36.

La maison aux pierres centenaires n’était pas chauffée. Le propriétaire des lieux avait caché les clés sous un pot de granit, comme au temps où Manon venait y passer ses vacances. C’était une bâtisse de plain-pied d’une dizaine de pièces, aménagée en appartements, aux volets attaqués par les rudes pluies de l’Ouest. Un endroit magique, d’où l’on dominait les déchirures de la côte.

Grelottant sous une couverture, Lucie massait son mollet pour tenter d’apaiser sa douleur. Manon s’empara de quelques feuilles et d’un marqueur qu’elle sortit de son sac à dos.

— Je vais devoir noter et afficher sur ces murs des choses qui risquent de vous paraître bizarres, mais… si je ne le fais pas, je pourrais…

— Péter les plombs, un câble, une durite ?

Lucie désigna son front.

— Ou me frapper à coups de batte jusqu’à ce que mort s’ensuive ?

Manon s’approcha et palpa délicatement l’arcade sourcilière suturée.

— Oh ! Ne me dites pas que…

— Si, si, c’est bien vous. Mais ça va, ne vous inquiétez pas.

Les doigts de Manon étaient chauds, ses gestes d’une tendresse enfantine. Elle avança ses lèvres à quelques centimètres de celles de Lucie.

— Vous êtes sûre ?

— Pas de soucis…

Lucie détourna imperceptiblement la tête, un peu gênée, et demanda :

— Et maintenant, vous pouvez bien m’expliquer pourquoi nous sommes ici ?

— Deux minutes. Deux minutes, OK ?

Après avoir noté sur des feuilles le récit de ses heures passées, après avoir affiché partout que Lucie l’accompagnait pour l’aider, Manon s’empara d’une bouteille de Martini dans un bar en forme de tonneau, traça au marqueur un trait indiquant le niveau d’alcool et remplit deux verres.

— Le trait, c’est pour quoi ? questionna Lucie.

— À votre avis ?

— Éviter que vous vidiez la bouteille sans vous en rendre compte ?

— Eh oui, voilà à quoi j’en suis réduite…

— N’empêche, vous savez très bien vous débrouiller. Revenir de Bâle toute seule et avancer si loin dans une enquête criminelle sans aucune aide… Je dois admettre que le docteur Vandenbusche est un excellent professeur, et vous la meilleure des élèves.

— Vous le connaissez ?

— Un peu, oui.

Manon abandonna sur la moquette les quelques punaises rouges qu’elle tenait encore dans sa main blessée.

— Cela doit faire deux ans qu’il me soigne, et je ne sais même pas à quoi il ressemble. J’entends parfois le son de sa voix, au fond de ma tête. Je l’imagine la cinquantaine, grisonnant, un peu trapu. Mais très propre sur lui, et distingué. Je me trompe ?

— Non, vous voyez juste. Comme souvent.

Manon tendit le verre à Lucie et s’installa dans une banquette.

— Vous êtes une très jolie femme, Lucie. Un peu… comment dire… sévère dans votre manière de vous habiller ou d’observer, mais très mignonne.

— Je… Que répondre ? Je vous remercie…

La flic changea de sujet, mal à l’aise.

— Que fait-on ici, au fin fond de la Bretagne ?

La jeune amnésique relut pour la dixième fois de la soirée les informations mémorisées dans son N-Tech.

— Je ne vous l’ai pas encore dit ?

— Non.

— Absolument rien ?

— Absolument rien. De peur peut-être que… que je continue sans vous. Mais je ne vous abandonnerai pas. Ma promesse… Vous vous rappelez ?

— Je me rappelle. Quoi que vous en pensiez, je me souviens de… certaines choses de vous. Comme si… C’est assez curieux. C’est différent de la vision que j’ai des autres personnes…

Manon se releva et s’empara d’une carte routière.

