Assise sur un des sièges à l’intérieur du W26, la vedette de police, Lucie tentait désespérément de remettre de l’ordre dans ses idées. Mais elle sentait qu’elle ne parvenait plus à se concentrer. Elle était épuisée. Peu à peu, elle se laissa simplement envahir par le spectacle des éléments qui continuaient à se déchaîner autour du bateau. Au loin, elle aperçut enfin la côte, qui se confondait avec le ciel et les vagues en une même tonalité gris-noir.
Titubant, nauséeux, Turin s’approcha d’elle et lui tendit son téléphone portable.
— Kashmareck veut vous parler.
Lucie se leva et alla s’agenouiller dans un coin, calant son dos contre les parois.
— Oui ?
— Henebelle ! Je n’arrive pas à te joindre sur ton portable !
— Je l’ai oublié dans ma voiture, sur le port… On vient de quitter la scène de…
— Je sais, Turin m’a expliqué ! C’est fou !
— Écoutez commandant, il faut agir très vite ! Manon est… Je crois que Manon est vraiment en danger ! Depuis son départ de Bâle, elle est injoignable !
Peut-être que le Chasseur la retient ! Ou… le Professeur ! Ou… je sais plus…
— OK, je lance tout de suite les recherches sur Frédéric Moinet. Nous saurons bientôt quelle école il a fréquentée. Il faudra foncer là-bas, essayer d’obtenir des pistes le plus rapidement possible. C’est peut-être dans cette école que lui et le Professeur se sont connus. Ici, on va coordonner des actions avec les brigades de Nantes, Brest et Paris, tenter de recouper les infos des dossiers Chasseur et Professeur, voir comment… l’un peut être l’autre, ou connaître l’autre. On avance Henebelle ! À petits pas, mais on avance !
— Il faut plus que des petits pas !
Quelques grésillements dans l’appareil. Lucie comprit que Kashmareck était en train de bouger.
— Nous nous trouvons chez Manon, dit-il. Nos experts ont réussi à ouvrir sa panic room, et on est en train de fouiller son PC, ses paquets de notes… Il y en a pour des journées à tout déchiffrer, avec ces formules, ces textes en latin ! C’est dingue, il traîne sous son bureau des dizaines de vieux cahiers où elle inscrivait chacune de ses actions avant de se mettre à utiliser le N-Tech. Un tas de trucs insignifiants qui retrace chaque heure, chaque minute de sa vie. Une volonté démente de tout répertorier, seconde après seconde. C’est très mal écrit, et en tout petit, on va en chier… En gros, rien, absolument rien ne parle de ses recherches sur le Professeur, de ses avancées. Mais là aussi, je crois que notre manipulateur est intervenu. Parce que tiens-toi bien… certaines pages sont carrément arrachées ! Il n’a rien laissé au hasard !
— Et dans son ordinateur, vous avez trouvé quelque chose ?
Un court silence à l’autre bout du fil.
— Écoute Henebelle, si j’ai voulu te parler, c’est que… enfin… il y a deux points essentiels… qui te concernent ! Je sais qu’avec les pépins de ta mère, c’est pas trop le moment…
Lucie fronça les sourcils. Le commandant paraissait hésitant. Le ton de sa voix était très différent de d’habitude.
— Je… Je vous écoute ! répondit-elle avec appréhension.
Il se racla la gorge.
— Dans l’ordi… teur de Ma… On vient de dé… vrir qu… chose de… ment étrange…
Lucie plaqua le téléphone contre son oreille.
— Je vous entends vraiment très mal !
Deux secondes d’attente avant que les interférences sur la ligne s’estompent.
— Là, ça va mieux ? s’écria Kashmareck.
— Oui, c’est bon !
— Notre expert a cassé la protection d’un répertoire caché, abandonné au fin fond du PC de Manon ! Et… Et on y a découvert des photos de toi !
Lucie se recroquevilla un peu plus sur elle-même.
— Des photos de moi ?
— Oui, des instants volés. Toi devant le bâtiment de la brigade ! Toi devant ton appartement ! Toi avec l’une de tes jumelles dans les bras ! Toi en train de courir à la Citadelle ! Bref, toi partout !
