Un bureau. Six hommes. Une femme aux boucles blondes.
— Octobre 2001, banlieue lyonnaise. Premier meurtre. François Duval, responsable d’un pôle de recherche et développement, quitte très tard sa société de production de microprocesseurs, Microtech. Il emprunte toujours le même trajet. Une partie ville, une partie campagne. Il ne rentrera pas chez lui et on le découvrira deux jours plus tard dans un entrepôt destiné à la démolition. Scalpé, les pieds ligotés empoisonné à la strychnine et l’estomac rempli de morceaux tranchants de coquilles qu’on identifiera comme étant des fragments de nautiles. À côté de lui, à proximité d’une ardoise, sur une feuille, un beau petit problème de logique, tapé à l’ordinateur, à l’énoncé simple mais à la solution coriace. Le problème d’Einstein[8], que seulement deux pour cent de la population est capable de résoudre. Bien évidemment, avec la torture des coquilles ingurgitées et la peur de crever, difficile d’être dans ces deux pour cent.
Hervé Turin se racla la gorge et se mit à tousser. Trop de cigarettes. Face à lui, Lucie Henebelle, le commandant Kashmareck, Greux, Salvini et deux brigadiers-chefs de la brigade criminelle lilloise.
— Pour nous narguer, on recevra, au lendemain de la découverte du corps, une drôle de petite annonce publiée dans Le Quotidien Lyonnais un mois avant le meurtre : « En 97, Robert a écrit ceci : l’un des ressentiments de Microtech munira dans un moka. Il étuvera le prénom d’une loqueteuse literie. Le Profiterole. »
Silence médusé dans l’assemblée.
— Ça vous inspire pas, hein ? La technique employée est ce qu’on nomme le T+7, issue d’un jeu littéraire créé par un groupe d’écrivains, appelé Oulipo. On prend chaque verbe, adjectif ou substantif du message original, et on le déplace de sept éléments dans le dictionnaire utilisé, ici le Robert de 1997. Pour coder le nom « professeur » par exemple, on regarde dans le dictionnaire : le septième nom commun consécutif, et on tombe sur « profiterole ». Ainsi, l’original était : « L’un des responsables de Microtech mourra dans un mois. Il sera le premier d’une longue liste. Le Professeur. »
— Sympa, fit Kashmareck, l’air dépité.
— Ouais, on peut dire ça. Ainsi se profile le mode opératoire de celui qui se fait appeler « Le Professeur » : il annonce l’identité de sa victime en la cachant dans un message qui peut se situer n’importe où en France, sur n’importe quel papelard ou support, de n’importe quelle façon, et il réalise ses putains de prédictions. Dans le cas qui nous concerne aujourd’hui, il s’agit d’un numéro de sécu, planqué dans le nombre π. À chaque fois, il y a un rapport évident avec les maths ou la logique.
Lucie l’observait attentivement, le stylo au bord des lèvres. Elle dut admettre que la face de fouine s’en tirait plutôt bien. Il parlait avec aisance, professionnalisme, maîtrisait chaque partie du dossier. Elle se demanda jusqu’à quel point il avait bien pu s’investir dans l’enquête. Elle glissa :
— Le Professeur a aussi laissé un autre message, dans la maison hantée. « Si tu aimes l’air, tu redouteras ma rage. » Manon pense que là encore, il y a un rapport avec l’une de ses énigmes tordues.
— Mouais. Vu son état, Manon ne pense plus grand-chose d’intelligent.
— Vous…
— Bref, sur les six crimes commis, jamais on n’a retrouvé la moindre trace exploitable. Ni empreintes, ni sang, sperme, fibres, poils ou cheveux, hormis ceux des victimes elles-mêmes ou de certains proches. Il prend un soin particulier à bien nettoyer le lieu du crime à l’eau de Javel. Est-il chauve, imberbe ? Porte-t-il une charlotte, des gants, des surbottes ? On n’en sait que dalle. Les éléments abandonnés sur place sont toujours les mêmes. Ardoise, craie et corde qu’on se procure facilement au Carrefour du coin. L’ardoise est à chaque fois identique, à bords rouges, avec un côté vierge et l’autre quadrillé en jaune, et la craie toujours bleue. Le papier pour l’énigme provient du même lot de feuilles. Quant à la strychnine, à l’époque elle était encore en vente libre.
D’un mouvement du menton, il s’adressa à l’IJ.