— Revenons à nos moutons. Avant mon… accident, j’ai observé des cartes de France des nuits et des nuits. Je cherchais à percer le cheminement logique suivi par le Professeur. Comment choisissait-il ses victimes, selon quels critères ? Pas socioprofessionnels, ils étaient extrêmement variés. Ni physiques, puisqu’il s’en prenait à des hommes, des femmes, des jeunes, des moins jeunes, indifféremment. Alors je me suis demandé : pourquoi ces victimes-là, si éloignées géographiquement les unes des autres ? Pourquoi se donner tant de mal, alors qu’il suffisait de frapper dans un même département ou dans une même région ?

— Pour qu’on ne puisse pas cerner ses habitudes, son environnement. Il s’agit d’un itinérant. Il sélectionne peut-être ces agglomérations au hasard, tout simplement, comme certains tueurs en série américains qui sévissent sur plusieurs États. Des suspects zéro.

Manon secoua la tête avec détermination.

— Non ! Le hasard n’a pas sa place dans cette histoire, pas pour un esprit aussi rigide que celui du Professeur. Songez à la spirale, à l’élaboration des scènes de crime mettant en jeu les lois les plus strictes des mathématiques. Avec… Turin, nous n’avons jamais trouvé de relation entre ces personnes, alors, j’ai cherché s’il pouvait en exister une entre les lieux qu’il choisissait. Quelque chose de… géographique.

Elle dessina un triangle dans l’air avec son index.

— Rappelez-vous, le triangle équilatéral, entre Hem, Rœux et Raismes. Une figure géométrique parfaite, nouveau signe de sa maîtrise. À l’époque, nous avons échoué. Quand vous regardez les villes des six premiers meurtres, elles semblent disposées complètement au hasard dans l’espace, rien ne les relie entre elles. Pas de pentacle, de carré, ni la moindre figure cabalistique…

Lucie avala une gorgée de son Martini.

— En effet… Juste des points sur une carte, semble-t-il.

— Jusqu’à ce que je découvre les croix, sur la spirale de Bernoulli. Les sept croix.

— Vous pensez que… Elles représenteraient les villes des sept assassinats ?

— Oui et non…

Manon s’excitait de plus en plus.

— Les six premières croix représentent bien les villes des six premiers meurtres. Mais Rœux n’appartient pas à la spirale. Elle est totalement en dehors.

Elle engloutit son verre d’un trait, déplia la carte devant elle, et vint s’asseoir en tailleur sur la moquette. Lucie l’imita.

— Regardez, regardez ! Cela m’a fait tilt face à la spirale de Bernoulli. Rappelez-vous : « Eadem mutata resurgo », « Changée en moi-même, je renais ». Il… Il suffisait juste de reproduire cette spirale sur une carte de France et de l’agrandir, pareille à elle-même, jusqu’à… jusqu’à ce que la courbe passe sur les villes des assassinats ! Les croix correspondent parfaitement ! Regardez !

Un éclair traversa ses grands yeux bleus.

— Bernoulli était la clé ! Sans cette clé, impossible de déceler le rapport entre ces lieux !

Lucie fixait la spirale dessinée sur la carte qui chevauchait les points gris des agglomérations. Son ongle suivit la courbe, jusqu’à la septième et dernière croix perdue dans la mer, ici, en Bretagne. Elle recouvrait des petits points clairs représentant des îles.

Rœux se trouvait complètement en dehors de la figure, tout là-haut, au nord. Pourquoi ?

La mathématicienne se servit un nouveau Martini et remplit le verre de Lucie. Elle commençait déjà à sentir les effets de l’alcool. Elle regarda son interlocutrice dans les yeux et souleva légèrement son pull, puis son chemisier.

— « Rejoins les fous, proche des Moines. » Tu te rappelles, Lucie ?

