit calmement Lucie, ainsi que votre téléphone portable. Tout a l’air de fonctionner, soyez rassurée.

Manon la considéra avec cet air suppliant que Lucie connaissait par cœur à présent.

— Donnez-le-moi ! S’il vous plaît !

Turin disparut et revint immédiatement avec l’engin. Elle le lui arracha des mains sans même lever la tête, entra son mot de passe en cachette et déclencha la fonction « Enregistrement ».

— Répétez ! Répétez ce qu’il vient de se passer ! S’il vous plaît ! Répétez !

Lucie s’exécuta. Affronter la détresse de cette fille, sa fragilité, se rappeler la sienne… Elle dut prendre sur elle pour ne pas laisser paraître son émotion. Elle éprouvait l’envie de rentrer, d’étreindre ses gamines, de partager des moments de bonheur avec elles. De brûler ses papiers, ses articles, ses livres. Dans deux jours, son anniversaire… Elle détruirait tout…

Après le rapide résumé de la flic, Turin envoya d’une voix tendue :

— Je me suis renseigné dans l’après-midi. Tu as suivi des cours à l’Union des tireurs de Villeneuve d’Ascq, l’année dernière. Pourquoi ?

Manon ouvrit des yeux de chouette.

— Quoi ? Des cours de tir ?

Turin soupira.

— Et ce Beretta, numéro de série limé ! Explique toi !

— Moi, un Beretta ? Tu es dingue ? Tu viens de me dire qu’on m’avait agressée ! Ce n’est pas le mien…

Il pointa l’index vers un morceau de cuir qui dépassait de la serviette éponge.

— Le holster, il est venu tout seul contre ton flanc ?

— Je n’y comprends rien ! J’ignorais que je savais m’en servir ! Tu dois me croire ! Vous, madame ! Vous devez me croire aussi !

Turin s’avança, mais Lucie s’interposa et lui chuchota :

— Comment vous savez, pour les cours de tir ?

— Vous pensez que j’ai perdu mon temps ? Ses chèques…

— Ses chèques ? De quel droit avez-vous consulté ses mouvements bancaires ?

— Elle est incapable de nous dire ce qu’il s’est passé cinq minutes plus tôt, alors il faut bien faire les recherches à sa place.

Il s’écarta et s’approcha de Manon. La dominant de toute sa hauteur, il poursuivit son attaque verbale :

— Tu t’es aussi inscrite dans un club d’autodéfense, voilà six mois. Tu t’y rendais quatre fois par semaine, avant de tout stopper il y a un mois ! Quatre fois par semaine, comme ça, tout d’un coup !

Il s’accroupit pour venir se placer à dix centimètres de son visage.

— Aujourd’hui, tu te fais agresser, et bizarrement tu t’en sors en désarmant ton adversaire. Grâce à tes cours, justement. Tu as même essayé de le buter avec ton flingue. Comme si on t’avait préparée, programmée à anticiper tout ça. Ton délicieux protecteur t’a même fourni une arme ! Que sais-tu qu’on ignore ?

Manon secouait la tête à toute vitesse, au bord des larmes.

— Je ne me souviens pas ! Je ne me souviens pas !

Turin souffla par le nez, excédé.

— Mais tu aurais pu apprendre que tu suivais des cours ! Tu aurais pu en apprendre la raison ! Ces séances doivent bien être notées quelque part dans ton putain d’organiseur !

Manon passa sa main ouverte devant son visage, lentement, serra le poing et le fit pivoter d’un mouvement sec. Elle ressentit alors la force des coups en elle, la maîtrise du combattant. Aussi fou que cela pût paraître, elle savait se battre.

Avec des gestes incroyablement vifs et précis malgré sa nervosité, elle se mit à fouiller dans son N-Tech. Turin et Lucie s’approchèrent plus près encore. Sous leurs yeux, la mathématicienne remonta des semaines en arrière, faisant défiler le détail de chaque journée. Photos, notes écrites, enregistrements audio titrés. Rien, absolument rien ne concernait son entraînement. Juste une infinité de rendez-vous, des remarques en tout genre. Ni cours d’autodéfense, ni leçons de tir.

