11.

Après un rapide décrassage aux toilettes, Lucie convia Vandenbusche à la machine à café, qui se dressait à l’extrémité droite du hall, en face de l’accueil. Des malades patientaient, écrasés sur des chaises, le teint d’une blancheur d’autopsié. Les urgences oscillaient toujours entre deux mondes. Éveil, sommeil. Vie, mort.

— En attendant que Manon émerge, racontez-moi son histoire, entama Lucie. Qui est-elle ? De quoi souffre-t-elle exactement ?

Elle glissa une pièce dans la fente de l’appareil et se servit un café serré sans sucre, tandis que Vandenbusche optait pour un chocolat chaud. Il l’observa d’un regard trouble et vacillant — ses fesses bien bombées en priorité — tandis qu’elle lui tournait le dos. Drôle de dégaine pour une femme si mignonne. Une croûte de boue recouvrait ses chaussures — ces espèces de bottes militaires infectes — et le bas de son jean. Son ample chevelure bouclée aurait pu mettre en lumière le velours de ses courbes, si elle n’avait pas été si maladroitement attachée par un élastique rouge et rendue grasse par la pluie. Quant au maquillage… absent, tout simplement. La beauté ne faisait pas tout. Vandenbusche détestait les femmes sans sophistication.

— J’ai rencontré Manon Moinet pour la première fois il y a un peu plus de deux ans, précisa-t-il en haussant les sourcils. Elle présentait de graves troubles mnésiques. Manon avait subi une agression à Caen, environ un an plus tôt.

Lucie s’empara de son carnet et de son stylo Bic rongé qu’elle venait de retrouver au fond de sa poche.

— Début 2004 donc… Quel genre d’agression ?

— Un cambrioleur qu’elle a surpris, et qui l’a laissée pour morte après l’avoir étranglée. Elle habitait un quartier cossu, dans la banlieue de Caen. Un quartier frappé, à l’époque, par une vague de cambriolages. La police locale soupçonnait un gang organisé. Toujours est-il que l’intrus a pris la fuite au moment où les voisins, alertés par les cris, sont venus cogner à la porte. Le malfrat avait dérobé des bijoux et divers objets de valeur. Quand on a découvert Manon, elle était inconsciente. Encore en vie, certes, mais son cerveau avait subi des dommages irréparables.

Lucie griffonnait à la va-vite des signes qu’elle seule pouvait comprendre.

— Et elle a perdu la mémoire. Pardon, l’une de ses mémoires, si j’ai bien compris le docteur Khardif.

Vandenbusche baissa un instant les paupières.

— Manon n’a pas perdu la mémoire, ou ses mémoires, comme vous dites. Ça ne se passe pas comme à la télévision où l’amnésique oublie absolument tout, jusqu’à comment faire pour marcher. En fait, les mémoires de Manon sont même quasiment intactes.

— Je n’y comprends rien. Elle est amnésique ou pas ?

Il répondit avec calme, d’un ton un peu académique :

— Ne soyez pas si restrictive. Amnésique ne signifie pas forcément sans mémoire.

— Bon ! Allez droit au but s’il vous plaît ! Et évitons d’y passer la nuit !

Pas sophistiquée, mais caractérielle. Peut-être même dominatrice. Cela, par contre, il aimait. Il expliqua :

— Toutes les cellules du corps humain consomment de l’oxygène, transporté par les globules rouges. Mais s’il en est de plus gourmandes que les autres, ce sont assurément les neurones des hippocampes, des zones de l’encéphale situées dans les profondeurs de la région temporale, dont la forme rappelle la queue d’un cheval de mer.

— Logique, pour des hippocampes…

Vandenbusche esquissa un sourire avant de poursuivre :

— Il faut imaginer ces zones minuscules comme des centrales à souvenirs, chargées de transmettre les données fraîches, des engrammes, provenant de la mémoire à court terme vers diverses régions de la mémoire à long terme.

Il s’interrompit devant les difficultés de Lucie à prendre si rapidement des notes.

— Dites, vous n’êtes pas équipés de dictaphones dans la police ?

Lucie lui jeta un regard sans relever le front de son cahier.

— Continuez, s’il vous plaît.

