Le dîner avec Maud avait tourné à la catastrophe. Lucie n’avait pas réussi à décrocher une seule parole. Elle restait obnubilée par les étudiants, leurs yeux exorbités, leurs murmures. Jusqu’où son secret, cette part d’elle-même qu’elle protégeait depuis si longtemps, allait-il être divulgué ? Comment finirait ce déversement de douleur ?
En s’engageant dans la rue Danel, elle continuait à ressasser les mêmes pensées. Elle ajusta son petit blouson bleu nuit, le regard inquiet.
— Salut les gars, fit-elle en frappant contre l’une des vitres de la 306. Pas trop dif…
Une énorme pulsation gonfla sa carotide.
Aucune réaction à l’intérieur. Elle cogna avec plus de vigueur, le front collé au carreau, et découvrit la pointe de sang au-dessus du col de son collègue.
Les deux mains sur la poignée, les dents serrées, elle tira de toutes ses forces. Sans succès. Elle préféra ne pas briser la vitre. Ne pas alerter l’agresseur, peut-être encore dans les parages.
Elle se retourna. L’impasse. Gueule sombre et inquiétante. Elle s’y enfonça, ses sens aiguisés, ses muscles en alerte.
Quand elle s’engagea dans le couloir, la crosse du Sig Sauer caressait le creux de sa paume.
Sous le poids du silence, le spectre de ses agressions récentes lui revint en mémoire. Son organisme déversait sa crainte par chaque pore de sa peau. Seule, de nouveau. Un flash sur ses rétines : ses filles. Et s’il lui arrivait malheur, que deviendraient-elles ?
Elle s’en voulut de penser à une chose pareille. Pas maintenant ! Elle était flic, jusqu’au bout des ongles. Elle devait agir.
Derrière elle, la porte d’entrée principale se rabattit dans un soupir.
D’un coup, des cris étouffés. Puis les éclats d’une lutte. Dans l’appartement de Manon.
Lucie se plaqua contre le mur, sur le côté, et tourna la poignée. Fermé. Elle pointa le canon sur la serrure et embrasa le couloir de poudre incandescente.
Des bruits de pas, à l’intérieur. Puis un autre coup de semonce.
Lucie chassa la porte du pied. L’arme contre la joue, elle jeta un coup d’œil dans l’embrasure.
Manon gisait sur le sol du salon, les doigts repliés sur sa gorge, chuchotant inlassablement les mêmes syllabes : « Ber-nou-li ». Son chien la léchait. À côté d’eux, un Beretta, ainsi qu’un cran d’arrêt déployé.
La jeune femme avait réussi à désarmer son assaillant.
Dans un sursaut, Manon se redressa et la braqua instantanément. Les yeux injectés de sang, elle crachait une espèce d’écume blanchâtre. Elle allait tirer.
— Je suis Lucie Henebelle ! hurla le lieutenant en levant les mains. Rappelez-vous ! Lucie ! Lucie !
Le doigt qui tremble sur la détente. Une vibration, une infime vibration pour que la balle jaillisse et transperce le crâne de la flic.
— Lucie Henebelle ! reprit-elle. Lucie Henebelle ! Vous savez ça ! Vous l’avez appris !
Un éclair traversa les pupilles de Manon.
— Lucie Henebelle ? Que se… passe-t-il ? Ma… gorge… On a voulu… On a voulu m’étrangler…
Un souffle humide traversa l’appartement. Suivi d’un claquement de fenêtre au bout du couloir. Lucie se rua vers la porte en disant à Manon :
— Ne touchez pas à ce couteau… Les empreintes ! Je reviens !
L’impasse. Au bout, une silhouette qui s’enfuyait à droite dans la rue.
En une fraction de seconde, toutes les pensées de Lucie quittèrent son cerveau. Elle se précipita, les doigts serrés sur son arme, entièrement mobilisée à coordonner la musique de la traque. Et l’écoulement de son souffle.
Goulots d’étranglement, virages aux angles impossibles. Rue Royale, puis Négrier. Le Vieux-Lille semblait se rétracter sur lui-même, pareil à une araignée infâme. L’ombre tourna encore. Rue Jean Moulin, puis d’Angleterre, artère sinistre flanquée de boutiques aux rideaux d’acier. Lucie gonflait ses poumons d’inspirations précises et régulières. Le cœur suivait, les veines enflaient, les muscles répondaient. Elle gagna en rapidité. Jusqu’à ce que la pointe dans le mollet se remette à hurler.
