24.

Après d’inutiles va-et-vient à la recherche d’une place sur les pavés trempés du Vieux-Lille, Lucie abdiqua et se gara dans le parking de l’Opéra. Assez loin de sa destination finale, certes, mais elle éprouvait le besoin de marcher et de réfléchir.

Enfouie dans son caban, la jeune flic tira un bilan succinct de ces dernières heures d’enquête. Les récentes déductions semblaient indiquer que le Professeur évoluait depuis au moins six mois dans la région, qu’il était gaucher, et avait préparé son coup sur Renée Dubreuil depuis très longtemps. Il connaissait donc parfaitement le coin, savait quand et où agir sans se faire remarquer et, comble de tout, s’amusait à narguer la police avec ses énigmes tordues.

Le front soucieux, Lucie s’engagea rue de la Monnaie, dépassa la maison en double parcellaire du vieux taxidermiste Léon, une relation de travail, puis s’enfonça dans la rue Esquermoise. Elle peinait à s’approprier les subtilités de l’enquête. Trop de questions la taraudaient. Pourquoi avoir visé Dubreuil la sadique, septuagénaire tranquillement repliée dans son trou à rats ? Quel rapport pouvait-il exister entre cette perverse et les six individus sans histoires tués quatre années plus tôt ? Pourquoi ce lourd silence entre les six premiers meurtres et le septième ? Et pourquoi avoir impliqué Manon Moinet à ce point ?

Car le plus troublant, dans ce dédale, était que le meurtrier connaissait Manon dans son intimité, qu’elle s’était probablement laissé emmener hors de chez elle, le jour de sa disparition, sans opposer de résistance. Avait-il compris qu’elle n’avait jamais cessé de le traquer ? Dans la cabane de chasseurs, on ne l’avait ni agressée, ni violée, ni droguée. Seulement retenue. Si le Professeur avait peur d’elle, du retour de sa mémoire, du programme MemoryNode, de ces affiches publicitaires partout en France, pourquoi ne pas l’avoir éliminée ? Ou alors s’était-il rendu compte qu’en définitive la mathématicienne ne représentait aucun danger. Juste un trou noir, où ne s’engouffrait aucun souvenir.

Pour l’heure, Lucie tournait en rond. Semblable en cela à la jeune amnésique. Mais, une chose était sûre, tout convergeait vers Manon. Il fallait des réponses. Interroger sa mémoire vivante. Son frère, le beau brun aux yeux noisette.

Lucie salua rapidement les deux collègues qui s’ennuyaient ferme dans la 306, puis pénétra dans la sinistre impasse du Vacher. Elle franchit une lourde porte de bois et s’avança dans le couloir central de la maison de Frédéric, une fière bâtisse hispano-flamande. Au fond s’entassaient des escabeaux, des cloisons de BA13, des sacs de plâtre. Lucie réajusta son manteau, ôta l’élastique qui retenait sa chevelure et lui donna du volume. Pourquoi cette soudaine envie de se faire belle ?

Elle s’arrêta un instant devant la porte où étaient inscrites, à côté de la sonnette, les initiales « M. M. ». Que faisait la mathématicienne en ce moment même ? Lucie hésita à lui rendre une brève visite, car il faudrait de nouveau tout expliquer. Son identité, les conditions de leur rencontre… Décrire encore l’horreur, la raviver… Pressée de retrouver ses filles, la flic ne s’en sentit pas le courage.

Elle se recentra sur son objectif : Frédéric.

Le chef d’entreprise lui ouvrit, torse nu, serré dans un pantalon de lin anthracite, deux cravates à la main. Il exhalait une agréable odeur de musc.

— Encore la police ? grommela-t-il en jetant un rapide coup d’œil à l’arcade sourcilière de Lucie. Un collègue à vous est déjà passé. Un type nerveux, sec, avec des yeux de fouine.

— Hervé Turin ?

— Je vois que j’en ai fait une bonne description… Écoutez, j’ai déjà répondu à ses questions et j’en ai assez entendu pour aujourd’hui. Si vous permettez, je suis pressé… La DG d’Air France m’attend demain très tôt. Mon TGV part de Lille-Europe à 21 h 03, je passe la nuit à Paris.

— J’insiste. J’ai juste besoin de quelques infos sur Manon.

— Exactement comme la fouine ! Vous ne pouvez pas vous concerter avant de venir ici ?

— Ça concerne les cicatrices de votre sœur. Ça m’étonnerait que mon collègue ait abordé le sujet.

Il soupira, exaspéré, avant de répondre sèchement :

— Dans ce cas, je n’ai rien à vous dire. Ces scarifications ne concernent qu’elle.

Il allait repousser la porte. Lucie s’avança dans l’embrasure.

— Sauf que vous avez inscrit l’une d’elles. Vous avez volontairement mutilé votre sœur. Et ceci, voyez vous, me concerne.