Puis, soudain, dans la fonction « Alarme », cette alerte datée du 1er mars et déclenchée ce midi : « Va voir au-dessus de l’armoire de la chambre. Prends l’arme, et arrange-toi pour ne jamais t’en séparer. Jamais. »

— Alors ? Il est toujours pas à toi ce Beretta ? lança Turin.

— Mais… Mais je n’y comprends absolument rien !

— Quelqu’un a dû manipuler les informations, suggéra Lucie. Et vous manipuler, vous.

— Me manipuler ? Non, impossible ! Strictement impossible ! Je m’en serais rendu compte. Je n’inscris là-dedans que ce dont je suis sûre ! Si on me dit de noter des choses que je n’ai pas pu vérifier, je ne le fais pas !

— Comme lorsque votre frère ou Vandenbusche vous affirment que votre mère a appelé alors que vous avez oublié ?

Manon fronça les sourcils.

— C’est différent. D’abord, j’ai confiance en eux. Et pourquoi me mentiraient-ils sur un sujet aussi simple et sans conséquences ?

— D’accord, répliqua Lucie. Et si on vous forçait à rentrer des informations sous la contrainte ?

— Il faudrait qu’on sache exactement la manière dont je saisis mes données, à quel endroit. Sous la contrainte ? J’inscrirais les infos dans un dossier bidon… Et si vous pensez qu’un autre peut le faire à ma place… Non. Mon N-Tech se verrouille automatiquement dès que je ne l’utilise plus ! Personne ne connaît mon mot de passe, je le change régulièrement !

— En le piochant dans votre coffre-fort, c’est ça ?

— Comment vous…

— Votre frère m’en a parlé.

— Mon système de protection est cent pour cent fiable, vous comprenez ? Je suis extrêmement prudente ! Je le sais !

— Manon… Vous êtes amnésique, vous ne pouvez être sûre de rien…

— Comment osez-vous ? répondit la jeune femme, outrée, avant de hurler à l’intention de Turin :

— Et toi, qu’est-ce que tu fiches ici, chez moi ?

Sans même prendre la peine de répondre, Turin sortit de la salle de bains en faisant signe à Lucie de le suivre.

— Juste une seconde, Manon. Nous sommes à côté. Et cette fois-ci, ne faites pas de bêtises… fit la flic avant de le rejoindre dans la chambre.

— Vous pensez comme moi ? demanda-t-il.

— Le frère ?

Il opina du chef.

— Tout nous ramène à lui… Il peut très bien s’être emparé du N-Tech et y avoir ajouté ou supprimé ce qu’il voulait. Je sais pas moi… pendant un moment d’inattention de sa sœur. Ou alors, comme vous le sous-entendiez, elle lui fait tellement confiance qu’elle prend pour argent comptant tout ce qu’il lui dit.

Il croisa les bras et ajouta :

— L’auteur du message dans la cabane des chasseurs connaissait le passé de Manon, ses habitudes d’adolescente… Et il y a aussi ce trou dans l’emploi du temps de Frédéric Moinet, entre midi et 14 heures, juste au moment où la vieille a été butée… L’heure du déjeuner, je vous l’accorde. N’empêche, ça fait beaucoup.

Lucie acquiesça sans conviction.

— C’est quand même un peu gros… On le suspecte de quoi, au juste ? D’avoir assassiné Dubreuil ? D’être le Professeur ? C’est rigoureusement impossible.

— Pas d’avoir assassiné Dubreuil, ni d’être le Professeur, mais d’être impliqué dans ce merdier, d’une façon ou d’une autre. Manon a été enlevée ici même… Sans résistance… Puis relâchée à peine quelques heures plus tard… On la manipule… Peut-être au point de l’avoir « forcée » à prendre des cours de tir, de self défense, avant de tout effacer de son appareil.