La jeune flic s’étonna de la soudaine proximité de Manon. Combien de temps cela allait-il durer ? Quelques minutes, quelques secondes ? Quand se remettrait-elle à la vouvoyer ? Il suffisait juste d’une distraction, avait expliqué Vandenbusche, un coup de tonnerre, la chute d’un objet, un cri, et cette complicité naissante s’évanouirait. Ne resterait alors entre elles que la froideur de l’enquête. Et la terreur d’une femme découvrant une inconnue dans la même pièce qu’elle.

— Lucie ?

— Je me souviens, oui… « Rejoins les fous, proche des Moines. »

Manon pointa Perros-Guirec sur la carte, puis fit lentement glisser son doigt vers le haut.

— La septième croix que tu vois ici indique l’emplacement de sept îles, situées au large de Perros-Guirec. L’une d’elles s’appelle…

— L’île aux Moines ! compléta Lucie en plissant les paupières.

— Exactement ! Et il y a une autre île, proche de l’île aux Moines, Rouzic, sur laquelle il est formellement interdit de se rendre. Une terre de rochers et de falaises qui abrite la seule colonie de Fous de Bassan de France. Plus de dix-sept mille couples y nidifient chaque année, de janvier à septembre. Un véritable rempart de plumes et de becs, qui fait ressembler l’île à une gigantesque boule de coton.

Lucie frissonnait. Elle se frotta les épaules.

— Rejoins les fous… Les fous de Bassan… C’est donc là où nous devons nous rendre, sur Rouzic, proche des Moines… Votre frère vous a sous-estimée en inscrivant ce message…

— Pardon ?

— Non, rien… Je pensais tout haut. Et vous savez ce que nous allons chercher là-bas ?

— Malheureusement, non. Je n’en ai aucune idée. Il n’y a rien d’autre que des oiseaux sur cette île.

Soudain nostalgique, Manon se mit à raconter, alors que ses yeux se perdaient sur les motifs de la tapisserie :

— Je connais bien l’endroit. Adolescents, nous venions en vacances dans cette maison. J’ai toujours aimé la Bretagne. Sa beauté sauvage, son atmosphère féerique… J’ai beau être une scientifique, je suis pourtant très intriguée par les contes celtes, l’ambiance ésotérique, où tout ne s’explique pas par la rigueur d’une démonstration.

— Moi aussi, approuva Lucie. Je crois en effet que… que certaines manifestations ne s’expliquent pas…

Manon termina son verre et continua :

— Avec mon frère et des amis du coin qui avaient un bateau, nous allions en cachette sur l’île Rouzic. Frédéric et moi, on a toujours aimé braver les interdits, être différents des autres…

Elle se racla la gorge.

— Je suis différente des autres, Lucie.

— Je sais.

— Je ne te parle pas de mon handicap… Mais de… de ce que je ressens… À l’égard des hommes, par exemple… Je ne suis pas homo mais… je ne sais pas… ils ne m’attirent pas.

Il y eut un court silence, avant que Manon poursuive :

— Parce que j’ai des sentiments, tu sais ? Je ne suis pas juste une machine. Moi aussi j’ai des envies, des besoins, des goûts particuliers… J’aime les glaces, le thé à la menthe, les promenades à cheval… J’aime porter de beaux vêtements, me parfumer, comme n’importe quelle autre femme.

— Je sais Manon. Je commence à te connaître.

Une douleur sourde brillait dans les yeux de la jeune amnésique.

— Parfois, quand je vois comment les autres me regardent, je me sens tellement inutile… C’était déjà comme ça avec mon métier. On imagine toujours les mathématiciens comme des calculateurs acharnés, des individus asociaux qui brassent du vent… Pourtant c’est absolument faux ! Ils s’interrogent sur des structures, des théories, des configurations qui peuvent changer le mode de pensée ! Il suffit de se souvenir qu’au Moyen Âge, c’était la religion qui définissait le cadre de la réalité ! Quand les savants ont réussi à expliquer l’origine d’un éclair ou d’une comète, tout a changé, ces événements sont devenus scientifiques et on s’est rendu compte, en définitive, que la science faisait avancer l’humanité. Crois-moi, toutes les branches des mathématiques, si abstraites soient-elles, trouvent toujours une application très concrète dans le monde réel.