Conciliant, il reprit en ralentissant le débit :

— Les multiples passages d’une information dans les hippocampes, une information que l’on veut retenir, lui permettent d’aller se forger dans le cortex, au sein de la mémoire épisodique — celle des faits et des épisodes autobiographiques — afin de constituer un souvenir. Mais privez les cellules hippocampiques d’oxygène ou de sucre, même un court instant, et elles se ratatinent comme des crêpes. La fabrique à souvenirs est alors atteinte. On parle de lésions post-anoxiques irréversibles.

Vandenbusche avala une gorgée de chocolat en grimaçant. Pas meilleur qu’à Swynghedauw.

— Les zones hippocampiques sont réellement minuscules, à peine quelques millimètres, ce qui accroît leur fragilité. Ce sont les premières à écoper quand le sang ne circule plus dans la tête. Dans la plupart des cas, elles survivent à ce type d’attaques. Mais Manon se trouvait, à l’époque, dans un état de stress très intense. Et il a été prouvé que les glucocorticoïdes sécrétés à cause du stress, le cortisol notamment, diminuent la neurogenèse dans les hippocampes et les atrophient. Ce cas clinique a été constaté par exemple chez les GI qui ont combattu au Vietnam, ou encore chez les enfants victimes d’inceste, qui, scientifiquement parlant, présentent un terrain plus favorable aux troubles de la mémoire.

— En résumé ?

— Disons, concernant Manon, que l’étranglement, donc le manque d’oxygène, a sérieusement endommagé des hippocampes déjà malmenés.

— Juste amoché, ou définitivement détruit ?

— L’un et l’autre. S’ils étaient complètement lésés, Manon présenterait des troubles irréversibles de la perception spatiale. Elle serait vraiment impotente et incapable de vivre sans assistance, ce qui est d’ailleurs le cas de la plupart de mes patients. Mais dans celui de Manon, l’hippocampe gauche fonctionne aujourd’hui à dix pour cent de ses capacités, et nous gagnons chaque mois du volume, grâce à notre programme. Manon peut stocker pendant trois ou quatre minutes de l’information verbale ou auditive, voire plus longtemps si elle la note et la relit souvent.

— Sa mémoire ressemblerait donc… à un feu qui faiblit, et qu’on ravive en jetant du bois ?

— Si l’on veut. Et si l’on n’entretient pas ce feu, comme vous dites, tout s’efface… Manon oublie. Pour mémoriser, elle doit écouter des enregistrements audio, jour après jour, et répéter l’opération des dizaines et des dizaines de fois. Il lui faut accomplir énormément d’efforts pour préserver une infime quantité d’informations.

— C’est vachement compliqué à appréhender. J’avoue que j’ai un peu de mal.

— Songez simplement à la récitation que vous apprenez à l’école primaire. Vous la lisez une fois, vous n’en retenez absolument rien. Si vous la relisez tous les jours, de manière intensive, vous finissez par la connaître par cœur et vous savez la réciter devant la classe sans réfléchir. Mais après, sans nouvelle répétition, elle s’efface progressivement de votre mémoire et il vous en reste juste des bribes, du genre : « Maître Corbeau, sur un arbre perché, tenait en son bec un fromage. » C’est ainsi que Manon fonctionne. Seule la répétition intensive lui permet d’apprendre. Sa mémoire parvient alors à restituer l’information, mais sans les sentiments qui l’accompagnent. Et en plus, à un moment donné, sans l’entraînement de la mémoire, ou son entretien, pour être plus précis, presque tout finit par s’estomper.

Il posa son index sur sa tempe droite.

— Quant à son hippocampe droit, celui en relation avec la mémoire visuelle, il est atrophié à quatre-vingt-quinze pour cent. Entrez dans sa chambre, serrez-lui la main sans lui adresser la parole, et ressortez. Si quelque chose la déconcentre, un bruit, un coup de klaxon ou de tonnerre, alors, même si vous rentrez de nouveau dans la minute, elle ne vous reconnaîtra pas. Impossibilité de stocker des images, ou des visages.

Lucie mâchouillait son stylo, dubitative.

— En bref, Manon a méchamment oublié tout ce qui s’est passé depuis son étranglement, mais pas les faits antérieurs ? Une amnésique inversée ?