— Vous avez pu trouver des éléments plus intéressants, cette fois ?
Salvini hocha négativement la tête.
— Les équipes sont encore sur place, mais, pour le moment, rien de vraiment déterminant. À Hem, la maison est contaminée par des centaines d’empreintes différentes Squatteurs, curieux, adolescents en mal de sensations fortes, pire qu’un supermarché… Ça risque de prendre du temps. On a quand même prélevé des échantillons de peinture et des poils de pinceau. Avec un peu de chance, on en tirera quelque chose. On a aussi fait appel à un graphologue, pour le tracé de ces chiffres qui, à première vue, ont été peints de la main gauche. Et cela voilà un bon bout de temps puisqu’un léger voile de poussière recouvrait déjà la peinture et que des photos de l’endroit circulent sur Internet depuis un mois…
— Un gaucher, donc… Ça, c’est du lourd si c’est confirmé.
— Concernant la cabane de chasseurs, difficile, là aussi, d’avancer correctement. Beaucoup d’empreintes, de poils de bête, de traînées de boue, quelques cheveux, dont probablement ceux de Manon Moinet. En plus, les conditions météo jouent contre nous. Le vent et la pluie ont tout effacé à proximité du lieu, ce qui rend nos chiens inefficaces. Vous aviez demandé, lieutenant Henebelle, de vérifier si la branche de l’arbre ayant provoqué l’accident avait bien été arrachée. La réponse est oui. Il ne s’agit pas d’un acte criminel.
Lucie acquiesça en silence.
— Quant à ces milliers d’allumettes, ajouta-t-il, nous allons vérifier si elles proviennent de chez le même fabricant. Mais elles n’ont, a priori, rien d’extraordinaire.
— On va faire le tour des magasins dans le périmètre, histoire de voir si personne n’a acheté des allumettes en quantité importante, intervint Kashmareck. Mais le problème c’est qu’on ignore en fait dans quel coin chercher. Lille, Valenciennes, Arras… Ou Marseille.
— Ça a toujours été l’un de nos soucis majeurs, fit Turin. Où chercher…
— S’il le faut, nous solliciterons les différents commissariats et la gendarmerie de la région.
— Je crois qu’on va pas y couper…
Ils se tournèrent de nouveau vers Salvini, qui poursuivit :
— Chez Dubreuil, le sol avait été lavé à la Javel. On a retrouvé la serpillière et le seau pas loin de l’entrée, le tout appartenant sans doute à la victime. Pour l’instant, le crimescope est resté muet. Quelques cheveux gris, un seul type d’empreintes, probablement celles de Dubreuil. Elle ne devait jamais recevoir de visites…
— Et pourtant, elle a ouvert à notre assassin, fit remarquer Lucie.
Salvini approuva.
— Très juste, rien n’a été forcé, vous avez raison de le souligner. On analyse aussi la poussière récoltée sur place. On continue à ratisser, il risque d’y en avoir encore pour plusieurs heures, voire plusieurs jours.
Turin alluma une cigarette.
— OK… Je constate qu’on n’est pas plus avancés qu’il y a quatre ans…
— N’oubliez pas que nous ne sommes qu’à J+l.
— Ouais. Bon, je ne m’étalerai pas sur les autres meurtres, vous verrez tout ça dans les copies du dossier qu’on vous a filées. On y parle de Julie Fernando, directrice de projets d’Altos Semiconductor, trente-sept ans, massacrée en banlieue parisienne. Caroline Turdent, quarante-trois ans, vendeuse dans une boutique de prêt-à-porter, à Rodez. Jean-Paul Grunfeld, trente-quatre ans, professeur de physique, dont le corps a été retrouvé à Poitiers. Jacques Taillerand, cinquante et un ans, producteur de spectacles, liquidé au Mans. Et enfin… Karine Marquette, la sœur de Manon Moinet, trente-cinq ans, assassinée à Caen. Elle était à la tête, avec son frère, d’une entreprise familiale qui fabriquait des emballages. Ce dernier crime a été légèrement différent. Karine Marquette a été violée post mortem, avec préservatif.
Lucie haussa les sourcils. Ce pan de l’enquête avait échappé à la presse. Turin s’adressa directement à elle.
— Eh oui, les pulsions du Professeur avaient évolué. Ou alors, il a voulu tenter de nouvelles expériences. Ce qui rend encore plus incompréhensible le fait qu’après ce meurtre, il ait tout arrêté.