Il s’écarta du battant, avant de dire, agacé :

— Entrez…

Lignes tendues, chromes précieux, courbes design, l’archétype du style contemporain.

— Je suis plus traditionnelle pour la déco, commenta Lucie. Plutôt du genre meubles anciens et télé qui saute… Vous avez assez bon goût pour un homme célibataire.

— Dois-je le prendre pour un compliment ou une attaque ?

Frédéric se remit à préparer sa valise. Costume, chemises blanches, paires de chaussettes. Tout était ordonné, plié, rangé avec minutie.

— Un peu des deux, rétorqua Lucie en souriant. Revenons-en aux cicatrices…

Il enfila une chemise Yves Saint Laurent impeccablement repassée et ornée d’une curieuse broche — une toile d’araignée en étain. Il la boutonna à une vitesse surprenante. Ses doigts étaient fins et habiles.

— Manon s’est infligé la première scarification au début de son amnésie. Dans l’année qui a suivi le cambriolage, ma vie s’est transformée en enfer. Ma sœur ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle était totalement désorientée… handicapée… incapable de se débrouiller et de s’organiser. Avec de graves problèmes d’orientation et de perception spatiale, à cause de ses hippocampes défectueux. A l’époque, les programmes de réinsertion pour amnésiques, genre MemoryNode, n’existaient pas. Manon ne pouvait compter que sur le soutien d’un orthophoniste, et le mien, puisque… notre mère était partie…

— Suicide, c’est ça ?

— Je vois que vous avez vos sources. Elle s’est ouvert les veines dans un institut spécialisé où elle était suivie pour sa dépression. Je suppose que vous le savez…

— En effet, dit-elle en sortant son carnet.

— Après la mort de Karine, puis celle de ma mère, j’ai tout abandonné. J’ai vendu notre entreprise familiale d’emballages pour revenir ici, à Lille, où Manon avait grandi, afin qu’elle puisse enfin se raccrocher à des souvenirs heureux. La changer d’air, l’éloigner de cet univers de mort, tout simplement. Et je me suis occupé d’elle, presque à plein temps.

Frédéric se figea, visiblement ému. Ses douleurs passées se lisaient sur son visage.

— Au départ, incapable de former le moindre souvenir, Manon écrivait sans cesse. Sur les murs, les meubles, dans des cahiers… Un moyen, sûrement, de cracher tout ce qui bouillonnait dans son cerveau, et qu’elle ne réussissait pas à capturer… Comme un appel au secours.

Il tendit le bras, en direction de l’appartement de Manon.

— Un jour, je suis rentré chez elle et je l’ai trouvée dans la salle de bains, en train de se charcuter face au miroir. On aurait dit aussi qu’elle… qu’elle s’asphyxiait, c’était très curieux. Elle se palpait la gorge, crachait, j’ai bien cru que… qu’elle s’était de nouveau fait agresser. Je revois encore le geste ! Le couteau qu’elle abat sur sa chair, et son autre main autour de la trachée. Il s’agissait d’un couteau de cuisine ! Vous imaginez le tableau ?

Il plissa les yeux. Il semblait revivre la scène en direct.

— Quand je l’ai découverte, la vue du sang et son état d’agonie m’ont fait paniquer. Alors je me suis jeté sur elle et je lui ai arraché le couteau des mains. Elle ne voulait pas le lâcher, et c’est… ce qui a causé cette longue cicatrice, après « Trouver la tombe d ». Par la suite, je l’ai emmenée à l’hôpital, afin de comprendre. D’après les spécialistes, elle avait revécu la scène de son étranglement, même si elle n’en gardait pas le souvenir conscient. Une confabulation, pour reprendre leurs termes, c’est-à-dire un souvenir fabriqué.

Lucie s’approcha d’un Macintosh dernier cri et fit glisser ses doigts sur les touches du clavier chromé.

— Et que signifie cette phrase ? Elle devait être sacrément importante pour que Manon décide de se mutiler. Pour qu’elle s’assure de ne jamais en perdre la trace.

— Vous allez trouver cela surprenant, mais ni Manon, ni moi ne le savons. Quand je l’ai interrompue, elle a entièrement perdu le fil de ses pensées. Le plus urgent était de la soigner, je l’ai menée sur-le-champ à l’hôpital.

Lucie se souvint des mots du neurologue.

— Mémoire du corps ! s’exclama-t-elle.

— Quoi, mémoire du corps ?

— Le docteur Vandenbusche m’avait parlé d’une mémoire du corps. Le fait d’avoir revécu la scène de son étranglement a peut-être réveillé chez elle le souvenir d’une tombe ! Souvenir qu’elle a voulu noter immédiatement sur elle ! Peut-être une information que le cambrioleur lui aurait révélée en l’étranglant, une information essentielle !