— Disons que Manon a oublié ce qu’elle n’a pas noté et essayé d’apprendre, soit quatre-vingt-dix-neuf pour cent de sa vie. De plus, l’amnésie rétrograde, celle du « voyageur sans bagages », accompagne presque systématiquement l’amnésie antérograde. La perte de souvenirs touche donc également, à des degrés divers, la période qui précède cette… bascule dans l’univers de l’oubli. Dans le cas de Manon, cette perte est totale en ce qui concerne les deux mois avant son agression, puis les choses se stabilisent progressivement, lorsqu’on remonte dans le temps.

— Incapable, donc, de se remémorer la physionomie du cambrioleur, par exemple… Ni la manière dont l’agression s’est déroulée…

— On ne peut rien vous cacher. Elle a dû faire l’apprentissage des circonstances de sa propre agression, vous imaginez ? De toute façon, comme je vous l’ai dit, Manon ne peut pas reconnaître un visage, à cause de son hippocampe droit. Elle est devenue ce qu’on appelle prosopagnosique. Même si elle observe votre photo des milliers de fois, elle ne vous reconnaîtra jamais « physiquement ». Seuls des mots ou des intonations de voix lui suggéreront quelque chose, et encore. Elle est aveugle du cerveau, sans être totalement sourde…

Lucie tapota la feuille de son carnet avec son stylo.

— Et… Sinon, pour le reste ? Ses autres… capacités ? Sont-elles vraiment intactes ?

Il acquiesça.

— Manon est très intelligente. Elle a conservé toute sa faculté à aborder des problèmes complexes. En plus, elle fait preuve d’une organisation remarquable. Elle s’en sort également grâce à la technologie. N-Tech avec GPS intégré et téléphone portable l’escortent où qu’elle se rende, quoi qu’elle fasse. Chez elle, tout est planifié, noté, enregistré. Ce qu’il faut faire, ce qu’il faut éviter. Absolument tout. Un modèle de discipline extraordinaire. Allez dans son appartement, et vous comprendrez…

— Vous y êtes déjà allé ?

— Évidemment. Il est primordial pour moi de connaître l’environnement de mes patients.

— Ah bon.

Vandenbusche marqua un temps d’hésitation.

— Vous savez, Manon était déjà une femme hors du commun avant tous ces problèmes, mais elle l’est plus encore aujourd’hui. Elle compense ce besoin de stocker des souvenirs grâce à son intelligence. Elle s’est adaptée à son handicap.

— Pourquoi hors du commun ?

Il termina sa boisson avec une nouvelle grimace et lança son gobelet dans une poubelle.

— Manon a été diplômée de l’une des plus prestigieuses écoles d’ingénieurs, à vingt-deux ans. À vingt trois, elle a obtenu un master en sciences mathématiques au…

Instinctivement, Lucie leva le nez de son carnet et fixa son interlocuteur.

— Allez-y… Poursuivez, s’il vous plaît…

— … au Georgia Institute of Technology, aux États-Unis. Puis… Hum… Il est difficile d’expliquer précisément ce qu’était son métier… Je n’y comprends moi-même pas grand-chose, même si Manon a un don pour traduire simplement et avec passion ses anciennes activités.

— Essayez toujours. Je suis flic, mais j’ai quand même un cerveau.

Vandenbusche afficha deux belles rangées de dents blanches.

— Manon travaillait sur l’un des sept problèmes mathématiques du millénaire, concernant le… le « comportement qualitatif des solutions de systèmes d’équations différentielles », sur lesquels se sont escrimés les plus illustres mathématiciens. Ces problèmes sont si ardus que le Clay Institute, basé à Cambridge, propose un prix d’un million de dollars à celui qui en trouvera la solution.

Lucie siffla entre ses dents.

— Ça vaut la peine de se casser la tête !

— Ne croyez pas cela, la complexité de ces problèmes va bien au-delà de notre imagination. À ce niveau-là, il ne s’agit pas de se creuser la tête mais de se couper du monde, d’y sacrifier sa vie, sa famille. Chaque démonstration demande plusieurs centaines, plusieurs milliers de pages ! En fait, Manon ne travaillait pas à proprement parler à la résolution du problème dont elle s’occupait, elle était plutôt chargée de comprendre et d’évaluer les solutions proposées par d’autres mathématiciens, pour les valider ou les rejeter.