— Bon sang… Mais… De quand datent ces clichés ?
— C’est là où ça devient vraiment bizarre. D’après les indications sur le disque dur, la plus récente remonte à six mois !
— Quoi ?
— Tu as bien entendu ! Six mois ! Au moment où Manon prenait ses cours d’autodéfense, où on lui a refilé le fameux Beretta au numéro de série limé, elle s’est aussi intéressée à toi !
Lucie plaqua sa main sur son front. Sa tête lui semblait peser des tonnes.
— Allô ? fît Kashmareck.
— Je… Je suis là. J’essaie juste de comprendre.
— Ce n’est pas tout. On a aussi retrouvé des photocopies de différents articles sur toi, du temps de t43. on enquête sur la « chambre des morts ». Bref, cette femme te suivait, savait qui tu étais et connaissait ton adresse bien avant que tout ceci commence !
— Mais… À quoi ça rime ?
— Je l’ignore. Je suis aussi paumé que toi. Mais j’ai repensé à un truc… Le premier soir…
— Quoi, le premier soir ?
— Manon s’était réfugiée dans une résidence d’étudiants juste à côté de ton appart… Comme par hasard ! Tu ne crois pas que… qu’elle l’a fait exprès ? S’échouer là, pour que ce soit toi ? Toi et personne d’autre qui s’occupe de l’affaire ?
— Non, non ! Je… Je vois encore son regard ! Je vous garantis qu’elle ne me connaissait pas !
— T’es sûre ?
— Je… Mince, je sais plus ! Mais elle était tellement terrorisée, tellement perdue…
— Comment expliques-tu les photos, alors ?
— Je… Je n’en sais rien… Ça me paraît complètement fou. Ou alors, c’est… ce manipulateur qui les a mises dans son PC. C’est lui qui dirige sa vie… Mais… Pourquoi moi ? Pourquoi, bon sang ?
— Le manipulateur ? Ouais, c’est peut-être une option. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que tu joues un rôle plus important que tu ne le pensais dans cette histoire… Visiblement, tu y étais liée avant même qu’elle ne commence… Attends une seconde Henebelle !
Lucie perçut d’autres voix dans l’écouteur, entendit le commandant donner des ordres d’une voix ferme. Puis il revint vers elle.
— Henebelle ?
— Oui commandant.
— Malheureusement pour toi, c’est pas fini !
— Quoi encore ?
— Y a un autre truc. Cette fois totalement en dehors du dossier. Enfin, je suppose.
Lucie sentit soudain tout son organisme se contracter.
— Je vous écoute… Après ce que je viens de traverser, je vois pas vraiment ce qui peut m’arriver de pire…
— J’ai eu un appel de la sûreté urbaine. Ils ont reçu la plainte d’une concierge, de ta concierge !
— Que s’est-il passé, encore ?
— Ton appartement a été forcé.
Lucie encaissa le coup.
— Un… Un cambrioleur ? bafouilla-t-elle.
— Du travail de débutant, contrairement à chez Frédéric Moinet. Apparemment, il n’y a pas de dégâts. Ta télé, ton ordinateur, ta chaîne hi-fi, tout était là. Pas de bordel, pas de tiroirs retournés…
— Vous… Vous voulez dire que… les collègues sont venus chez moi ?
— Oui, enfin les gars du 88. Et on a fait changer ta serrure. Tu pourras récupérer la clé auprès de ta concierge.
Elle resta muette, incapable de décrocher un mot. Kashmareck poursuivit :
— Ah, juste un détail… C’est dans ta chambre… Une petite armoire avec la vitre brisée…
Lucie se sentit vaciller. Kashmareck, toute la brigade devaient savoir.
— Comm… andant… Il ne faut pas… Je… Il faut que… je vous explique… Ça n’est pas ce…
— J’entends plus bien ! Je vais te laisser ! Mais sache juste que l’armoire était vide. J’espère que… tu n’avais pas des choses trop importantes là-dedans ! Allô ? Allô ?
Le téléphone gisait sur le sol. Lucie était partie vomir sur le pont…