— Foutaise ! La mémoire du corps n’est qu’une théorie de Vandenbusche, elle n’a jamais été prouvée !

Et que viendrait faire le cambrioleur dans cette histoire ?

Lucie fixa un instant la broche en étain et dit :

— Je l’ignore… Mais s’il ne s’agissait pas de la mémoire du corps, je suppose que Manon avait dû prendre des notes concernant cette tombe… Insérer ses conclusions dans son N-Tech, ou son PC…

Frédéric secoua négativement la tête, les lèvres pincées.

— Rien, nous n’avons jamais rien trouvé, et pourtant je peux vous affirmer que nous avons cherché. À l’époque, Manon n’avait pas encore son N-Tech et elle ne savait pas utiliser son potentiel de mémorisation, grâce à la répétition. Elle se servait juste de morceaux de papier, elle consignait des tonnes et des tonnes d’observations dans ses cahiers, dont elle retapait ensuite le contenu à l’ordinateur. Impossible, donc, de hiérarchiser l’importance de ses écrits, de faire la différence entre l’absolument nécessaire et le jetable. Il y en avait tellement !

— Et donc en imprimant cette phrase dans sa chair, Manon a voulu lui donner la priorité numéro un. Mais, manque de chance, vous êtes intervenu juste à ce moment-là, dans la seconde fatidique…

— Je sens une certaine ironie dans votre ton.

Lucie releva le nez de son carnet.

— Parlez-moi de MemoryNode. Frédéric jeta un œil sur sa montre. Il se redressa, boucla sa valise et alla se verser un whisky.

— Je vous sers un verre ? J’ai encore de la marge, tout compte fait. Lille-Europe n’est qu’à vingt minutes à pied.

— Jamais en service, merci.

— Quand diable n’êtes-vous pas en service, dans ce cas ? Vous avez passé la nuit dernière à courir dans la boue, votre… arcade sourcilière est salement amochée, vous devriez être au repos et je vous retrouve encore ce soir, à m’interroger !

Sa voix était beaucoup moins rude. Il ajouta :

— Sans la boue, vous êtes quand même bien moins… rurale.

— Rurale, oui…

Lucie aurait aimé ne pas rougir. Elle se racla la gorge et se raccrocha immédiatement à l’enquête.

— Et donc, MemoryNode ?

La gorgée de liquide ambré détendit définitivement Frédéric.

— Il s’agit d’un programme destiné aux amnésiques antérogrades, basé sur l’utilisation de la mémoire procédurale, qui elle, reste presque toujours fonctionnelle.

— Celle de l’apprentissage des gestes, des automatismes, c’est ça ?

— Je vois que vous assimilez rapidement.

— Avec votre sœur, on n’a pas d’autre choix. C’est une femme fabuleuse.

Il acquiesça avec conviction.

— Grâce à cette mémoire procédurale, Manon a pu utiliser un N-Tech élaboré spécialement pour les amnésiques, avec des fonctions et des logiciels leur simplifiant grandement le quotidien. L’engin ne fait pas les courses à leur place, mais il leur dit ce qu’ils doivent acheter, et quand. En dehors de la technologie, il existe un second aspect, et certainement le plus important, que MemoryNode développe pleinement la plasticité cérébrale.

— C’est-à-dire ?

— Le cerveau est en perpétuelle évolution, lieutenant, il bouge sans cesse, seconde après seconde, se réorganise, crée et élimine des connexions comme une centrale bouillonnante. Pour combler le déficit de certaines fonctions, il possède cette incroyable capacité d’utiliser et de sur-développer d’autres zones intactes. Ma sœur pourrait vous parler à l’infini de Daniel Tammet, un savant mathématicien, autiste, capable de faire des multiplications gigantesques de tête non pas en calculant, mais en associant à chaque chiffre des sons, des images et des couleurs, provenant de la zone visuelle de son cerveau. Quand il multiplie deux images, une troisième apparaît, lui donnant la réponse de l’opération. Cette manière de fonctionner va au-delà de ce que nous pouvons imaginer.

— Vous vous y connaissez vachement.

— Je voulais comprendre de quoi souffrait ma sœur, comment elle évoluerait avec l’âge, ce qu’il adviendrait de son avenir. Tout était tellement flou, si compliqué à appréhender. Vous ne pouvez vous douter des efforts que tout ceci m’a coûté.

Il but une gorgée d’un geste distingué.

— Grâce à l’entraînement, à la stimulation, au suivi mis en place par le professeur Vandenbusche, les hippocampes entièrement atrophiés de ma sœur, notamment le gauche, ont regagné un peu de volume et d’élasticité en piochant dans les zones connexes en état de marche. Pas énormément, certes, mais suffisamment pour que le canal entre sa mémoire de travail et sa mémoire à long terme se rouvre. Mais ce canal est très fin et s’encombre très vite, comme le goulot d’un sablier. C’est pour ça que Manon doit sélectionner ce qu’elle veut apprendre et le répéter, des dizaines et des dizaines de fois.

