3.

La jeune femme était recroquevillée dans le hall de la résidence Saint-Michel, au cœur d’un quartier abritant un ensemble de grandes écoles lilloises. ISEN, ICAM, HEI… Des étudiants venaient de lui apporter une couverture et une tasse de chocolat chaud, à laquelle elle n’avait pas touché. Mine défaite et apeurée, cheveux noirs ébouriffés, survêtement trempé… Tout, dans ce hérissement fauve, ce repli sur soi, faisait penser à une bête traquée et terrorisée. En s’approchant, Lucie remarqua sur-le-champ les entailles de cordes au niveau de ses poignets, qu’elle tenait groupés contre sa poitrine. La flic secoua son parapluie et s’accroupit devant elle.

— Vous ne craignez rien. Je suis de la police.

L’inconnue tenta de se relever, mais Lucie l’en empêcha en posant la main sur son épaule.

— Vous semblez très éprouvée. Mieux vaut rester assise, en attendant qu’on s’occupe de vous.

Elle souleva délicatement le bas du jogging. La femme grimaça.

— Vous me faites mal !

— Pardonnez-moi…

Marques de cordes également sur les chevilles, presque jusqu’au sang. Lucie se retourna :

— Quelqu’un a appelé le 17 ?

Des hochements de tête négatifs pour toute réponse.

— Je m’en charge, se proposa Jérôme, avant que la flic ait le temps de dégainer son portable.

— Tu dis qu’on a un individu de sexe féminin, trente, trente-cinq ans, à amener aux UMJ.

— Aux quoi ?

— Urgences médico-judiciaires. Éveillée et réactive, mais sans doute victime de sévices. Précise que le lieutenant Henebelle, DIPJ[1], est sur place. Dis-leur de se magner, OK ?

— Très bien, répliqua Jérôme, téléphone à l’oreille.

La jeune femme s’agitait de plus en plus, ses doigts crispés sur la couverture.

— Ma mère ! Il faut prévenir ma mère ! Marie Moinet, elle s’appelle Marie Moinet. 282, boulevard du Maréchal-Leclerc, à Caen. Oui, à Caen. Et puis… Et puis mon frère aussi ! Frédéric Moinet ! Impasse du Vacher, Vieux-Lille ! S’il vous plaît !

— Nous allons les prévenir, mais le plus important, pour le moment, c’est vous. Comment vous appelez-vous ?

— Manon. Manon Moinet. Nous sommes à Lille ?

— Oui. Je…

— Vous… Vous devez m’emmener chez moi. Même adresse que mon frère. Tout de suite ! Je vous en supplie ! J’ai besoin de mon appareil ! Mon appareil !

— Quel appareil ?

Sans répondre, elle chercha à agripper Lucie, qui lui attrapa calmement les mains et sentit comme une plaie dans la paume gauche.

— Écoutez Manon, je m’appelle Lucie Henebelle, je suis lieutenant de police. Vous ne craignez plus rien et vous allez bientôt rentrer chez vous. Mais il va falloir vous rendre à l’hôpital, pour qu’un médecin vous ausculte. C’est la procédure quand nous recueillons des personnes un peu désorientées. Vous comprenez ?

— Oui, oui. Je comprends parfaitement, mais…

— Ils arrivent dans moins de dix minutes, intervint Jérôme.

— OK, répondit Lucie. Maintenant Manon, racontez-moi ce qu’il vous est arrivé.

Lucie retourna la main de la jeune femme. Du sang séché. Elle regarda de plus près. La paume, charcutée. Une inscription : « Pr de retour ».

Elle releva brusquement la tête et demanda :

— Qui vous a fait ça ?

Manon détourna les yeux avant de s’exclamer :

— Ma montre. Ma montre a disparu. Quel jour sommes-nous ? Quel jour ? Dites-moi !

— Elle nous l’a déjà demandé il y a cinq minutes, dit l’un des étudiants.

Lucie fit signe à l’attroupement de s’écarter et de la boucler.

— Nous sommes mardi. Mais parlez plus calmement, d’accord ?

— Mardi… Mardi… D’accord… février… 2007, c’est cela ? Dites, c’est cela ?

Des chuchotements derrière elles. Lucie garda un air serein. Réflexe professionnel. Ne pas terroriser cette femme davantage.

— Nous sommes en avril. Fin avril…

— Ô mon Dieu ! Avril. Déjà avril.