— Jusqu’à aujourd’hui.
— Ouais, jusqu’à aujourd’hui…
Turin s’empara d’une baguette en bois et désigna sur une carte de France les villes où le sang avait coulé.
— Il frappe n’importe où, hommes, femmes, de tous âges, sans rapport physique dominant entre eux. Les catégories socioprofessionnelles sont variées. Il n’y a aucun repère temporel, aucune régularité flagrante. Les deux premières victimes ont été butées à quatre mois d’écart, puis il a agi sept mois plus tard, puis quatre, puis cinq, puis trois, ce qui fait quand même une activité intense, sur environ deux ans…
— Lui s’arrête, et le Chasseur de rousses prend le relais trois mois après, souligna Kashmareck. C’est sans doute idiot ce que je vais dire, mais est-ce qu’on a cherché à établir un rapport entre ces deux tueurs en série ? Ne pourraient-ils pas n’être qu’une seule et même personne ?
Turin secoua fermement la tête.
— Avec le viol post mortem de Karine Marquette, on y a pensé, vous vous doutez bien. J’ai beaucoup travaillé avec la police nantaise à l’époque. Conclusion ? Assassins différents. Les deux modes opératoires n’ont absolument rien à voir. Le Chasseur frappe exclusivement dans les environs de Nantes. Il séquestre des jeunes femmes qui ont toutes le même profil : célibataires, rousses, mignonnes, entre vingt-cinq et trente-cinq ans. Il les retient plusieurs jours, s’amuse à les torturer en leur infligeant toutes les brûlures possibles et imaginables, avant de se les enfiler, encore vivantes. Et on les repêche dans la flotte, à chaque fois. Pas d’énigme, pas de maths, pas de mise en scène, rien ! Juste de la perversité, brut de fonderie. Sa dernière victime date d’il y a deux mois. Avouez que c’est à des années-lumière de « l’élégance », si vous me permettez l’expression, de notre Professeur.
Lucie se frotta le menton du plat de la main, bien obligée de reconnaître que Turin avait raison. Effectivement, les tueurs en série pouvaient évoluer dans leur modus operandi, y apporter des modifications, mais jamais de façon aussi radicale.
Turin plissa les yeux et marqua un silence, avant de reprendre :
— Pour en revenir à notre affaire, les individus côtoyant les victimes de près ou de loin, tant dans le cadre familial que professionnel, ont tous été disculpés.
— Frédéric Moinet, par exemple ?
— En effet, Henebelle. Plus de trois cent cinquante personnes peuvent témoigner que le frère Moinet donnait une conférence aux États-Unis, sur le recyclage, au moment du décès de sa sœur. Et Manon Moinet était avec lui. Elle aussi s’était rendue à New York, pour participer à un colloque autour de ses recherches en mathématiques. Ça vous va, comme alibi ?
— C’est parfait.
— OK. Pour en finir avec les victimes, elles n’ont absolument aucun point commun. Elles ne se connaissent pas, de près comme de loin, n’ont pas fréquenté les mêmes écoles ou les mêmes bars à putes, et ne sont pas parties se bronzer le cul ensemble au Club Med. Rien, rien, rien !
Kashmareck fit osciller un stylo-bille entre son pouce et son index.
— Pas d’autres indices, en six ans d’enquête ?
— À peu de chose près, non… On peut difficilement attraper, quatre ans plus tard, un meurtrier qui n’agit plus, qui s’est fondu dans la masse. Disons qu’en un sens, son retour va nous être… bénéfique.
Turin vint se placer devant un bureau, d’où il dominait l’assistance, les mains en appui sur le rebord.
— Intéressons-nous un peu au crime de cette nuit. Parlez-moi de cette Dubreuil. Une ancienne tortionnaire d’enfants, vous m’avez dit ?
Le commandant enchaîna :
— Dubreuil et son mari ont infligé des sévices à leurs propres enfants, dans les années soixante-dix, pendant des semaines et des semaines. Brûlures de cigarettes, coups de poing et de ceinture, ongles arrachés, coupures sadiques. Et puis, un jour, alors qu’elle n’était pas là, le mari a finalement achevé les gamines d’un coup de fusil dans la tête, avant de retourner l’arme contre lui et de se suicider… Elle n’a fait « que » participer aux tortures. Ce qui a surpris tout le monde, à l’époque de son procès, c’est le côté impassible du personnage face à un tel déchaînement d’horreur. Jamais aucun regret. Et pourtant, rien de psychiatrique dans son dossier. Depuis qu’elle s’était installée à Rœux, après sa sortie de prison, on l’appelait le « diable du lac ».
