4.

Lucie installa Manon à l’arrière du véhicule de police secours. Elle avait réussi à joindre Anthony au téléphone. Déjà prévenu par Jérôme, il avait accepté sans problème de veiller sur ses amours jusqu’à son retour.

Lucie tournait régulièrement avec police secours, mais de plus en plus rarement avec les équipes de nuit. Elle rencontrait Tibert, le brigadier-chef au volant, et son collègue Malfeuille pour la première fois. Deux gaillards aux épaules de demi de mêlée, des arpenteurs de bitume, vampirisés par le métier.

Avant de repartir, Tibert fit marcher les essuie-glaces à pleine vitesse.

— Pas possible, une météo pareille. J’ai jamais vu ça.

Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et démarra.

— Alors, c’est quoi le menu ?

Manon grelottait. Le visage dans l’ombre, les paupières fermées, elle venait de s’endormir, écrasée de fatigue.

— Je n’en sais rien, répliqua Lucie à voix basse en épongeant ses cheveux dans une serviette. Ça ressemble à un enlèvement : marques de liens super profondes aux poignets et aux chevilles.

— Wouah !

— Comme tu dis. Elle a de sacrés problèmes de mémoire. Incapable de se souvenir quand, ni où.

— Amnésie ?

— Choc traumatique, plutôt. Elle connaît son nom et son adresse. Mais tout se bouscule dans son crâne, elle parle très vite et ce qu’elle dit est carrément confus. Par exemple, elle affirme avoir trente-deux ans et, juste après, elle explique qu’il faut absolument nourrir Myrthe, son chien.

— Un sens vachement aigu des priorités.

Tibert avala une pastille Valda et en proposa une à Lucie, qui refusa.

— Pas de trauma crânien, d’ecchymoses ? Questionna-t-il.

— Rien d’apparent, en tout cas. Mais j’ai peur des résultats des exams. Ne pas se souvenir de son kidnappeur, des conditions de son enlèvement, ça s’annonce franchement pas terrible.

— GHB[2] ?

— Je n’en sais rien.

Lucie posa doucement la main sur le front de Manon. Pas de fièvre.

— Elle est morte de fatigue, on dirait qu’elle n’a pas dormi depuis des lustres. Quelle espèce de salaud a pu la mettre dans un état pareil ?

— Le même genre de salaud qui bat sa femme à mort ou qui viole sa gamine. Exemple encore hier soir à Wazemmes. Hein, Malfeuille ?

— Ouais, rétorqua le brigadier. La fille en prend pour un mois d’hospitalisation. Mâchoire explosée à coups de cul de bouteille.

Lucie resta songeuse un instant.

— J’ai appelé le central, ils vont vérifier son identité, reprit-elle. Et essayer de prévenir la mère qui habite Caen. Enfin, d’après ce qu’elle m’a dit.

Tibert tourna la ventilation à fond. Avec la buée, il ne distinguait plus grand-chose à l’extérieur.

— C’est quoi cette croûte de sang, sur sa main ? demanda Malfeuille en se retournant.

— Un truc horrible. On l’a tailladée. Une phrase incisée avec un objet tranchant : « Pr de retour ».

— C’est pas vrai… Elle est sacrément mutilée. Ce « Pr », qui est-ce ?

— Je n’en sais rien. Elle m’a parlé du Professeur… Le tueur en série d’il y a quatre ou cinq ans…

Plus un mot. Juste ce mélange écrasant de silence et de pluie.

Malfeuille finit par dire :

— Et vous la croyez ?

— Je crois surtout que cette femme est sous le choc… Même si ces inscriptions dans sa chair, elle ne les a pas inventées.

À ses côtés, Manon respirait de plus en plus fort.

— En tout cas, elle est obnubilée par ça, continua Lucie. Elle ne se rappelle pas d’où elle vient, ne sait pas qui l’a enlevée, ni quel mois nous sommes. Par contre, elle n’a pas cessé de me parler du Professeur. C’était comme s’il occupait toute sa mémoire. C’est vraiment curieux.

— Sacrément bizarre, ouais. Avec notre « Chasseur de rousses », ça nous ferait deux tarés qui tournent en France au même moment. Cette femme, c’est peut-être un mauvais présage…

Lucie remonta le col de son caban. Puis, sans répondre, elle posa son front sur la vitre et se laissa aspirer par le déluge. À droite, le Port de Lille et ses longs entrepôts. Un pont, l’autoroute A25, et les feux stop des camions qui explosaient sous la pluie en pétales de sang.

