10.

Frédéric Moinet se gara en catastrophe sur le parking de l’hôpital Roger Salengro. Il claqua la portière de sa BMW dernière génération et disparut dans le hall des urgences. Après vérification de son identité, on lui indiqua le numéro de la chambre où sa sœur avait été admise. Il s’y précipita en courant, son long imperméable gris bruissant dans le sillage de sa mince silhouette.

Il pénétra dans la pièce, légèrement éclairée par une veilleuse. Un homme, assis sous un poste de télévision suspendu au mur, se leva immédiatement pour le saluer. Le docteur Vandenbusche.

— Merci de votre appel, fit Frédéric en serrant la main du neurologue. Mais pourquoi n’avoir rien voulu me dire au téléphone ? Que s’est-il passé ? Comment va-t-elle ?

Frédéric transpirait d’inquiétude. C’était un homme tout en nerfs. Sa chevelure d’un noir sévère, rejetée vers l’arrière, renforçait l’impression qu’il donnait d’un bolide propulsé à cent à l’heure.

— Rassurez-vous, elle va bien, expliqua le médecin avec un très léger accent belge. Elle dort, on lui a administré un sédatif.

Frédéric s’empara d’une petite housse crème dans la poche intérieure de sa veste.

— Je l’ai… Il se trouvait à côté de son ordinateur, dans son appartement.

Le médecin s’appuya contre le mur, visiblement soulagé.

— Dieu merci…

Frédéric Moinet extirpa le N-Tech de sa pochette en cuir et le posa sur une tablette à côté du lit. Son interlocuteur l’entraîna vers le fond de la pièce. Il était complètement décoiffé, bien différent du Vandenbusche impeccable, monolithique, qu’il avait l’habitude de rencontrer.

— Écoutez, Frédéric… Votre sœur a été retrouvée par la police. Elle était en train d’errer dans les rues de Lille. Trempée, en survêtement, complètement désorientée.

Frédéric se passa les mains sur le visage en soufflant lentement. Puis il plissa les yeux.

— Quoi ? Mais… Elle ne peut pas s’être égarée dans Lille ! C’est la ville de son enfance, elle en connaît les moindres recoins !

— Elle ne s’est pas vraiment perdue… Elle était à bout de souffle…

Vandenbusche se racla la gorge. Il paraissait gêné.

— Je n’en sais pas plus pour le moment, mais elle… elle aurait été séquestrée. Elle présente des traces caractéristiques aux poignets et aux chevilles. Des marques de liens.

Frédéric se raidit instantanément.

— Séquestrée ! Vous plaisantez, j’espère ? Je l’ai encore vue ce matin !

Il s’approcha de sa sœur et lui caressa doucement le front. Puis il s’adressa de nouveau au médecin.

— Et vous allez continuer à me dire que cette fichue campagne de publicité ne présente aucun risque ?

Vandenbusche avait préparé sa réplique. Frédéric Moinet s’était toujours farouchement opposé à ce que sa sœur devienne l’égérie de N-Tech.

— Si nous avions estimé qu’exposer son image la mettrait en danger, jamais nous ne l’aurions fait, et vous le savez.

— Alors de quoi parle-t-on ? D’une coïncidence ? Ma sœur se serait fait kidnapper par hasard juste après le lancement de la campagne ? Il n’y a pas de hasard, monsieur Vandenbusche !

Le médecin lui agrippa le bras pour l’éloigner du lit. Il répondit calmement :

— Le cambriolage a eu lieu il y a plus de trois ans, et à Caen ! Comment pouvez-vous imaginer un seul instant que la même personne s’en prenne à la même victime, simplement parce qu’elle aperçoit sa photo sur une affiche publicitaire ? Ceci n’a aucun sens !

Il regarda Frédéric droit dans les yeux et continua :

— Voilà plus de deux ans que je me démène pour Manon ! Je sais, et vous savez, qu’elle a besoin d’aller de l’avant ! MemoryNode est un programme primordial pour elle. Pour son équilibre.

— Il est surtout essentiel pour votre carrière ! Ma sœur n’est pas un pantin !

Le neurologue soupira.

— Ne rentrons pas une nouvelle fois dans ce débat. Pas ici… Ce n’est pas parce que Manon ne se rappelle pas de la majeure partie de ses actes qu’elle n’est pas responsable. Elle a conservé toutes ses capacités intellectuelles, elle progresse tous les jours et se débrouille mieux que quiconque. C’est à elle, et à elle seule, que revenait cette décision. Elle a accepté l’offre de N-Tech. Et son argent. Point à la ligne.

Frédéric secoua la tête, dépité.

— J’ai dû céder notre entreprise familiale pour revenir ici, pour… la mettre à l’abri de son agresseur… Je l’ai éloignée de Caen, de cette ville où notre propre sœur a été assassinée, de cette ville où elle a perdu la mémoire, six mois plus tard ! Je vis avec elle, dans la même maison, je l’ai aidée à affronter son handicap, à oublier le… le Professeur… Et à présent…

— Je vous comprends bien. Mais Manon est ma patiente, et elle est aujourd’hui plus épanouie que jamais. MemoryNode lui fait un bien immense. Ce programme l’a transformée. Vous ne pouvez dire le contraire.