Elle grimaça mais poursuivit, hargneuse, enragée. Le bruit des pas devant elle l’enivrait, la gorgeait de courage. Le fuyard perdait du terrain. Encore quelques mètres à peine avant de s’arrêter pour le prendre en joue. Et le blesser.
Impossible de voir à quoi il ressemblait. Juste un imperméable, un bonnet, un sac à dos, des fers de boîtes cognant les pavés.
Autre virage. Au loin, deux ou trois jeunes, plaqués contre un mur. Fracas d’objets qui chutent. Dans l’angle, des poubelles renversées. Lucie eut le réflexe de sauter mais l’atterrissage la foudroya. La brûlure se propagea jusque dans son genou. Et la stoppa net.
Elle hurla, les mains écrasées sur le muscle bombé, le front relevé vers l’homme qui s’évanouissait déjà dans le froid de la nuit lilloise. Elle tenta encore quelques pas, malgré sa jambe en feu. En vain.
— Eh merde ! cria-t-elle dans le vide. Merde, merde, merde !
Elle fit demi-tour, hors d’elle. Encore un échec. Décidément, tout partait en vrille.
Elle regagna l’impasse en boitillant.
Soudain, au niveau du véhicule de police, une hallucination.
Une silhouette, penchée sur la fenêtre de la 306. Même gabarit que l’agresseur.
Lucie se précipita et écrasa son canon sur l’arrière de la chevelure châtain.
— Bouge pas !
L’homme se retourna lentement, les bras levés. Lucie raffermit sa prise autour de la crosse.
— Turin ? C’est pas vrai !
Le lieutenant parisien au perfecto noir… Elle baissa son Sig. Derrière lui, la vitre de la voiture avait volé en éclats.
— C’est quoi ce bordel ? demanda-t-il d’un ton très dur.
Lucie fronça les sourcils en remarquant la méchante blessure sur sa main gauche.
— Il est plus de 22 heures. Qu’est-ce que vous fichez ici ?
— Et vous ?
Elle observa ses pieds. Des bottes.
— Vous avez le front en sueur, constata-t-elle. Vous avez couru ?
— J’arrive à pinces de l’hôtel. Je me suis farci deux kilomètres… Avec la cigarette… Ça arrange rien…
— Je répète ma question. Qu’est-ce que vous fichez ici ?
— Des trucs à demander à Manon… Sur son frère… Et vous ?
— Moi aussi…
Ils se jaugèrent quelques secondes sans desserrer les dents. Lucie rompit le silence la première. Elle désigna la 306.
— Comment ils vont ?
— Juste endormis, à première vue. J’ai appelé les secours.
— Je viens de poursuivre un type qui a essayé d’étrangler Manon.
Turin écarquilla les yeux. Lucie ne lui laissa pas le temps de répondre. Elle continua :
— Eh oui, un étranglement, même scénario qu’il y a trois ans. Je crois bien que l’agresseur est revenu corriger son erreur.
Elle le considéra d’un air de reproche.
— Vous allez continuer à me dire que le cambriolage de l’époque était une simple coïncidence ? Qu’il n’avait rien à voir avec toute cette histoire ?
Elle lui tourna le dos et s’enfonça dans l’impasse. Il lui emboîta le pas.
— Vous traînez la patte, Henebelle. Un souci ?
— Non, aucun souci ! Et vous, votre main ?
— Rien de grave. Une mauvaise coupure.
Ils pénétrèrent dans le couloir. Puis chez Manon. Personne dans le salon.
— Manon ?
Pas de réponse. Turin posa son index sur ses lèvres et sortit son arme. Il s’aventura en direction de la cuisine. Rien.
Ils s’avancèrent vers le bout du couloir. La porte de métal. La partie room.
— Manon ! cria Lucie en tambourinant sur la plaque d’acier.
Silence. Ils foncèrent vers la chambre.
— Où est-elle, nom de Dieu ?
Ce fut dans la salle de bains qu’ils la découvrirent, allongée sur le sol. Immobile.
Le Beretta et le cran d’arrêt entre ses jambes inertes.
Son chemisier taché de sang.