Quatre ou cinq ans plus tôt, elle aurait ressenti une excitation sans bornes pour une telle enquête, accueillant l’arrivée de cette femme comme un cadeau du ciel. Un enlèvement, le spectre d’un psychopathe qui rôde… L’occasion enfin d’extérioriser ce pour quoi elle se torturait depuis l’adolescence, au travers de ses lectures et des films sanglants qu’elle dévorait par dizaines. Mais à caresser le Mal dans son intimité[3]… Elle s’était juré une chose : « Plus jamais ça. »

Lucie releva la tête. Devant elle, le vaisseau hospitalier, illuminé, battu par la pluie. L’antre de la connaissance du corps. Des kilomètres carrés réservés à la maladie, aux études, à la médecine. Cardiologie, neurologie, psychiatrie… Dans cet ensemble de bâtiments, les policiers connaissaient une destination mieux que les autres : les UMJ, niveau –1 de l’hôpital Roger Salengro. Viols, violences physiques, drogues, mutilations… Point de rencontre des victimes et des agresseurs en garde à vue.

La voiture se gara à côté des ambulances, dans un espace à l’abri. Les brigadiers allongèrent Manon sur un brancard.

— Elle ne se réveille même pas ! Carrément dans les vapes !

— Magnez-vous !

Ils la transportèrent vers l’accueil en courant.

Une infirmière se précipita vers eux, talonnée par un interne. Profil en lame de rasoir, lunettes rondes à monture verte. Le docteur Flavien.

— Messieurs… Lieutenant Henebelle ! De retour ? Les ambiances nocturnes vous manquaient ?

— L’ambiance, non. Mais vous, oui.

Sans ciller, Flavien ôta ses lunettes et se mit à les nettoyer minutieusement. Les deux marques qu’elles laissèrent sur son nez témoignaient d’une journée interminable, faite de viscères et de sang.

— Où est la réquisition ?

— Je vous prépare le papier tout de suite, répondit Lucie. J’ai été un peu prise de court. L’essentiel, pour le moment, c’est cette femme.

— Prise de court ?

Le médecin haussa les épaules, tandis que l’infirmière disparaissait avec le brancard derrière une porte battante.

— C’est toujours le même cinéma avec vous, soupira l’urgentiste. Dans médico-judiciaire, il y a judiciaire. Vous en connaissez la signification ?

Lucie se contrôla, même si Flavien l’exaspérait déjà.

— Je vous attends, docteur… Et je vous offre un bon café dès que vous aurez terminé. Prenez bien soin d’elle.

— Un bon café, ouais…

Il s’éloigna sans se retourner, en ajoutant :

— N’oubliez pas mon papelard, sinon, pas de certif.

— C’est rare de réussir à l’amadouer, celui-là, déclara Tibert. On devrait engager plus de femmes dans la police. Ça faciliterait le boulot…

— Si peu.

Il agita ses clés de voiture.

— C’est OK pour nous ?

— Oui, allez-y. Je vais rester auprès d’elle. Elle aura besoin de quelqu’un en se réveillant.

— Et pour rentrer, ça va aller ?

— Je m’arrangerai avec une ambulance des urgences. Merci les gars.

Avant d’aller régler la paperasse, Lucie sortit sous le porche pour téléphoner. Elle qui aspirait à une soirée paisible… C’était plutôt raté. Mais à dire vrai, elle y prenait dangereusement goût. Elle se mit à penser à ses filles qu’elle avait laissées seules avec Anthony. Flic, mère, l’équilibre était si fragile, la bascule si sensible.

Non, non, songea-t-elle. Seulement lancer l’enquête, refiler le bébé et disparaître. Faire le boulot, sans plus. Ils étaient informés à la DIPJ pour les jumelles, et assez conciliants, si tant est qu’un commandant de police puisse être conciliant.

Éviter la nuit, tant que possible. Sa promesse…

Lucie s’empara de son portable et ouvrit le répertoire, à la recherche du nouveau numéro de l’astreinte. Devenir incapable de retenir un pauvre numéro à dix chiffres… Fichue mémoire, fichue trentaine, fichu vieillissement.

Les noms défilèrent. Amélie, Corinne, Eva, Maman… Pierre… Pierre Norman… Collègue, ami, amant… Son flic à la chevelure de feu, accro à sa ville natale, Dunkerque… Et pourtant envolé si rapidement pour Marseille, voilà trois ans, alors qu’elle préparait son concours de lieutenant… Lucie n’avait jamais pris le temps d’effacer son numéro. Ou peut-être ne l’avait elle jamais souhaité ?

Elle ferma les yeux. Le commissariat de Dunkerque, sur le quai… Son petit bureau à l’étage, en face de La Duchesse Anne. L’odeur salée du port de plaisance… Lille était si différente, si sophistiquée. Un diamant, effleurant un croissant de charbon.

Elle inspira profondément et appuya sur « Supprimer ».