Ses prunelles s’embrasèrent.

— Le seizième problème de Hilbert par exemple, sur lequel je travaillais, l’un de ces fameux problèmes du millénaire, permettrait de comprendre, s’il était résolu, le comportement d’un écosystème proies-prédateurs. Que se passerait-il si on laissait sur une île des moutons et des loups en nombre égal, Lucie ?

— Eh bien… Je suppose que les loups mangeraient les moutons ?

— Et ces derniers se feraient moins nombreux. Et, de ce fait ?

— À mon avis, la pénurie de proies entraînerait une diminution du nombre de prédateurs, qui mourraient affamés ou se dévoreraient entre eux.

— Tout à fait. Et cette diminution impliquerait par conséquent un nouvel accroissement du nombre de proies, qui, de nouveau, permettrait le développement des prédateurs, et ainsi de suite. Mais après, au bout d’un an, dix ans, mille ans ?

Lucie haussa les épaules, intriguée. Manon termina son explication.

— La résolution d’un tel système d’équations différentielles permettrait de comprendre l’évolution démographique des espèces dans le temps, ou l’extinction de certaines d’entre elles. Alors tu vois… Je ne suis pas juste… un objet inutile…

Lucie aurait aimé lui prendre la main, la caresser, la réconforter, mais elle se contenta de dire :

— Manon. Je sais à quel point les gens sont intolérants et superficiels. Ils… se limitent à juger sur les apparences, sans chercher à voir plus loin. Pourtant, chaque histoire sur cette Terre mérite d’être vécue. Et racontée…

— Alors raconte-moi la tienne. Celle qui te donne ce regard si déterminé et te force à te cacher derrière des tenues de mec, alors que… tu me parais si tendre… si attentionnée.

Lucie fixa ses pieds.

— À quoi bon Manon ? Dans une minute, tu ne te souviendras de rien.

Manon se recula brusquement et s’immobilisa. Les larmes lui vinrent aux yeux.

— Comment oses-tu ?

— Manon, je…

— En te parlant, j’avais oublié mon amnésie ! Cela n’a duré que peu de temps, mais je l’avais oubliée ! J’avais… une conversation normale, des émotions, je me sentais bien ! Oui, j’aurais oublié ton histoire, et alors ? Je t’aurais écoutée, au moins ! J’aurais partagé des secrets avec toi, même un court instant ! Qui sait ? Parler t’aurait peut-être soulagée ? Tu… Tu as tout gâché ! Je te l’ai dit, je ne suis pas qu’une machine ! Mais apparemment, tout ceci t’échappe !

Folle de rage, elle se leva et donna un coup de poing dans le mur.

Alors, elle se mit à observer autour d’elle. Les papiers accrochés, les Post-It. « Lucie, le lieutenant aux boucles blondes, m’accompagne pour m’aider. » Puis elle regarda ses mains. Pourquoi tremblaient-elles ? Pourquoi ces sentiments violents, au plus profond de son cœur ? Elle se retourna, l’air grave. Une femme, assise sur le sol, la fixait étrangement. La femme aux boucles blondes.

— Que s’est-il passé ? Pourquoi suis-je en colère ? C’était contre vous ?

Elle vit la carte sur la moquette, la spirale de Bernoulli. Elle reconnut la maison de son adolescence. La Bretagne. Qu’est-ce qu’elle faisait là ?

Lucie se releva, déconcertée.

— Oui, tu étais en rage contre moi. Mais c’est sans importance à présent…

— On se… tutoie ? Dites-moi ? Pourquoi sommes nous ici ?

— Nous devrions aller nous coucher. La journée de demain risque d’être éprouvante. Le rendez-vous avec Erwan Malgorn est à 6 h 30… Direction l’île Rouzic…

— Erwan ? Qu’est-ce qu’il vient faire dans cette histoire ? Et comment vous savez tout ça ? Pourquoi nous rendons-nous là-bas ?