— Vous êtes aussi servis que nous en dégénérés, à ce que je vois… Donc, cette fois, le Professeur s’en est pris à un personnage « public » et la mise en scène est plus élaborée. Mais pour le reste, tout semble rigoureusement identique. Corde utilisée, feuille imprimée, ardoise rouge, craie bleue, mode opératoire. Il faudra quand même attendre confirmation des analyses comparatives entre les points qui seront saisis dans SALVAC[9] et ceux qui s’y trouvent déjà…
— La comparaison est en cours, précisa Kashmareck.
— Très bien. Alors qu’est-ce qu’on a appris, là, aujourd’hui, sur notre petit rigolo ? Qu’il est gaucher car, pour la première fois, il laisse une trace de son écriture dans votre maison soi-disant « hantée ». Qu’il s’est attaqué à une victime assez atypique : une vieille sadique de presque quatre-vingts balais. Nous devons comprendre pourquoi pour avancer.
Kashmareck ajouta :
— Un autre élément diverge assez de son mode opératoire habituel. Cette espèce de fossile, qu’il lui a fait ingérer. Et qui n’était pas un nautile.
Turin tira sur sa cigarette et cracha lentement la fumée, les yeux à moitié fermés.
— Exact, cet aspect est, ma foi, assez troublant. Pour ceux qui l’ignorent, c’est la première fois que le Professeur fait bouffer autre chose que des coquilles de nautiles à sa proie. À première vue, une sorte de fossile… Les nautiles, c’était pourtant très chic. Ça ne se trouve que dans le Pacifique Sud.
— Ou dans des magasins de pêche, non ? Intervint Lucie en agitant le bras pour signifier que la fumée l’indisposait.
Turin ne sembla pas se soucier de ce détail.
— Des analyses poussées, notamment dans les constituants en carbonate de calcium des coquilles, nous ont prouvé que les nautiles venaient tous de la même région du monde. Ou du même magasin, comme vous dites. Mais vous pensez bien que ces boutiques, on les a toutes passées au peigne fin. Évidemment sans succès.
Lucie se recula sur son siège et demanda :
— En tenant compte de ces divergences, pourrait-on émettre l’hypothèse qu’il ne s’agisse pas du Professeur cette fois, mais d’un simple imitateur ? Un « élève » qui aurait fait du Professeur son mentor, et qui essaie de le surpasser en créant des mises en scène plus élaborées ?
Turin éclata d’un rire gras.
— Vous avez sucé un clown ou quoi ? Certains aspects, comme la strychnine ou les coquilles de nautiles, n’ont jamais été divulgués ! Et tout concorde ! On ne s’improvise pas tueur en série d’un claquement de doigts. Ces fumiers ne tuent pas pour copier, mais pour assouvir leurs fantasmes de pervers !
— Je sais tout ça, se défendit Lucie. Et je sais aussi que, sauf cas exceptionnel, un tueur en série est incapable de s’arrêter sur une si longue période.
— Ouais… Vous semblez oublier l’affaire Fourniret par exemple. Six enlèvements et meurtres de 1987 à 1990, avant une mise en veille de dix ans, pour une reprise en 2000. Ça, vous l’expliquez comment ?
— Fourniret agissait dans l’ombre, il se débarrassait des corps, les enterrait. Le Professeur, lui, fonctionne à l’envers. Il cherche la lumière, les médias, il veut qu’on parle de lui, il a un besoin évident d’exprimer sa supériorité sur ses victimes, sur nous tous… Par les mathématiques, par les énigmes, par les lieux qu’il choisit. Pourquoi se serait-il brusquement arrêté, au faîte de sa gloire ? Non, non, quelque chose cloche. Il faudra vérifier les libérations récentes de prison, ou les sorties de longues convalescences.
— Ah ouais, et dans quel hôpital ?
Kashmareck tenta de recadrer la conversation. Il s’adressa à Turin :
— Vous allez peut-être enfin nous expliquer pourquoi il choisissait des nautiles ?
— Ah ! Le point sensible ! Le nœud du problème, assurément. Au départ, on pensait que le Professeur sélectionnait ses victimes au hasard, sans mobile. C’est Manon Moinet qui nous a détrompés. Comme elle nous voyait paumés, elle s’est mise à réfléchir, et un jour elle a émis une hypothèse très intéressante. Elle a commencé à nous parler de spirale logarithmique…
— Quoi ?