— Salut commandant Pierre Norman, murmurât-elle dans un grondement de tonnerre. Bon vent dans les calanques, si loin de chez nous…

Elle composa le numéro de la permanence, au bureau de la DIPJ. À peine son interlocuteur avait-il décroché qu’elle demanda :

— Du neuf pour Manon Moinet ?

— Bah, j’allais vous rappeler, justement ! rétorqua Greux, l’OPJ[4] d’astreinte. Individu non fiché, mais deux faits vraiment bizarres. Primo, une info de la sûreté urbaine : un type a débarqué là-bas, complètement affolé. Il prétend avoir recueilli un individu féminin qui errait au bord de la route, à une quarantaine de bornes d’ici, à proximité de Raismes !

— Manon Moinet ?

— C’est l’identité qu’elle lui a filée, oui ! Elle lui aurait demandé de la conduire dans le Vieux-Lille, puis elle l’aurait agressé avant de sauter du véhicule, comme ça, à un feu rouge, à l’entrée de la ville, au niveau de la porte de Béthune.

— Ça fait un sacré bout de chemin à pied jusqu’à Vauban, quand même.

— Surtout avec une tempête pareille. Et le gars l’a regardée s’éloigner, tout con. Il lui vient en aide, et elle lui colle une droite ! Il n’a pas dû piger ce qui lui arrivait.

— Il est toujours au 88 ?

— Les collègues l’asticotent un peu.

Lucie fit quelques pas en arrière sous le porche pour échapper à la pluie qui commençait à l’atteindre.

— Rappelle-les, demande-leur de le garder ! Préviens aussi le commissariat ou la gendarmerie de Raismes, qu’ils se tiennent prêts ! Tu as quelqu’un pour te remplacer à la perm ?

— Malouda.

— OK. Embarque un binôme, on doit se rendre là-bas. Moinet était à pied, donc proche du lieu de séquestration présumé. L’individu du 88 saura t’y reconduire. Il faut agir très vite ! Je vais essayer de choper une ambulance pour me ramener. Normalement j’arrive dans dix minutes. Si je ne suis pas là, vous filez, reçu ?

— Reçu. Mais attendez avant de raccrocher ! J’ai encore un truc louche concernant Moinet.

Greux marqua une pause.

— Alors ? T’attends quoi, là ? S’impatienta Lucie.

— Il s’agit de sa mère, Marie Moinet. L’adresse que vous m’avez transmise, à Caen… J’ai appelé. C’est un type qui a répondu.

— Le père ?

— Pas vraiment. Le nouveau proprio de la maison.

— Quoi ?

— Marie Moinet ne crèche plus à cette adresse depuis trois ans.

— Mince ! Comme si cette histoire n’était pas assez compliquée. C’est pourtant l’info qu’elle m’a donnée ! Et tu as pu dénicher son adresse actuelle ?

— Bah, ouais. Le boulevard des trépassés…

— Quoi ?

— Le boulevard des trépassés, le cimetière quoi ! Cette femme est morte il y a presque trois ans.

— Trois ans ? Tu déconnes ? Sa fille vient de la réclamer !

— Elle s’est foutue en l’air dans un HP. Le 8 juillet 2004.

Lucie raccrocha. Elle n’y comprenait absolument rien. La nuit risquait d’être longue.

Et tout à coup, de nouveau, la culpabilité. Ses filles, éviter la nuit. Sa promesse…

Il lui suffisait d’appeler un officier de remplacement et de rentrer. Le commandant n’apprécierait pas, mais il comprendrait. Il l’aimait bien, elle, la petite Dunkerquoise.

Ses filles, Manon. Manon, ses filles. Une décision, vite.

Elle se précipita dans le hall des urgences. Flavien se dirigeait à sa rencontre d’un pas alerte.

— Vous avez un instant ? L’interpella-t-il.

— Écoutez, je…

Elle réfléchit une seconde.

— Je viens de recevoir un appel. Je dois partir au plus vite pour Raismes, on y a vu votre patiente en train d’errer au bord de la route. Je vais envoyer un collègue pour veiller sur elle.

Flavien leva sa main en l’air.

— Je crois que vous devriez remettre votre voyage à plus tard.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? C’est Manon ? Vous l’avez auscultée ? Elle n’a pas…

— Elle se repose encore en salle de soins. Mais c’est quand elle a ouvert les yeux, j’ai…

Il fronça les sourcils, l’air grave.

— Suivez-moi… C’est au-dessus, dans l’unité de neurologie, que ça se passe. Manon vous y attend…

— Mais… Vous venez de me dire qu’elle était en bas !

— Je le sais bien, cher lieutenant. Mais attendez-vous à un choc. Parce que je vous garantis qu’elle se trouve aussi en haut.

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