Vandenbusche racontait tout cela avec une petite flamme au fond des rétines, comme un entraîneur qui aurait vanté les mérites de son cheval de course.

— Ma patiente est parfaitement bilingue en anglais, elle connaît le latin et, en guise de passe-temps, elle s’est, ou plutôt s’était penchée sur l’étude du disque de Phaistos, un des exemples les plus mystérieux d’écriture hiéroglyphique. Un langage jamais décrypté.

— Pas mal comme hobby.

— N’est-ce pas ? Le comble, c’est que Manon l’amnésique possède une mémoire de travail fabuleuse, comme les grands joueurs d’échecs, capables d’analyser de nombreux coups en très peu de temps.

— Vous me parlez d’une autre mémoire ?

— Oui. La mémoire à court terme, ou mémoire de travail. Celle qui vous permet, par exemple, de retenir un numéro de téléphone quelques secondes, le temps de le composer après sa lecture dans l’annuaire. Vous comme moi pouvons stocker en moyenne sept éléments dans notre MCT. Maison, volcan, poussette, éponge, microscope, carbone, langue… Manon, elle, en mémorise plus d’une vingtaine.

Ils furent interrompus dans leur échange. Flavien se dirigeait vers eux d’un pas rapide.

— Elle est réveillée. Elle a déjà le nez plongé dans son N-Tech. C’est stupéfiant, elle semble reprendre vie. Mais elle se pose des questions sur la raison de sa présence ici. « Ce n’est pas inscrit dans mon N-Tech, donc c’est anormal », m’a-t-elle dit. Son frère essaie de la rassurer, mais il lui explique ce qu’il veut bien…

— C’est-à-dire ? demanda Lucie.

— Une version… apaisante de la réalité.

— On vous suit, docteur, fit la jeune femme.

Flavien les arrêta d’un geste de la main.

— Je vous demande juste de patienter encore quelques minutes. Je viens d’envoyer une infirmière effectuer des soins. Et n’oubliez pas ce que je vous ai dit, lieutenant, elle a besoin de repères, pas d’être perturbée ! Alors calmos !

Puis, s’adressant à Vandenbusche avec un sourire, il ajouta avant de s’éloigner :

— Cher confrère, vous tâcherez de la contrôler…

Sans prendre la peine de répondre, Lucie passa rapidement en revue les notes sur son carnet. De but en blanc, elle demanda à Vandenbusche :

— Vous avez remarqué cette inscription tailladée sur sa main ? « Pr de retour » ?

— Oui, j’ai vu, mais j’avoue que je ne saisis pas bien…

— Elle pense qu’il s’agit du Professeur, un tueur qui a sévi il y a quelques années.

Vandenbusche sembla soudain déstabilisé.

— Elle affabule. Elle en a fait une fixation, depuis…

— Depuis quoi ?

Le neurologue inspira longuement.

— Depuis qu’il a tué sa sœur… Karine…

Lucie, ahurie, fit immédiatement le rapprochement.

— Bien sûr ! Karine Marquette, l’une des six victimes ! Vous auriez pu m’en parler avant !

— Désolé. Je n’ai pas vos réflexes de policier… Ou policière ? Comment dit-on ?

— J’en sais rien. Racontez-moi ce que vous savez sur cette histoire !

— Pas grand-chose, en fait. Tout cela s’est passé avant que Manon devienne ma patiente.

— Mais encore ?

— Lorsque sa sœur s’est fait assassiner, Manon n’avait pas de problème de mémoire. Mais j’ai tout de même appris que ce décès l’avait plongée dans une profonde dépression. En réalité, c’est à ce moment-là qu’elle a arrêté ses recherches, sa brillante carrière…

Elle s’était mise en tête de traquer le Professeur. C’était devenu pour elle…

— Une obsession ?