Turin dévoila un cimetière de dents jaunes.
— J’ai eu la même réaction que vous, à l’époque. La première fois où j’ai rencontré Manon Moinet, pas longtemps après le meurtre de sa sœur, je suis rentré chez moi avec un putain de mal de crâne. La sale impression d’avoir bouffé une purée de chiffres.
Léger flottement dans le groupe, avant que le sérieux ne reprenne le dessus.
— La coquille du nautile présente une propriété mathématique fabuleuse. Il suffit de diviser la longueur de sa spirale par son diamètre, et on obtient le nombre d’or. Historiquement, ce nombre a toujours représenté la perfection mise en équation. Il est la divine proportion pour les peintres, il cachait les dieux pour les Grecs, les Égyptiens l’ont utilisé pour bâtir la Chambre royale dans la Grande pyramide. Au XIIIe siècle, le mathématicien Fibonacci s’en est servi pour établir une suite algébrique…
— Merci pour le cours d’histoire, l’interrompit Lucie.
Turin l’ignora superbement.
— Ce n’est pas anodin si le Professeur a choisi ce nombre. Il est le reflet de ce qu’il cherche dans ses actes : la perfection. Il se dit qu’en adoptant une logique mathématique pour commettre ses crimes, il chasse le hasard et ne peut pas faire de bourde.
— Ça reste vachement flou, fit Kashmareck en se grattant le crâne.
— Je sais, je sais, mais Moinet a su me convaincre, et son raisonnement tient sacrément la route. Pour comprendre, songez simplement à ces fameuses spirales. On en dégote partout dans la nature. La forme des galaxies, celle des artichauts, des pommes de pin, ou l’organisation des graines de tournesol. Quelle que soit l’échelle, le domaine, dans l’infiniment petit ou l’infiniment grand, on les retrouve. Certains scientifiques, et Moinet en fait partie, pensent que la présence de la spirale ou des fractales dans notre univers n’est pas fortuite. Que des objets si parfaits, aux propriétés mathématiques si extraordinaires, ne peuvent exister par hasard. Qu’ils s’inscrivent dans une fonction très complexe, tout comme les destinées de chacun d’entre nous ou plus généralement la vie sur Terre. Une fonction qui régirait les lois de l’univers tout entier.
L’assistance, en face, resta sans voix, désorientée. Lucie prit quelques notes dans son carnet. Turin était aussi allumé que mal fringué, mais il touchait sa bille.
— Toujours pas pigé ? Continua-t-il. Normal, pas facile. Alors, pensez à ce numéro de sécu, trouvé dans le nombre ! L’identité de Dubreuil n’était-elle pas gravée dans l’inaltérable depuis des lustres, bien avant sa naissance, bien avant que ces putain de numéros de sécu voient le jour ? C’est symbolique, je sais, mais notre illuminé y croit dur comme fer. Et cette spirale du nautile est là pour nous indiquer que dans l’esprit de l’assassin le hasard n’existe pas. Le Professeur suit un parcours précis, tracé, dont lui seul a connaissance. Un chemin mathématique qui relie nécessairement ses victimes entre elles. Et ces quatre années d’attente font peut-être tout simplement partie de son plan. À nous de déjouer ce plan.
Il regroupa un paquet de feuilles sur le bureau et ajouta :
— C’est là qu’il faut creuser ! Et non pas à la sortie des prisons ou des hôpitaux. Ce serait trop simple, trop… primitif. En tout cas, messieurs, mademoiselle, bienvenue dans l’esprit tordu du Professeur.
Greux se lissait la moustache, Kashmareck fumait du crâne. Lucie, elle, tournait les pages de son carnet, sans lire, sans noter, hypnotisée par les paroles de Turin. Elle se redressa un peu et proposa :
— Laissons un peu de côté ces maths qui semblent vous enchanter, si vous le voulez bien. Au-delà de…
— Pas plus que vous. Mais quand je mène une enquête, je la mène à fond.
— Hmm… Au-delà de tout ce charabia, a-t-on quand même une idée de son profil psychologique ? De sa réelle identité ?