Pour une fois, ils avançaient sur la même longueur d’onde. Lucie prolongea la pensée de Turin :

— Peut-être en prévision de la campagne de pub de N-Tech et MemoryNode. Frédéric savait qu’un jour ou l’autre, Manon s’exposerait médiatiquement, et que le Professeur pourrait réagir de nouveau. Il lui a fourni une arme pour qu’elle puisse se défendre…

Elle marqua une pause, avant de s’objecter à elle-même :

— Ceci dit, ça peut aussi bien être Vandenbusche, ou n’importe qui d’autre. En fait, tous ceux qu’elle a croisés depuis qu’elle utilise cet engin. Des patients de MemoryNode, des commerciaux de N-Tech… Ou bien même vous… Il suffisait de gagner sa confiance…

Le lieutenant parisien ne tint pas compte de la dernière pique. Il s’affaissa sur la table du salon, la tête rentrée dans les épaules.

— Le putain de calvaire recommence… À peine une journée d’enquête, et nous voilà autant largués qu’il y a quatre ans… Manon est le point central de cette affaire, elle l’a toujours été. Et c’est pour cette raison qu’on essaie de l’éliminer.

— Et de la protéger.

— Et de la protéger…

Un bruit derrière eux. Manon se dressait dans l’embrasure de la porte, toute tremblante. Elle écarta le bas de sa serviette éponge.

Sa nouvelle plaie, en lettres de sang.

La mathématicienne indiqua du bout de l’ongle les signes incrustés dans sa peau, à côté de son ancienne cicatrice.

Toujours en miroir, les lettres BERNOULLI.

« Trouver la tombe de Bernoulli. »

— Quand ? Dites-moi quand j’ai écrit cela ! s’écria Manon. Dites-moi !

— Pendant que je coursais votre agresseur, répondit Lucie, interloquée. Quand… Quand je suis entrée chez vous, vous aviez les mains autour de la gor…

Elle s’interrompit net, soudain traversée par un souvenir : d’après Frédéric, Manon avait inscrit « Trouver la tombe d » au cours d’une crise dans sa salle de bains, où elle étouffait, la main sur le cou. Précisément comme aujourd’hui. L’amorce dont avait parlé Vandenbusche, le geste ou la parole capable de solliciter la mémoire du corps, était cet acte d’étranglement.

Chez Frédéric, quelques heures plus tôt, Lucie avait visé juste. En subissant la même agression, Manon venait de revivre le jour du cambriolage. L’ambiance, les odeurs, les sons cachés quelque part dans sa mémoire à long terme… Son agresseur, voilà trois ans, avait dû lui chuchoter un message à l’oreille, peut-être lui avait-il délivré la clé de l’énigme, alors qu’il la privait d’air en lui écrasant la trachée.

— Ça va pas ? fit Turin.

— Si, si, excusez-moi, répondit Lucie.

Elle reprit, s’adressant à Manon :

— … Vous aviez les mains autour de la gorge, et vous murmuriez ce nom, ce Bernoulli…

Manon se mit à tamponner les zébrures pourpres. La voix fiévreuse, elle affirma :

— La réponse se cache à Bâle, en Suisse.

— En Suisse ?

— Sur la tombe de Bernoulli !

Turin et Lucie échangèrent un regard.

— Qui est Bernoulli ?

Manon se dirigea vers une armoire pour y récupérer des vêtements.

— Bernoulli ! Bernoulli ! C’était donc cela !

— Mais qui est-ce ?

— Bernoulli était l’un des plus illustres mathématiciens du XVIIe siècle, contemporain de Leibniz, Boyle ou Hooke ! Il s’est intéressé au calcul infinitésimal et intégral, sans…

— On s’en fiche ! l’interrompit Turin. Va au fait ! Pourquoi Bernoulli ?

La réponse fusa :

— Il a passé la moitié de sa vie à percer un mystère qui est le cœur de toute cette affaire ! Le mystère des spirales !

Elle désigna le nautile tatoué sur son épaule, avant d’ajouter :

— Bon sang de bon sang. C’était là, sur mon corps, depuis des années. Et c’était une évidence.

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