— … sa raison de vivre. Son frère m’a raconté qu’elle y consacrait toute son attention, toute son énergie. Venger sa sœur. Elle s’est rapprochée de la police, elle a réussi à se procurer les dossiers… Elle est allée interroger les familles des autres victimes, les légistes, les psychologues, pour tenter de cerner le mode de fonctionnement de l’assassin, cette sauvagerie qui l’habitait. Elle l’a fait avec le même acharnement qu’elle déployait face à ses problèmes mathématiques. Une obstination sans limites…

Il garda le silence un instant, avant de reprendre :

— Et puis il y a eu ce cambriolage qui a mal tourné, six mois plus tard, qui… qui a tout interrompu… Du moins, je le croyais…

— Comment ça, vous le croyiez ?

— Il y a à peine une heure ou deux, le docteur Flavien m’a montré les mutilations sur son corps… Je m’aperçois aujourd’hui qu’elle n’a jamais cessé de le pourchasser, même dans son état… Elle a brillamment caché son jeu, je n’ai absolument rien vu… Très impressionnant, elle est vraiment d’une grande intelligence.

— Vous pensez qu’elle est elle-même l’auteur de ces scarifications ?

— Je ne le pense pas, j’en suis sûr ! Elle et son frère. Il vient de me le dire. Et Manon me les avait toujours cachées…

— Son frère ? Mais… Pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Il n’a pas voulu me donner plus de précisions. Mais j’ai la certitude que ces blessures ont un rapport avec le meurtrier de leur sœur.

Lucie referma son carnet. Les interrogations se bousculaient sous son crâne.

La sœur de Manon, victime du Professeur. Puis Manon en personne, qui s’était fait agresser voilà trois ans. Cambriolage. Et à présent, nouvelle agression juste au début d’une campagne de publicité où elle tenait la vedette. Simple coïncidence ? Avait-elle tailladé sa main sous l’effet de la panique, persuadée d’avoir affaire au Professeur ? Son handicap pouvait-il être à l’origine d’hallucinations, créait-il de faux souvenirs, une « sensation d’avoir vécu » ?

Il fallait l’interroger, très vite. Saisir le sens de ces énigmes. Les allumettes, les Autres, les scarifications…

Ils s’avancèrent dans le hall, Vandenbusche sortit une carte de visite de sa veste.

— Comme moi, vous devez vous poser beaucoup de questions. Et vous vous en poserez encore plus au contact de ma patiente. C’est réellement une personnalité stupéfiante.

Il lui tendit sa carte.

— N’hésitez pas à m’appeler si je peux vous être utile en quoi que ce soit. Et pourquoi n’accompagneriez-vous pas Manon à Swynghedauw demain ? Ça vous permettrait de mieux saisir les bizarreries que notre cerveau est capable de générer. C’est… tout à fait étonnant.

— Merci. Je pense qu’on va de toute façon être amenés à se revoir.

Il acquiesça et ajouta :

— Surtout, lorsque nous entrerons dans la chambre de Manon, gardez bien en tête qu’elle ne doit pas être bousculée dans ses habitudes plus qu’elle ne l’est déjà. Il n’y a rien de pire pour un amnésique que de se réveiller dans un environnement inconnu. Ce sont alors les instincts de survie qui resurgissent. Manon, se sentant en danger, pourrait… dérailler… devenir violente.

— Je sais. Le chauffeur malheureux qui l’a récupérée à Raismes en a déjà fait les frais…

Il prit un ton grave.

— Une dernière chose, très importante. Sa mère s’est suicidée en se tranchant les veines, peu de temps après le cambriolage.

— Je sais… Hôpital psychiatrique…

— Marie Moinet n’a jamais supporté la brusque disparition de sa fille Karine, ainsi que ce qui est arrivé à Manon.

— Il faut reconnaître que ça fait beaucoup…

— Certes… Toujours est-il que Manon a… comment expliquer… choisi d’ignorer le décès de sa mère.

— Choisi ?

— Choisi, oui. Manon se forge sa propre existence. Elle sélectionne ce qu’elle veut retenir en le répétant une multitude de fois, et elle omet le reste. Or, elle n’a noté ce décès nulle part. Elle n’a pas décidé d’en constituer un souvenir.

Lucie n’en revenait pas.

— Mais… Comment peut-elle choisir d’ignorer une chose pareille ? Il s’agit de sa mère !