Le lieutenant au perfecto râpé répondit :
— Contrairement au Chasseur de rousses, c’est un itinérant. On peut supposer que son métier, s’il en a un, l’oblige à se déplacer. Représentant, commercial, conférencier… Il étudie avec minutie ses victimes. Il connaît leurs habitudes, leurs horaires, leur environnement. Il sait où frapper, et quand, sans être vu. Ce qui sous-entend qu’il crèche sur place un certain temps, plusieurs semaines avant de passer à l’acte probablement. À l’époque, on avait tout épluché. Locations, hôtels, caméras des péages ou des parkings, en vain…
— Jamais rien ?
— Jamais rien. Les psys impliqués sur le dossier estiment qu’il doit ressentir une frustration, un sentiment de dévalorisation. Voilà pourquoi, comme vous le souligniez, il éprouve le besoin de sublimer ses actes, et aussi pourquoi il confronte ses proies à une énigme dans leurs derniers instants. À ce moment-là, il reprend le dessus et exprime sa supériorité, car lui possède la solution. Il est le maître, et les autres, ses élèves. Ses victimes sont couchées sur le sol en position inférieure, les pieds liés, il les domine et les torture, mentalement, et physiquement avec des éclats de coquilles rares. La rareté apporte une touche « élégante », classieuse, à son crime. Et si l’on doit voir une évolution dans ses pulsions, le fait que Karine Marquette ait été violée post mortem semble confirmer cette envie de dominer plus encore, de posséder.
— ATV. Amoindrir. Tuer. Violer… précisa Lucie.
— ATV, ouais, et pourquoi pas TGV tant que vous y êtes ? Il est asocial, renfermé, frustré, ça doit se lire dans son comportement. Les mathématiques sont peut-être, dans son cas, symbole d’isolement et de patience, vous savez, le mythe du mathématicien coupé du monde des années durant, et qui s’acharne, sans jamais s’interrompre ? Célibataire, probablement, car, même sans compter ses déplacements, la préparation de ses crimes lui demande beaucoup de temps et d’efforts. C’est un caméléon. Et un voyageur. Nous pensons qu’il est allé récupérer ses coquilles de nautiles sur place, loin, très loin d’ici, avec l’idée de toutes ces monstruosités en tête. Il est allé chercher lui-même la spirale parfaite… Et c’est sans doute le moment où cet enfoiré a le plus pris son pied !
Il agita le paquet de feuilles.
— Mais tout est là-dedans. De quoi passer une belle nuit.
Lucie se laissa submerger par les images qui lui arrivaient.
— Et donc, fit-elle, il s’approprie définitivement ses proies en les scalpant. Ces scalps lui permettent de prolonger ses fantasmes, il les place peut-être sur des têtes de mannequins, toutes alignées, et il se rejoue le film de ses meurtres quand il n’agit pas. Comme ça, il peut patienter trois ou quatre mois. Voire plus.
— Sacrée imagination, lieutenant. Pour les mannequins, je sais pas, mais il est clair que le scalp marque la supériorité tribale et possède en plus une connotation fétichiste. Disons que, comme pas mal de frappa-dingues de son genre, il se garde un petit souvenir.
Lucie se mit à griffonner inconsciemment sur son carnet, alors que Turin la dévisageait. Joli nez, beaux petits yeux, beau petit cul. Bref, baisable.
— Il y a tout de même quelque chose de flagrant qui m’interpelle… ajouta-t-elle.
Turin soupira. Cette crétine était inusable. Et au pieu ? Il répliqua :
— Je vous écoute…
— Après le décès de sa sœur, Manon Moinet se met à vous aider. Son neurologue m’a raconté qu’il s’agissait d’une personne acharnée, rigoureuse, et qu’elle s’était entièrement consacrée à la recherche du meurtrier, allant même jusqu’à abandonner sa carrière prometteuse et ses équations.
— Très juste. Un bel exemple de dévouement.
— Donc, elle vous aiguille à travers les mathématiques, vous aide à pénétrer l’intimité du Professeur, et repère un semblant de faille avec cette histoire de nautiles et de spirales. Elle trouve « l’objet caché » de l’assassin, ou son erreur, peut-être…
— Ouais, et elle nous guide aussi par rapport aux énigmes qu’il pose. Elle nous conduit vers des sources, des groupes de passionnés auxquels le Professeur pourrait appartenir.
— Bref, grâce à elle et à cette histoire de spirales vous prenez d’autres voies d’investigation, puisque vous croyez désormais que les victimes ont un rapport entre elles. Je me trompe ?
