À la station Châtelet, Romain Ardère se laissa bercer par le long tapis roulant qui le menait vers la ligne 4 du métro parisien, direction la gare Montparnasse. La sensation de l’air sur son visage lui fit du bien. Il inspira profondément. Le directeur de Mille et une étoiles appréciait le calme des couloirs en cette heure avancée de la soirée.
Depuis 5 heures du matin, il ne s’était pas arrêté. Il revenait d’une réunion importante avec les différents fournisseurs d’équipements pyrotechniques, ses assureurs, son maître artificier, et surtout, l’adjointe au maire de Saint-Denis.
Bilan de la journée ? Sa petite société faisait partie de la short list pour le feu d’artifice du 14 Juillet à Saint-Denis. Pas encore la tour Eiffel, certes, mais on s’en approchait doucement, avec cette ville de presque cent mille habitants. Nom du projet : « L’empire céleste ».
Avec une chance sur cinq d’être retenu, Ardère possédait néanmoins un avantage de taille sur ses concurrents : le « calisson d’étoiles », une bombe de sa composition, mélange secret de nitrate de baryum, d’oxyde de strontium, de chlorure cuivreux et d’un réactif complexe, qui libérait des grains de lumière en forme de losanges multicolores. La précision géométrique appliquée au charme de l’imaginaire. Du jamais vu.
L’homme au costume impeccable, au style jeune et engagé, se réjouissait d’avance. Un tel contrat permettrait à son entreprise de percer hors de son département, le Maine-et-Loire, et d’aborder de nouveaux horizons. Lui qui n’était parti de rien pourrait bientôt embraser la France entière de ses shows féeriques.
Il emprunta un escalator. Une fois sur le quai du métro, il plaça sa mallette entre ses jambes et observa les jeunes, de l’autre côté des voies, qui jouaient au football avec une canette de Coca.
L’intellect, face à la racaille. À leur âge, lui bâtissait déjà le monde ; eux s’y repaissaient. Il les méprisa.
Les wagons jaillirent de leur bouche d’ombre. Ardère s’installa sur un strapontin, défit le nœud de sa cravate et sortit des boules antistress de sa poche, tatouées du logo de sa société. Il les fit rouler entre ses doigts. Elles émirent un léger bruit métallique qui le détendit. Boule rouge, boule bleue. Le Yin et le Yang.
Lentement, il regarda sur la droite. La vue d’un cercle graffité sur la porte coulissante lui rappela sa pièce secrète, décorée d’instruments de cirque, de ballons, de massues et, surtout, d’une large cible jadis utilisée par un célèbre lanceur de poignards. C’était dans ce petit local discret qu’il élaborait ses amalgames éclatants. Son jardin secret. Sa raison de vivre.
Ardère fixa son reflet dans la vitre latérale. À la station suivante, ses yeux se perdirent le long des murs carrelés, attrapèrent la course aveugle des passants et s’arrêtèrent sur les panneaux publicitaires, dont la plupart vantaient les mérites du dernier roman de Stephen King.
Soudain, un bond dans sa poitrine.
Il se leva subitement et se faufila de justesse entre les portes.
Face à lui, déployée sur trois mètres de haut, une affiche.
Une femme sublime, aux iris d’un bleu éclatant.
C’était bien elle. Aucun doute possible.
Ardère posa sa mallette et se tamponna le visage avec un mouchoir. Ça bourdonnait sous son crâne. La fatigue. Et le choc de ce portrait.
Il se ressaisit rapidement. Tout était loin, et enterré. Il en vint même à sourire devant ce curieux clin d’œil du hasard.
Mais il n’y avait pas de hasard.
Il attrapa la rame suivante, incapable de se débarrasser de ce slogan, lu au bas de l’affiche : « Faites comme moi, avec N-Tech, n’oubliez jamais votre mémoire. »
Il serra les dents.
Cette garce de Manon Moinet était de retour.