Manon resta prostrée quelques instants, puis, d’un geste éclair, saisit son interlocutrice par le col de son caban.

— Racontez-moi ce qui s’est passé ! Qu’est-ce que je fiche ici ? Qui sont ces gens ? Pourquoi me regardent-ils ? Dites-le-moi ! S’il vous plaît !

Elle avait hurlé. Lucie se défit de l’étreinte et s’écarta légèrement. Cette femme sentait l’hôpital psychiatrique à plein nez.

La flic reprit posément :

— Des personnes vous ont vue errer le long du boulevard Vauban. Vous avez de la boue partout, jusque dans vos cheveux. Vous étiez très affaiblie et ils vous ont recueillie, voilà quelques minutes. Vous ne vous souvenez pas ?

Manon jeta un œil inquiet sur le groupe des étudiants.

— Tous ces visages… Il y a trop de monde. Des inconnus. Madame, faites-les partir.

Lucie se retourna vers les badauds.

— OK, merci à tous pour votre soutien, c’était très gentil. Mais… les secours vont arriver et il faut rentrer chez vous maintenant. Vous pouvez reprendre la tasse de chocolat… Et on laissera la couverture dans le coin là-bas. Jérôme, tu passes prévenir Anthony que je risque d’en avoir pour un moment. Qu’il veille bien sur mes filles.

Ça râla, ça murmura, sans bouger. Quand la carte tricolore surgit de la poche du caban, ça obéit.

Une fois seule avec Lucie, Manon réclama :

— Il me faut un médecin. Un médecin s’il vous plaît. Je veux savoir. Je dois savoir s’il ne m’a pas touchée. Madame, un médecin. Vite.

— Ne vous inquiétez pas, nous allons nous rendre aux urgences. On va vous soigner, vous protéger, d’accord ?

— Vous devez me prendre pour une débile. C’est sûr. Mais… Comment vous expliquer ? Cela défie toute logique.

Lucie s’approcha de nouveau très près de Manon et la caressa doucement dans le dos.

— Si nous commencions par le commencement ? Une personne vous a retenue contre votre gré ?

— C’est lui. C’est bien lui. J’en suis certaine.

— Qui est-ce, « lui » ?

— Vous ne savez pas ? Je ne vous l’ai pas encore dit ? Si, si, forcément vous savez. J’ai dû vous le dire…

— Non, pas encore… Je vous assure.

— Pas encore. Pas encore, comment ça, pas encore ? C’est le Professeur ! Le Professeur !

— Quel professeur ?

Manon parut ne pas comprendre, devant l’évidence de l’allusion. Elle dévisagea Lucie avec mépris.

— Vous êtes de la police, et vous me posez la question ? Comment pouvez-vous ignorer cela ? C’est impensable. Vous le connaissez forcément. Le Professeur !

Elle s’essuya le nez du bout de sa manche, avant de regrouper ses jambes contre son torse.

— Il n’a jamais accordé la moindre chance à ses victimes. Jamais. Pourquoi m’aurait-il épargnée ? Ça ne correspond pas à son mode opératoire ! Ça n’a aucun sens ! Vous saisissez ?

Lucie inclina la tête. L’autre parlait de « mode opératoire », un terme assez technique. Une flic ?

— Le Professeur… Vous voulez dire le tueur ? demanda Lucie.

Manon considéra les incisions sur la paume de sa main.

— Ou alors… Peut-être que je l’ai tué… Oui… J’ai réussi, je l’ai enfin retrouvé et je l’ai tué. De mes propres mains. C’est une possibilité. Oui, oui, ce serait logique. Toutes ces années…

Elle bouillonnait, ses tourments semblaient ruisseler juste sous sa peau, prêts à en crever la surface tendue. Lucie observa ses mimiques obsessionnelles, ses raideurs musculaires, ses contractions nerveuses.

Quelles sombres horreurs avait subies cette femme ? Le Professeur, de retour… Lucie ne put s’empêcher de réprimer un frisson.

Soudain, une porte claqua violemment derrière elles. Manon sursauta. Puis ses bras retombèrent mollement le long de son corps et elle se mit à regarder en détail le hall, les boîtes aux lettres, la couverture. Elle se redressa alors, fouilla dans ses poches et, prise de panique, demanda :

— Madame ?

Lucie, qui guettait l’arrivée des secours, répondit avec un temps de retard :

— Oui ?

— Qu’est-ce que je fiche ici ? Et qui êtes-vous ?

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