Frédéric garda le silence. Vandenbusche se frotta les sourcils, l’air soudain embarrassé.

— Frédéric, il y a quelque chose que vous devez m’expliquer. Un fait intrigant qui… qui me tracasse.

— De quel genre ?

Le spécialiste se dirigea vers Manon. Il souleva délicatement le drap puis le haut de sa tunique verte.

— Ces cicatrices…

Frédéric se figea.

— C’est bien ce que je pensais, poursuivit le neurologue. Vous étiez au courant… Celle-ci : « Rejoins les fous, proche des Moines », a été faite par un gaucher.

Il désigna la montre de Frédéric qui encerclait son poignet droit.

— Et vous êtes gaucher.

— Comment vous…

— Les cicatrices ont une mémoire. Quand on observe ces scarifications de près, on devine, à l’orientation des berges dermiques, dans quel sens ont été tracées les lettres. C’est très subtil, surtout dans le cas présent, où le texte est écrit de façon inversée. Cependant on le voit à la forme des rondes. Les « o » notamment. Je suis moi-même gaucher, ou plus précisément ambidextre, ce genre de détails ne m’échappe pas… À quoi cela rime-t-il ?

Frédéric explosa :

— Vous n’avez pas à le savoir ! Pour qui vous prenez-vous à violer ainsi l’intimité de ma sœur ? Si le secret médical a été trahi, je…

— Le docteur Flavien n’a nullement trahi le secret médical. Il était persuadé que j’étais au courant. Et j’aurais dû l’être !

— Pourquoi ? Je l’ai aidée à se scarifier de la sorte parce qu’elle m’en a supplié, tout simplement !

— Elle vous en a supplié ?

— Inscrire cette absurdité dans sa chair était devenu pour elle une obsession. Elle disait sans cesse que c’était la seule solution, la seule façon de conserver une information cent pour cent fiable. Que sur son corps, personne ne pourrait venir l’effacer, ni la trafiquer.

Le regard absent, Frédéric paraissait revivre cette épreuve pénible.

— Je n’ai pas eu le choix, elle était presque hystérique. Vous savez parfaitement comment elle se comporte quand elle a une idée en tête. Elle la note partout, l’enregistre sur bande audio, se la répète sans jamais s’interrompre. Alors, je l’ai fait pour… la soulager… Et parce qu’elle… parce qu’elle n’avait pas le courage d’agir seule, comme elle l’avait pourtant fait la première fois.

— Ainsi, elle s’est elle-même infligé l’autre mutilation ? Elle ne m’en a jamais parlé.

— Pourquoi l’aurait-elle fait ?

— Parce que cela fait partie de la thérapie ! Plus du tiers de mes patients se scarifient, voyez-vous ! Ils utilisent leur corps comme des parchemins. Et savez-vous de quelle façon tout ceci se termine ? L’hôpital psychiatrique ! Que signifie cette phrase : « Rejoins les fous, proche des Moines » ? Et cette histoire de tombe ? Pourquoi cette brusque interruption ?

— C’est assez compliqué. Et je n’ai pas envie de vous expliquer cela maintenant. Ce n’est ni l’endroit, ni le moment.

— Encore un rapport avec le Professeur, n’est-ce pas ?

Frédéric ne répondit pas. Il replaça la tunique, puis le drap, d’un geste tendre. Vandenbusche n’insista pas. Il répéta néanmoins :

— Oui… Vous auriez dû m’en parler…

Frédéric se retourna vers lui. Il serra le poing et se mit à crier :

— Il faut retrouver l’ordure qui l’a enlevée !

Manon remua légèrement les lèvres. Frédéric vint s’asseoir sur le bord du lit.

— Je suis là, ma petite sœur. Ne t’inquiète pas…

Il prit la main de Manon. Il sentit alors sous ses doigts une croûte de sang coagulé. Intrigué, il la retourna vers lui.

Le message le frappa comme un coup de couteau. « Pr de retour ».

Frédéric sentit ses jambes se dérober sous lui.

Le passé venait de refaire surface. Ce passé que Manon traquait avec un acharnement sauvage, jour après jour. À s’en rendre malade.

Le Professeur…

Frédéric s’empara d’un rouleau de gaze qui traînait sur la tablette et, d’un geste nerveux, se mit à bander la main endolorie. Cacher la vérité.

Derrière lui, Vandenbusche ne bougeait plus. Toute son attention s’était focalisée sur l’organiseur. Il demanda :

— Quelque chose me tracasse, depuis tout à l’heure… Le N-Tech, vous dites que vous l’avez trouvé chez elle ?

— À côté de son ordinateur.

— Et… Et sa porte d’entrée, elle était…

— Ouverte, l’interrompit Frédéric en terminant le bandage.

— Vous savez comme moi que Manon ne se sépare jamais de son N-Tech. Dès qu’elle met le nez dehors, elle le prend avec elle. Frédéric… Je pense que Manon a été enlevée chez elle… Chez vous… Dans votre propre maison.

Moinet devint livide.

— Je reviens. Il me faut un café…

Il se rua vers la sortie. Dans le hall, il croisa une jeune femme qui courait, le regard décidé.

Une blonde à la chevelure bouclée, avec de vieilles rangers couvertes de boue.

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