12.

Au moment où Lucie voulut pénétrer dans la chambre de Manon, un beau mec, bronzé, peut-être un peu trop propre sur lui à une heure aussi tardive, l’interpella du haut de son mètre quatre-vingt-cinq. Tout, dans son regard, rappelait celui de la jeune amnésique.

— Que faites-vous ? demanda-t-il sèchement.

Lucie se sentit un peu gênée de lui apparaître accoutrée comme un ramasseur de champignons.

— Frédéric, vous vous adressez à un lieutenant de police, dit Vandenbusche.

— Excusez-moi, je ne pensais pas…

— Pas de soucis, répondit Lucie, je n’ai pas vraiment eu l’occasion de me pomponner depuis hier soir. Je dois interroger votre sœur. Le docteur Flavien vous a mis au courant ?

— À peu près, oui. Je n’arrive pas à y croire.

— C’est pourtant la vérité. Nous venons de retrouver son lieu de captivité.

Frédéric Moinet fronça les sourcils.

— Où cela ? Où a-t-elle été retenue ?

— À proximité de Raismes, dans un abri de chasseurs. Monsieur Vandenbusche m’a signalé que vous étiez très proche de votre sœur. Quand l’avez vous vue pour la dernière fois ?

Il répliqua sans même prendre le temps de réfléchir :

— Pas plus tard que ce matin. Elle s’apprêtait à aller faire son jogging à 9 h 30. À 9 h 10 exactement. Je partais travailler.

— Vachement précis…

— C’est nécessaire quand on vit aux côtés de quelqu’un comme ma sœur. Toute son existence est régie par l’angoisse du temps qui s’écoule.

— Et ensuite ?

— Je suis parti travailler, et je ne l’ai plus revue. Je me trouvais encore au bureau quand le docteur Vandenbusche m’a appelé.

— Vers 1 heure du mat ?

— Ne travaillez-vous pas vous-même en ce moment ? Je me couche à des heures impossibles depuis plus d’une semaine. Je suis directeur d’Esteria, une entreprise lilloise qui fabrique des systèmes informatiques de suivi de bagages, basés sur l’étiquette radio RFID. Nous bossons sur un important appel d’offres pour Air France. Un marché de plusieurs millions d’euros.

Canon, jeune, intelligent. Le Meet4Love idéal. Pourtant, Lucie resta distante.

— Et vous n’avez rien remarqué de particulier ces derniers jours ? Des faits inhabituels dans l’environnement de votre sœur ?

— Pas vraiment, non.

Il réfléchit un instant.

— Sauf évidemment ce soir. Après le coup de fil du docteur Vandenbusche, je suis repassé à la maison lui prendre des vêtements de rechange. Et là, la porte n’était pas fermée à clé et j’ai trouvé son N-Tech à côté de son ordinateur… Or, elle ne s’en sépare jamais et ferme toujours à clé avant d’aller courir.

— Peut-être a-t-elle tout simplement oublié ? Ça me paraîtrait assez logique, pour une amnésique. Après tout, ça arrive à tout le monde d’oublier son téléphone portable ou de fermer une porte. Alors elle…

Frédéric riposta du tac au tac :

— Avez-vous déjà oublié de vous habiller avant de sortir ?

— Euh… Non, pas vraiment. Et heureusement, d’ailleurs.

— Manon a été conditionnée pour ne jamais oublier son appareil. Des gestes, répétés des centaines de fois pour atteindre sa mémoire profonde. Une habitude relevant du réflexe, comme celui de s’habiller.

— Le conditionnement permet d’apprendre aux amnésiques à utiliser les N-Tech, intervint Vandenbusche en s’approchant. Ils ne peuvent plus se souvenir, mais peuvent apprendre et progresser car la mémoire sollicitée, la mémoire procédurale, n’est pas la même.

Lucie se sentait de nouveau dépassée. Ces histoires de mémoire commençaient à lui prendre sérieusement la tête. Elle demanda, dubitative :

— Et donc, puisqu’elle n’avait pas cet appareil sur elle, je devrais en déduire qu’elle a été enlevée à son domicile, en plein jour ?

— Avec le docteur, c’est ce à quoi nous avons pensé. Ma sœur et moi n’habitons pas réellement un immeuble, mais une maison hispano-flamande divisée en quatre appartements, qui m’appartiennent. Seuls Manon et moi y vivons. La demeure se situe impasse du Vacher, dans le Vieux-Lille. Un couloir étranglé avec des murs de brique très hauts, un endroit absolument pas fréquenté, même en journée. Deux de mes appartements sont en travaux depuis plusieurs mois. D’ordinaire des ouvriers y bossent, mais là, ils sont en congé.

Lucie jeta un œil sur sa montre. Déjà 2 h 45. Plus qu’une heure et quart avant la fin de l’ultimatum. Et toujours au point zéro…

— Nous rediscuterons de ces histoires plus tard. Et aussi des scarifications.

