De retour chez elle ce soir-là, Lucie croisa un groupe d’étudiants de sa résidence, avachis dans l’escalier. Elle les salua en passant. Aucune réponse. Regards fuyants, dos tournés, murmures incompréhensibles. La flic s’immobilisa devant sa porte, la tête légèrement inclinée dans leur direction.
— Un problème ?
— Non, m’dame. Tout roule…
Au moment de pénétrer dans son appartement, elle crut bien percevoir un « ssssorccccièrrrre », comme un souffle surgi des murs eux-mêmes, ricochant sur les parois. La jeune femme se retourna brusquement.
— Qui a dit ça ?
Ils parurent surpris.
— Quoi donc, m’dame ?
— Qui a dit ça ?
Ils la regardèrent sans un mot, l’air de ne pas comprendre. Devenait-elle dingue ? Déjà que son physique volait en éclats, si à présent elle se mettait à entendre des voix… Elle rentra en silence, le front baissé.
Son chez-elle. Des pièces confinées. Pas de jardin ni de balcon, du brut de béton. Fini les dunes de l’autre côté de la fenêtre, comme à la belle époque. Juste une longue traînée d’asphalte, mortellement ennuyeuse. Tout semblait si monotone sans les petites. Heureusement, elles étaient là pour illuminer sa vie. Le bonheur de les voir grandir comblait les vides dans son cœur.
Une fois ses clés jetées sur la table basse, un réflexe quotidien l’attira vers son écran. Meet4Love. Un message ! Un certain Nathanaël, nouvel inconnu électronique. Belle plume. Il se décrivait comme tendre, attentionné — ils l’étaient tous —, et élevait un fils de six ans dont il avait joint la photo à la place de la sienne. Enfin un point original. L’enfant était vraiment trognon. Brun, les mystères de l’Orient au fond des yeux. Le père dégageait-il ce même charme ? À creuser, pourquoi pas ?
Elle mit l’émail de côté et partit dans sa chambre enfiler des vêtements plus adaptés au monde des ombres. Pantalon côtelé et sous-pull noirs. Maud ne tarderait pas à arriver avec les petites. Par téléphone, elles s’étaient accordées sur un nouveau plan. La jeune nourrice l’aiderait à coucher les filles puis elle resterait dîner et les garderait encore le temps d’un aller-retour éclair dans l’impasse du Vacher. Une promenade discrète. Hors de question d’informer la hiérarchie. Fracturer un appartement sans mandat pourrait lui coûter sa carrière. Et bien plus…
Elle s’affaissa sur le lit, épuisée, la tête entre les mains. Encore une journée éprouvante, glauque plutôt. Autopsie, clichés de cadavres, discussions de flics et promesses de nuits tumultueuses… Ses doigts effleurèrent les thrillers rangés sous le lit. Elle s’empara de l’un d’eux, Conscience animale. N’y avait-il pas mieux à lire pour une maman de deux enfants ? Des couleurs plus gaies à imaginer ? Pourquoi toujours chercher le sang, l’horreur, les descriptions sordides ?
Sentir ces ténèbres en elle. Pire qu’une maladie. Elle en souffrait tellement.
Lucie projeta le livre sur le côté. Non, elle n’avait rien à voir avec eux ! Ces fous sillonnant les routes isolées et les forêts, en quête de prochaines victimes. Ces hommes venus sur Terre pour nuire, détruire, tuer. Elle était différente ! Si différente ! Et pourtant…
Tant de déchirements à cause de… cette armoire. Son contenu.
La Chimère, dévorante, étourdissante, dévastatrice.
Voilà où sa curiosité d’enfant l’avait conduite. Conséquences ? Vie d’adolescente gâchée. Avant la vie sentimentale. Avant la vie tout court. Si seulement tout pouvait s’effacer. Taper sur le cerveau, à un endroit précis — hippocampes, amygdales cérébrales, un truc dans le genre — et tout zapper. Le monde de l’oubli devait être si agréable, parfois. En un sens, Manon avait de la chance. Plus de soucis…
En proie à sa mélancolie, Lucie s’avança vers les vitres teintées. Elle avait perdu Paul à cause de la Chimère. Puis Pierre. Le lieutenant à la chevelure de feu avait prétendu que non, mais… au fond, elle savait que cela avait influencé son départ pour Marseille… Il avait dû la prendre pour une givrée d’avoir conservé le contenu de cette armoire, d’avoir été incapable de s’en débarrasser, malgré les multiples avertissements. Perdrait-elle encore ceux qu’elle rencontrerait ? Pourquoi ne pas brûler ces monstruosités, définitivement ? Couper le cordon, faire le deuil et oublier… Un geste si simple.
Mais non… Les cicatrices ne s’estompent jamais… Elles restent obsédantes jusqu’à la fin. L’exemple de Manon était là pour le rappeler. D’autant que ses cicatrices à elle se voyaient…
Une nouvelle fois, suivant un rituel immuable, une force intérieure la poussa à réveiller sa douleur.
Elle attrapa son holster et déboutonna la pression de la petite pochette en cuir.
Ses doigts se crispèrent soudain sur la clé.
Elle ne rêvait pas. La pièce métallique avait été placée à l’envers, la tige vers le bas. Or, Lucie la rangeait toujours dans l’autre sens. La tige vers le haut, toujours, toujours…
Quelqu’un l’avait touchée.
Anthony.
Elle se souvint de ses regards furtifs, de la vitesse avec laquelle il s’était volatilisé hors de chez elle, après avoir gardé les jumelles. Puis des chuchotements des étudiants, à l’instant. Ssssorccccièrrrre…
Tout se mit à tourner. Son secret, propagé avec la vitesse d’un feu de brousse.
Elle se rua dans l’escalier, démolie, écœurée. L’étage. Les coups sur le bois. Anthony ouvrit, en caleçon, torse nu. Lucie le poussa à l’intérieur et claqua la porte du talon.
— Tu as fouillé, hein ? Tu as fouillé chez moi ! Tu as ouvert l’armoire de ma chambre !
Elle le bouscula sans ménagement. Il se retrouva plaqué contre une cloison.
— Non… Non, c’est… c’est faux… balbutia-t-il. Je…
— Et tu en as parlé à tout le monde ! Bon sang ! Mais… Qu’est-ce qui t’a pris ?
Anthony se liquéfiait.
— Tu n’avais pas le droit… poursuivit-elle, au bord des larmes. Tu n’avais pas le droit !
— Je… Excusez-moi… Je…
Lucie se laissa tomber sur une chaise, vidée. Puis, quelques secondes plus tard, se releva. Une barre dans le crâne. Au moment de sortir, elle l’affronta une dernière fois :
— Ce n’est pas ce que tu crois… C’est… Rien ne parvint à sortir de sa bouche. Elle disparut dans le couloir. Anéantie.