— C’est moi qui aurais dû partir là-bas avec elle ! Mince, commandant !
Kashmareck grillait sa cigarette au bout de l’impasse, à proximité d’une ambulance. Les poings solidement plongés dans les poches de son blouson, furieuse, Lucie shoota de la pointe du pied dans un caillou.
— Tu as entendu ce qu’a dit notre médecin ? grogna Kashmareck. Tu as sans doute une tendinite !
— Non, non ! Je vais faire des étirements, je suis sûre que…
— Écoute Henebelle ! Turin et Moinet ont déjà travaillé ensemble par le passé, il connaît son affaire et en plus il a autorité sur toi concernant ce genre de décisions. Alors tu devrais passer à autre chose… Je te rappelle que tu dois te farcir le rapport sur ce qu’il vient de se passer.
Lucie ouvrit grand ses mains devant elle, en signe de désapprobation.
— Mais Manon refusait quasiment de partir avec lui ! Vous savez ce qui est noté dans son N-Tech ? « Ne plus jamais travailler avec ce pervers » ! Ce pervers !
Kashmareck regarda autour de lui, s’assurant que personne n’entendait.
— Je t’interdis de cracher sur un collègue, d’accord ? Moinet est partie de son plein gré, personne ne l’a forcée !
Lucie ne voulait pas en démordre. Elle insista :
— Dans six ou sept heures, ils arriveront à Bâle. De toute façon, tu n’as rien raté, on ne résout pas une affaire avec un truc pareil… Une cicatrice vieille de plusieurs années… Je ne vois pas ce qu’il y a à récupérer sur une tombe perdue en Suisse.
— Peut-être qu’il…
— Bon, du concret maintenant ! Parle-moi plutôt de l’agresseur !
Lucie haussa les épaules, vexée par l’attitude de son supérieur.
— Que dire ? J’ai poursuivi une ombre.
— Mais encore ?
— Il courait vite, le dos bien droit, signe d’une certaine jeunesse. Trente, quarante ans maximum. Il me semble qu’il portait un jean avec un long imperméable… Un sac à dos et aussi un bonnet. Taille et corpulence moyennes… Genre Turin. Les fers de ses chaussures claquaient sur les pavés, le type de fer qu’on trouve sous des bottes. Mais… je n’ai rien d’autre… Faudra essayer de voir avec les témoins qu’on pourra retrouver.
Elle marqua une pause, avant de reprendre :
— En tout cas une chose est certaine, on n’utilise plus Manon comme l’objet d’un rituel ou l’élément d’une mise en scène, comme c’était le cas dans la cabane des chasseurs, mais on cherche bien à l’éliminer.
— Qui ça, « on » ?
Des gyrophares teintèrent les murs de l’impasse de reflets bleutés. L’ambulance démarra et disparut rapidement dans les ruelles du Vieux-Lille.
— Je sais pas, mais je suis sûre qu’il ne s’agit pas du Professeur. Et là-dessus, Turin est d’accord avec moi. On en a parlé avant l’arrivée des secours.
— Précise, s’il te plaît…
— L’agresseur a endormi les collègues au pistolet hypodermique, il aurait très bien pu agir de même avec Manon pour ensuite préparer son rituel, stimuler ses fantasmes. Mais là ? Il entre et essaie directement de la tuer en l’étranglant. Il était venu l’exécuter à la va-vite, comme par le passé.
— Le passé ? Tu vois un lien avec le cambriolage de l’époque ?
— Ça me paraît être une sérieuse hypothèse. Quoi qu’il en soit, s’il s’était agi du Professeur, pourquoi ne l’aurait-il pas éliminée dans la cabane de chasseurs ? Notre tordu de maths ne se serait pas exposé de la sorte, ici, dans cette impasse, avec des flics en faction. Trop, bien trop risqué pour un individu si méticuleux, si calculateur.
Kashmareck réajusta le col de son blouson bleu nuit « Police nationale ».
— Alors tu crois qu’on a en face de nous deux personnes différentes ?
— C’est clair. D’un côté, le Professeur, monstre de vice et de perversité, infligeant la souffrance absolue à ses victimes selon un cérémonial millimétré, programmé des semaines à l’avance. Le ravisseur de Manon, le meurtrier de Dubreuil. De l’autre, un individu qui a peur de ce qu’elle pourrait découvrir. Probablement le même individu qui l’a déjà agressée à Caen pour la même raison. Et qui se croyait hors de danger parce que Manon avait perdu la mémoire et qu’elle était donc, à ses yeux, comme morte.
— L’homme aux bottes se serait réveillé parce que le Professeur est de retour ? Parce que l’affaire est sous les projecteurs ? Et que Manon se voit propulsée au centre de tout ce micmac ?