Frédéric fixa méchamment Vandenbusche avant de lancer :

— Alors vous aussi, vous êtes au courant !

— Oui. Mais pour le moment, il devient urgent, très urgent, que je parle à votre sœur.

Frédéric l’entraîna un peu plus loin dans le couloir.

— Inutile de l’interroger, vous ne feriez que retourner le couteau dans la plaie. Elle ne se souviendra de rien.

— Je sais, le docteur Vandenbusche m’a expliqué. Mais le ravisseur a laissé une énigme dans la cabane. Un truc incompréhensible. Et je pense que votre sœur pourrait nous aider à piger.

Frédéric ôta sa cravate de soie noire d’un mouvement résolu.

— Quelle énigme ?

— Écoutez, pour l’instant, ça relève de l’enquête. Et je n’ai pas le temps !

— Il s’agit de ma sœur tout de même !

— Le message abandonné parle d’une clé, qui pourrait être Manon en personne. J’aimerais en discuter avec elle, si c’est pas trop vous demander.

— Puis-je refuser ?

— Pas vraiment, non.

Sa mine prit l’air joyeux d’un bloc de fonte.

— Dans ce cas, je reste à côté de vous. Mais faites très attention à vos propos.

— Vous avez parfaitement le droit d’être perturbé par ce qui est arrivé à votre sœur, mais changez de ton, s’il vous plaît. Je ne suis pas votre employée ! Et c’est moi le flic, pas vous.

Elle le laissa sur place et se dirigea vers la chambre. Il s’empressa de la rejoindre, suivi par Vandenbusche. Dès qu’elle ouvrit la porte, son regard croisa celui de la femme alitée. Elle lut dans ses yeux bleus une forme de curiosité, l’absence de l’étincelle qui témoigne que l’on a déjà vu. Assurément, l’experte en mathématiques, aux capacités prodigieuses mais aux circuits électriques grillés, voyait Lucie pour la première fois.

La flic se sentit désarçonnée. Elle aperçut le bandage autour de la main de Manon. Que lui avait raconté son frère ? Qu’elle s’était juste blessée ? Ou qu’elle avait fait un malaise ? Qu’avait-il bien pu inventer concernant les marques aux chevilles et aux poignets ? Était-il vraiment nécessaire de la plonger de nouveau dans l’horreur de ces heures noires ?

— Cette dame est de la police, intervint Frédéric en constatant le désarroi de Lucie. C’est moi qui l’ai amenée ici. Elle aimerait te demander quelque chose.

Il se tourna vers le lieutenant.

— Allez-y. Mais faites vite. Soyez concise, précise. Sinon, ma sœur perdra le fil.

Lucie le remercia d’un imperceptible mouvement de tête. Manon posa son N-Tech sur la table de nuit et la regarda d’un air intrigué.

— Me demander quelque chose ? À moi ?

— La police traîne souvent dans les hôpitaux, rétorqua Lucie en se forçant à sourire. En fait, je bosse sur une affaire qui, selon moi, a un rapport avec les mathématiques. Et, d’après votre frère, il paraît que vous êtes plutôt douée en la matière.

Le visage de Manon s’éclaira d’un rayonnement semblable à celui de l’affiche publicitaire. Comment pouvait-elle être à ce point indifférente à l’épreuve qu’elle venait de traverser ? Lucie se mit à considérer Manon autrement : une femme qui renaissait à chaque minute. Un souffle éphémère.

— Plutôt oui… répondit Manon.

Elle désigna les rangers crottées.

— Policier de terrain ?

— Si on veut.

— Sur quoi travaillez-vous ?

Lucie échangea un regard avec Frédéric et Vandenbusche. Elle hésita, puis se lança :

— Un acte de délinquance. Des jeunes, probablement.

— Une affaire concernant de jeunes délinquants qui aurait un point commun avec les mathématiques ? Je suis curieuse de connaître lequel. Je vous écoute.

— Ça s’est passé à Raismes, du côté de Valenciennes.

— Je connais Raismes, merci. Amnésique, mais pas ignare.

Lucie resta un instant interdite. Parler de son handicap avec un tel détachement…

— Très bien. Nous avons découvert dans un abri de chasseurs un message inscrit sur un mur. Ça disait, écoutez bien : « Ramène la clé. Retourne fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h 00. »

Manon et Frédéric se raidirent simultanément.

— Qui a écrit cela ? demanda Manon en se relevant brusquement sur son lit.

Elle se mit à parler de nouveau très rapidement.

— Qui ? Dites-moi qui ? Dites-moi !

— Je l’ignore, répliqua Lucie. Qu’est-ce que ça signifie, selon vous ?

— Tout ce remue-ménage a un rapport avec moi ! Vous n’êtes pas ici par hasard, comme vous le prétendez !

— À vous de me le dire.