— Je pense que vous ne vous rendez pas encore vraiment compte… Imaginez juste qu’en pleine nuit, des gendarmes viennent frapper à votre porte, et vous annoncent que votre mère est morte. Imaginez-le réellement, s’il vous plaît… Le noir, les coups sur la porte, les gendarmes… On vous laisse alors encaisser le choc et pleurer jusqu’à la nuit suivante. Puis on vous efface la mémoire, vous ne savez plus la raison de votre effondrement. Vous vous tenez là, une barre dans la tête, les yeux piquants, et vous ne comprenez pas ! Vous vous remettez à peine, et on vous réapprend cette terrible nouvelle. Les mêmes gendarmes, qui viennent frapper à la même porte. Et ce, nuit après nuit, une vingtaine de fois, jusqu’à ce que ce malheur se fige enfin en un pénible souvenir. Manon a refusé cet effort insoutenable. Elle a préféré préserver ses souvenirs heureux, et ne pas les obscurcir avec ce décès. Car les souvenirs antérieurs à l’accident sont tout ce qui lui reste. Un parfum, une caresse, un éclat de rire… Ils sont les seules choses qui la raccrochent à la vie, qui lui offrent un passé, la sensation d’avoir vécu. Alors, sa conscience veut à tout prix les garder intacts. Vous comprenez ?

Lucie hocha la tête.

— Très bien, reprit Vandenbusche. Avec son frère, nous… respectons son choix de ne pas savoir. Nous avons décidé d’aider Manon dans sa volonté de croire que Marie Moinet était encore en vie. Personne ne peut accéder à son N-Tech. Il est protégé par un mot de passe qu’elle change régulièrement. Impossible pour nous, donc, d’y inscrire de fausses informations concernant « l’existence » de sa mère. Mais… nous lui disons régulièrement qu’elle a omis de noter sa visite, qu’elle l’a appelée dans la journée, et ainsi de suite. Manon entre alors elle-même ces données dans son organiseur. Si je lui dis qu’elle a appelé sa mère la veille, elle me croira. C’est… d’un commun accord avec elle que j’agis ainsi, pour éviter de la faire souffrir inutilement.

Lucie se sentait emplie d’un sentiment de révolte.

— C’est une histoire de dingues. N’importe qui peut truquer le passé de Manon… Quelle horreur…

— Je suis d’accord avec vous, ces patients sont vulnérables. Vous savez, l’humanité, et même plus généralement le règne animal ont survécu parce que le cerveau enregistre plus aisément les informations négatives que les positives, cela a été prouvé par la science. Depuis la nuit des temps, ce sont les émotions négatives qui font que l’on échappe à son prédateur, ou que, sans cesse, on cherche à se nourrir, même sans la sensation de la faim. Pensez aux ours, qui s’alimentent des mois à l’avance avant d’entrer en hibernation. Ils anticipent le danger de l’hiver. Mais cet instinct d’autodéfense n’existe plus chez les amnésiques antérogrades. Ils se savent fragiles mais n’y peuvent rien, et cela conduit certains d’entre eux à des états dépressifs sévères, qui parfois se terminent en suicide. Les statistiques sont là pour en parler, et les hôpitaux psychiatriques enregistrent chaque jour de nouveaux cas d’amnésiques dont on ne sait que faire. Voilà pourquoi vous trouverez Manon très vigilante. Elle s’est isolée pour se protéger. Elle n’a confiance qu’en elle-même et dans les informations de son N-Tech.

— Et en son frère, non ?

— Si, bien sûr. Ils sont très liés, Frédéric veille sur elle avec énormément d’attention. Mais Manon est changeante. Un jour, elle a confiance, le lendemain, non. Vous pourrez la voir très violente et, dans la minute qui suit, adorable. C’est ainsi…

Ils arrivèrent en face des ascenseurs.

— Je vous ai parlé de la mémoire à court terme, voilà quelques minutes. Ces sept mots, que je vous ai cités… Vous vous rappelez ?

— Euh… Maison, poussette… Je ne sais plus…

— Vous ne savez plus… Eh bien pour Manon, c’est pareil avec votre visage… Elle ne sait plus…

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