— Non, non, exact. Le Professeur était sans doute persuadé que personne ne comprendrait le sens de ces coquilles. C’était… son truc à lui. Sa griffe.
— Une sorte de défi envers la police. Il pensait vous dominer.
— Il nous a sous-estimés.
— N’empêche qu’il court toujours. Quoi qu’il en soit, voilà que… quelques mois après cette découverte, Manon se fait sauvagement agresser, et ne serait assurément plus de ce monde sans l’intervention de ses voisins. Un cambriolage… Cette malchance ne vous a pas… étonné ?
Turin s’empara nerveusement d’une nouvelle cigarette, alors que la précédente vibrait encore entre ses lèvres.
— Bien avant son agression, Manon Moinet avait cessé de bosser avec nous. Une fois tous les éléments en sa possession, elle s’est mise à évoluer seule, dans son coin… Elle nous a largués.
— Pourquoi ?
Il haussa les épaules, incapable de réprimer des pensées qui, soudain, lui ordonnaient d’étrangler cette petite garce de flic.
— Vous lui demanderez, d’accord ?
— Si vous voulez.
Après un moment de silence qui déstabilisa tout le monde, Turin reprit la parole. Il semblait éprouver le besoin de se justifier.
— Son cambriolage a été traité par le commissariat central de Caen. Et il n’y avait, pour les collègues du coin, aucune raison d’établir une relation avec le fait que sa sœur ait été victime d’un tueur en série. N’oubliez pas que des objets de valeur ont effectivement été piqués, et que dans l’année, cinq villas du même quartier ont été visitées ! À Paris, on a été au courant de l’agression de Moinet que bien plus tard, quand j’ai essayé de la joindre de nouveau pour clarifier certains détails. Mais… son frère l’avait déjà emmenée avec lui à Lille.
— Et vous y croyez vraiment, à ce cambriolage ?
Sa voix regagna en fermeté.
— Bien sûr que j’y crois, putain ! Ça n’a rien à voir avec le Professeur ! S’il avait voulu l’éliminer, il l’aurait fait avec brio, et non pas en cherchant à se planquer derrière un cambriolage ! Renseignez-vous sur le dossier, avant d’avancer des trucs pareils ! Vous arrêterez peut-être de voir des liens là où il n’y en a pas !
Lucie soutint le regard de Turin sans ciller. Mais elle se dit qu’il avait raison. Après tout, il était très certainement mieux placé qu’elle pour pouvoir juger.
— Excusez-moi… Mais une dernière chose, surenchérit-elle en mordillant son vieux stylo.
— Écoute Henebelle, c’est vrai que tu devrais t’attaquer au dossier avant de tirer tes conclusions, râla Kashmareck en regardant sa montre. Le proc m’attend, et nous sommes tous écrasés de travail.
— Je me suis excusée, commandant ! Et ça ne concerne pas le dossier, mais les événements de cette nuit. Et je crois que ça va vous intéresser.
Quelques soupirs dans le groupe. Turin n’en pouvait plus.
— Bon, vas-y. Mais rapidement.
— OK. Il y a d’abord cette cabane de chasseurs, où Manon a été retenue. Là-bas, un message : « Retourne fâcher les Autres », en référence à une expression que Manon utilisait dans son adolescence. Dans un premier temps, je pensais que le Professeur l’avait sans doute obligée à révéler ce pan de sa vie privée pendant qu’il la retenait. Il la contraint à se confier, puis il note la phrase, censée nous conduire à Hem.
— En effet. Continue…
— À Hem, les décimales de π ont été peintes voilà quelques semaines, on est toujours d’accord ?
— Toujours.
— Il avait donc préparé le terrain à Hem, avant d’enlever Manon. Il savait pertinemment que lorsqu’il détiendrait Manon, il inscrirait l’énigme « Retourne fâcher les Autres » qui nous permettrait de remonter à la maison hantée, et ainsi à Dubreuil. Il en connaissait déjà la signification.
Elle marqua un temps, avant de conclure :
— Et donc, il avait percé l’intimité de Manon avant de l’enlever, depuis très longtemps. Il a fait, ou fait encore, partie des individus qui ont, d’une manière ou d’une autre, croisé sa vie. Une personne à qui elle s’est peut-être confiée. Il peut avoir rencontré Manon avant son amnésie ou après… Mais une chose est certaine, il la connaît, et elle le connaît… Enfin, pas elle… plutôt son N-Tech.