Manon restait sur la défensive. Son frère s’approcha d’elle et lui prit doucement le bras.

— Ne te sens pas obligée de répondre.

Manon se défit de son étreinte dans un geste de méfiance spontanée.

— Pourquoi ? Pourquoi ne répondrais-je pas ? Il n’y a rien d’extraordinaire ! Absolument rien !

Elle se tourna vers Lucie.

— Je ne comprends pas votre énigme, et je ne vois aucune relation avec les mathématiques. Mais…

— Mais ?

— Mais c’est ce « Retourne fâcher les Autres » qui m’a interpellée. N’est-ce pas, Frédéric ? Toi aussi, tu te souviens ?

Il acquiesça et précisa :

— Il s’agit d’une expression que nous utilisions adolescents, avec des amis et certains de nos cousins. « On va retourner fâcher les Autres. » Les Autres étaient… les esprits.

— Les esprits ?

— Oui, les esprits, reprit Manon. Ceux de la maison hantée de Hem. Une vieille bâtisse où les morts se seraient mystérieusement succédé. On se rendait là-bas de temps en temps, à la nuit tombée. Pour l’adrénaline. Hem, la maison de Hem…

Elle s’interrompit. Frédéric allait et venait comme un lion en cage. À son regard autoritaire, on devinait le meneur d’hommes. Lucie tenta de faire abstraction de sa présence pour concentrer toute son attention sur Manon, qui dit finalement :

— Il s’agissait de notre expression. Comment a-t-on pu la retrouver ? C’est impossible ! Il y a tellement longtemps !

Elle chercha du secours auprès de Frédéric, avant de poursuivre seule :

— Mais je ne comprends pas le reste de votre message. Même en réfléchissant, rien ne me vient. Désolée. Sincèrement désolée madame.

Manon se saisit de son N-Tech, de son stylet, et se mit à vérifier le déroulement des dernières heures de la journée. Elle tapota rapidement sur son écran tactile. Cases de rendez-vous non cochées. Celui de la banque à 11 heures : manqué. Visite chez le vétérinaire pour Myrthe à 15 heures : manquée. À quoi tout cela rimait-il ?

— Manon ?

Elle releva la tête en direction de Lucie.

— Ce n’est pas tout, insista le lieutenant.

— Qu’est-ce qui n’est pas tout ? Et… pourquoi je parlais de la maison de Hem ? Qu’est-ce que vous voulez déjà ?

Frédéric vint s’intercaler et poussa Lucie légèrement vers l’arrière en lui disant :

— Laissez…

Il s’adressa à Manon :

— Cette dame est de la police…

Et il lui ré-expliqua très brièvement la situation, avec les mots adéquats, les raccourcis appropriés, contrôlant avec justesse les réactions de sa sœur. Un peu perplexe, Lucie put finalement reprendre son interrogatoire :

— Dans cette cabane de Raismes, étaient dispersées sur le sol un très grand nombre d’allumettes. Plusieurs milliers. Mes collègues font…

— Un grand nombre d’allumettes ? l’interrompit Manon. Comment étaient-elles disposées ? Expliquez-moi !

— Répandues un peu partout, complètement au hasard.

Manon claqua des doigts plusieurs fois d’affilée. Frédéric ne bougeait plus d’un millimètre.

— Au hasard, oui ! Bien sûr ! Au hasard ! Et ce sol, c’était un parquet ?

— Exact.

— Avec des lames de la largeur d’une allumette ? Dites-moi !

La piste semblait s’ouvrir. La serrure trouvait sa clé.

— Euh… Je pense, oui. Mais… Quel est le sens de cette mise en scène ? C’est quoi, le rapport entre ces allumettes et la maison hantée de Hem ?

Soudain, la jeune amnésique observa le bandage autour de sa main. Elle fut prise d’une brusque suée. Avant que Frédéric ne puisse intervenir, elle l’arracha d’un geste enflammé.

Son cœur se serra. Au creux de sa paume, cette phrase terrifiante : « Pr de retour ».

Elle adopta une position de bête traquée et se mit à crier :

— Il est de retour ! Ce salaud est revenu nous hanter ! Et il s’en est pris à moi ! Arrêtez de mentir et dites-moi si je me trompe !

— Personne ne te ment, mentit le frère. Nous allons rentrer chez nous, tout va bien se passer.

Manon n’écoutait plus. Paniquée, elle cria plus fort encore :

— Emmenez-moi là-bas ! Emmenez-moi dans la maison hantée de Hem ! Tout de suite !

Lucie répliqua calmement :

— Donnez-moi d’abord la signification de ces allumettes !

En un éclair, Manon se retrouva à quelques centimètres du visage de Lucie. Dans ses yeux bleus palpitait la flamme noire de la colère.

— Il est revenu ! Je ne louperai pas l’occasion de l’attraper ! Emmenez-moi d’abord, ou vous ne saurez rien !

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