Lucie vint lui saisir le bras.

— Fais-moi confiance, se contenta-t-elle de répondre. Essaie de prendre les choses comme elles viennent, tu reliras tes notes plus tard. Mais pour l’heure, par pitié, allons nous coucher. Si tu veux bien, je vais dormir à tes côtés, comme ça je pourrai veiller sur toi. Ça me paraît plus prudent.

La jeune mathématicienne la dévisagea longuement avant d’acquiescer :

— D’accord… Merci… Merci beaucoup…

À peine Manon avait-elle allumé dans la chambre que Lucie vint s’écraser sur le lit. Elle resta là quelques secondes, sans bouger, le temps pour Manon d’ouvrir les volets et d’aérer la pièce. Puis Lucie se redressa et jeta un rapide coup d’œil sur une aquarelle accrochée au mur. Soudain, elle fronça les sourcils et s’approcha. Juste à côté… une punaise rouge plantée dans la tapisserie épinglait un minuscule morceau de papier arraché. Une punaise semblable à celles que Manon venait d’utiliser pour fixer ses mémos.

— Depuis quand tu n’es plus venue dans cette maison ? demanda Lucie.

— Depuis l’adolescence. Pourquoi ?

— Et après ton agression ? Après ta perte de mémoire, tu penses que tu as pu revenir ?

— Cela m’étonnerait beaucoup. Pour quelle raison l’aurais-je fait ?

— Pour tes vacances ?

— Mes vacances ? Mais à quoi ça me servirait de prendre des vacances ?

Lucie ôta son pull, sceptique. De toute évidence, Manon était déjà revenue ici. Et elle ne s’en rappelait pas…

Manon s’assit sur le matelas.

— Une fois tout ceci terminé, je crois… je crois que je retournerai habiter à Caen, auprès de ma mère. J’ai besoin d’une présence féminine. Vous comprenez ?

Lucie ne sut que répondre. Sa pauvre mère reposait six pieds sous terre depuis tellement longtemps…

Manon se déshabilla en face d’elle sans éprouver la moindre gêne. Elle sentait qu’elle pouvait accorder sa confiance à la jeune flic, avec, toujours, cette impression tenace de la connaître, sans vraiment l’avoir déjà vue. En enlevant son pantalon, elle releva une petite tache sur le côté de sa culotte. Elle fronça les sourcils et se tourna vers Lucie.

— Dites-moi ! Comment sommes-nous arrivées ici ? En Bretagne ?

Lucie soupira. Toujours la même rengaine.

— Je viens de Lille en voiture, et tu arrives de Bâle, en train je suppose.

— Bâle, Bâle. Bernoulli. Je suis allée là-bas seule ? Vous n’êtes pas venue avec moi ?

— Non, c’est Hervé Turin qui t’a accompagnée.

Manon devint blême, paniquée.

— Impossible ! Je ne serais jamais partie avec lui ! C’est faux !

— Et pourtant, crois-moi, tu l’as fait… Il t’a convaincue en te parlant du Professeur, en prétendant être le seul à pouvoir te guider. Et tu as mordu à l’hameçon.

Manon se jeta sur son N-Tech, consulta les derniers événements, déclencha les monologues et bilans enregistrés depuis la veille. Lucie s’avança vers elle.

— Manon… Ne t’inquiète pas… Ça va aller…

— Non, non, ça ne va pas ! Il s’est produit quelque chose ! Cette tache ! Cette tache sur ma culotte ! C’est du sperme !

La jeune amnésique gardait les yeux rivés sur son petit écran. Des photos défilèrent. Bâle, le Rhin, la cathédrale, Turin.

— Attends ! s’exclama soudain Lucie.

Elle s’approcha de l’appareil.

— Le pansement, sur son nez…

— Quoi le pansement ? demanda Manon.