— Exactement, c’est le mot, « réveillé ». Imaginez-le tranquillement installé chez lui à regarder la télé ou à lire le journal. Il découvre l’info sur le Professeur, l’assassinat de Dubreuil et l’enlèvement de Manon… Avec en plus le visage de Manon placardé sur tous les murs de France… Il commence à douter, à prendre terriblement peur. Et si Manon avait retrouvé ses capacités ? Et si elle pouvait maintenant se souvenir d’un détail le mettant en danger, lui ? Ou aider la police, comme à l’époque ? Tout simplement, il se met à craindre qu’on remette le nez dans cette vieille affaire, et qu’on découvre enfin ce qui nous avait échappé alors.
— Mais quel rapport avec le Professeur ?
— Ça, c’est la grosse inconnue. Cet homme est peut-être l’élément que Turin et ses équipes n’ont jamais réussi à dénicher.
Lucie avait une terrible envie de se masser le mollet. Son muscle lui brûlait horriblement. Elle garda cependant un air détaché. Elle devait rester sur le coup, à tout prix.
— Ce qu’il se passe autour de Manon, de sa mémoire, est vraiment bizarre. Depuis quelques mois, elle suit des cours de tir et d’autodéfense, de manière intensive. Ce qui lui a évité de se faire égorger, ce soir. Nous avons fouillé dans son organiseur, rien ne concerne ces activités, le néant !
— Effacé ?
— Vraisemblablement. Par contre on a retrouvé un message concernant le Beretta, programmé il y a près de deux mois et qui s’est déclenché ce midi. Il lui disait d’aller le chercher au-dessus de son armoire et de ne jamais s’en séparer.
— C’est quoi ce bordel, encore ?
— Quelqu’un a déposé le flingue à cet endroit, lui a fait prendre des cours de tir, et a programmé ce message, sûrement pour la protéger. Son N-Tech a été trafiqué, j’en suis persuadée.
— Son frère ?
Lucie se pinça les lèvres, dubitative.
— D’instinct, on pense tous à lui, bien évidemment, mais en réfléchissant… je suis pas si sûre.
— Je crois quand même qu’il va falloir cravacher Frédéric Moinet plus sérieusement, dit Kashmareck.
Lucie acquiesça.
— Cette affaire prend vraiment des proportions démentes. D’abord, le Professeur… Ensuite un autre type, ce faux cambrioleur d’il y a trois ans, qui cherche aujourd’hui à tuer Manon… Puis un troisième individu, qui manipule son N-Tech et dirige son existence…
Le commandant l’interrompit :
— Moi, j’ai une autre hypothèse, pas plus stupide que toutes les autres. Le Professeur, OK avec toi. L’agresseur de Manon, OK avec toi. Mais pour le N-Tech… Est-ce qu’il serait pas possible que notre mathématicienne simule parfois son amnésie ? Qu’elle prétende ne pas se souvenir, alors que sa mémoire fonctionne ? Qu’elle n’ait pas besoin de tout noter pour se rappeler ? Qu’elle nous bluffe, en quelque sorte ?
Lucie secoua la tête, catégorique.
— Vandenbusche est formel, rien ne se fixe dans sa mémoire sans un pénible apprentissage. Les IRM et une batterie de tests neuropsychologiques prouvent un réel déficit. Ces tests sont fiables à cent pour cent.
— On a déjà vu des gens suffisamment habiles pour tromper les tests consciemment, voire inconsciemment.
— Peut-être, mais certainement pas les IRM. Et puis j’ai bien vu le comportement de Manon. La première nuit, quand elle errait dans Lille, puis à Hem, et au lac de Rœux. Et même ce soir, dans sa salle de bains ! Ses yeux ne mentaient pas, elle me voyait bel et bien pour la première fois à chaque rencontre !
Sous l’effet d’une soudaine bourrasque, les boucles blondes de Lucie ondulèrent devant le bleu de ses yeux.
— Tout compte fait, l’homme aux bottes a tout raté, enchaîna-t-elle en boutonnant son blouson jusqu’au cou. En étranglant Manon voilà trois ans, il lui a probablement révélé une information en relation avec la tombe de Bernoulli, peut-être lui a-t-il livré par orgueil la clé de toute cette énigme… Et aujourd’hui, il a réveillé involontairement la mémoire de son corps. Contrairement à vous, je pense que ce déplacement en Suisse n’est pas inutile. Que sur la tombe de ce mathématicien nous apparaîtra un élément déterminant pour l’enquête. Un secret préservé jusqu’à aujourd’hui…
— Peut-être, oui, espérons…
— Bon, je vais rentrer chez moi maintenant, fit Lucie, je veux être d’attaque demain. Ah ! Un dernier truc. Vous avez lu le rapport du paléontologue ?
— Oui. Intéressant.
— Deux des appartements de Frédéric Moinet sont en travaux. Peut-être y aurait-il un burin à y ramasser… Même si… je sais que ça peut pas être lui, c’est impossible.
— Et pourtant, tu me demandes de vérifier.
Lucie lui répondit par un sourire. Puis elle le salua avant de s’éloigner.
— Au fait… demanda Kashmareck.
Il se racla la gorge.
— … le médecin… Ta prise de sang…
Elle se retourna.
— C’est bon. Négatif. Pour l’instant… Parce qu’il faudra faire un nouveau dépistage dans six mois…