— Il ne l’avait pas en partant de Lille…

Elles échangèrent un lourd regard. La blessure au nez, la tache sur le sous-vêtement de Manon. Turin aurait pu si facilement abuser d’elle. Lucie revit alors la main du flic abîmée, ce morceau de chair arraché quand ils avaient découvert les collègues endormis. Que fichait Turin aux abords de l’impasse du Vacher à la nuit tombée ?

Elle tendit le bras pour caresser les cheveux de la jeune femme. Mais Manon la repoussa, se leva, hors d’elle, terrorisée, et se mit à longer les parois, à cogner, avec une régularité mesurée, tandis que ses ongles s’enfonçaient dans sa chair, tant elle serrait les poings. Et elle continua ainsi jusqu’à ce que ses traits se détendent, que la colère s’éloigne pour laisser place à l’étonnement de se retrouver ici, en Bretagne.

Toujours les mêmes gestes. Le N-Tech, la lecture des informations.

Lucie resta perplexe. Manon venait d’oublier tout l’épisode.

Volontairement. Pourquoi ? Pour éviter d’affronter la violence d’un viol ?

La flic se rapprocha de la mathématicienne et, d’un geste timide, lui ôta sa petite culotte. Il fallait la récupérer, la porter au laboratoire d’analyse. Savoir si Turin avait franchi la limite.

Manon la laissa faire. Sans réfléchir, elle embrassa Lucie sur la bouche. Elle ne ressentit ni dégoût, ni colère contre elle-même. Juste de la tendresse. Et une simple envie.

— Désolée… Je…

— Ne le sois pas, dit Lucie.

Elle tira Manon vers le lit et la glissa sous les draps.

— Il faut que tu dormes, chuchota-t-elle. Demain, une grosse journée nous attend. Je serai à tes côtés quand tu te réveilleras.

Manon se sentit bien. Vivre le présent. Ne pas chercher à affronter le passé ou le futur. Pas ce soir.

— Ce baiser, euh…

— Lucie, je m’appelle Lucie…

— Lucie… Il m’a fait du bien… Cela fait longtemps que je n’ai pas ressenti une telle douceur… Même si je ne me rappelle plus, il y a des choses que je sais…

Lucie s’éloigna sans répondre, rangea le sous-vêtement dans la poche de son sac et fixa son reflet sur la fenêtre de la chambre. Elle resta là, longuement, sans bouger.

Que lui arrivait-il ? Etait-ce bien son image sur la vitre ?

— Tu crois que je devrais avoir un enfant ? demanda soudain Manon.

— Pardon ?

Manon regardait le plafond.

— Un enfant… Sa naissance… Je m’en souviendrais forcément… Cela… Cela ouvrirait peut-être une porte… Une porte vers l’avenir…

— Peut-être Manon… Peut-être…

Sans plus un bruit, Lucie éteignit la lumière et resta debout dans la chambre.

Elle fixa Manon dans l’obscurité. C’était sûr, cet enfoiré de Turin l’avait violée !

Combien étaient-ils à abuser d’elle ainsi ?

Elle en voulut à la planète entière. Ce monde était vraiment un monde de crasse. Ses jumelles lui manquèrent terriblement.

Le cœur lourd, elle se faufila sous les draps et se serra contre ce corps qui l’attendait. Les lèvres de Manon vinrent cueillir les siennes. Une nouvelle fois, elle ne chercha pas à les éviter. Cela faisait si longtemps…

Elles disparurent toutes deux sous les draps. La chaleur des caresses. La folie de l’instant. L’échange forgeant définitivement la promesse d’un demi-tour impossible. À partir de maintenant, c’était à deux. À deux jusqu’au bout…

Une heure plus tard, à l’extérieur, de l’autre côté de la fenêtre, une ombre s’avança secrètement. Et plaqua son front sur la vitre, un briquet à la main.

La flic était assise dans un fauteuil à proximité de son arme.

Il allait falloir trouver un autre moyen…

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