— Oui, ça je l’ai vue faire.

— Au moins, grâce à MemoryNode, elle se crée un minimum de passé, laisse une empreinte dans le sable où elle marche. Une trace assez profonde pour se donner l’impression d’exister… Ce que je reproche à ce programme, c’est de profiter de ma sœur pour se faire de la publicité. C’est… inadmissible !

Il but une autre gorgée. Restait une heure avant le départ. Aux côtés de la jeune femme, les secondes paraissaient se dilater.

— Asseyez-vous, lieutenant, je vous en prie.

Il inclina légèrement la tête. Vraiment craquant.

— Cela me fait tout drôle de vous appeler lieutenant. Je vous aurais plutôt vue joueuse de golf.

Lucie explosa de rire, tout en s’installant dans un confortable fauteuil.

— C’est bien la première fois qu’on me la sort, celle-là ! Et à quoi ressemble le profil d’une joueuse de golf ?

— Fine, élancée, le regard vers l’avant. La flamme de la concentration au fond des yeux…

— Pourtant, nous n’évoluons pas sur le même terrain de jeu, le même fairway. Pour en revenir à Manon…

— Pour en revenir à Manon… fit-il dans un souffle.

Lucie regroupa ses mains entre ses jambes.

— Si je vous suis bien, elle apprend donc à utiliser un N-Tech, grâce à MemoryNode, à se souvenir, par la répétition et la plasticité cérébrale, et ne ressent plus le besoin de se scarifier, puisque tout passe par son N-Tech, qui lui garantit l’authenticité de ses données. Exact ?

— Exact.

— Avez-vous accès au contenu de son N-Tech ?

— Non, et je pense que vous le savez déjà. Elle le protège par un mot de passe qu’elle change souvent. Manon est une mathématicienne chevronnée, elle sait sécuriser des informations et les rendre inaccessibles. De toute manière, quand elle veut protéger des données, elle les crypte.

— Et comment fait-elle pour retenir le mot de passe de son N-Tech ?

— Elle possède un coffre-fort, dans sa panic room, où elle…

— Sa quoi ?

— Sa panic room. Une pièce qu’elle a fait transformer en un véritable bunker, où elle se réfugie quand elle va mal, quand elle… traque le Professeur. Bref, à l’intérieur se trouvent des milliers de notes, son PC, un téléphone et surtout, un coffre-fort. Il recèle une liste de mots de passe, qu’elle charge régulièrement et qu’elle apprend ensuite.

— Et comment ouvre-t-elle son coffre ?

— Par un code secret.

— C’est pire que l’histoire de la poule et de l’œuf, ce truc. Le code qui donne accès à d’autres codes. Vous connaissez ces mots de passe ?

— Absolument pas.

— Pourquoi, elle ne vous fait pas confiance ?

— Ce n’est pas une question de confiance, il s’agit là de sa vie, de son intimité. Si cela était possible, me donneriez-vous la clé pour lire à l’intérieur de vos pensées ? Accéder à vos secrets intimes, à vos fantasmes ?

Lucie serra les lèvres. Frédéric reprit avec un sourire :

— Un silence… Hmm… Je remarque que vous retenez beaucoup de choses en vous, des trésors que vous ne voulez pas révéler… Cela fait partie de l’équilibre de chacun. Il me semble donc logique que Manon se protège, y compris vis-à-vis de son propre frère.

— Et pourtant, à une certaine époque, elle vous avait autorisé à « inscrire » un nouveau message sur son corps. Ce « Rejoins les fous, proche des Moines ». Il s’agissait là aussi de son intimité. À l’hôpital, je ne vous ai vus que quelque temps ensemble, mais j’ai senti qu’elle éprouvait une certaine méfiance à votre égard. Qu’est-ce qui a pu changer depuis ?

Frédéric inspira longuement.

— Rien du tout. Manon n’est plus capable de ressentir une confiance sincère. Il suffit que je me mette en colère contre elle pour qu’elle inscrive instantanément dans son N-Tech : « Ne plus faire confiance à Frédéric », ou alors : « Frédéric me veut du mal. »

Lucie ne releva aucun tremblement, nul fléchissement dans sa voix. Il continua :

— Manon doit tout noter, ce qu’elle aime, et surtout ce qu’elle n’aime pas. L’année dernière, nous sommes allés à une exposition de Diriguen, un peintre contemporain. Eh bien, vous pourriez lire dans son appareil : « Je déteste Diriguen. » Elle le déteste, mais ne sait pas qu’elle le déteste, et si elle n’inscrit rien, elle retournera à cette exposition, une, deux, dix fois, et affrontera la même déception. Vous comprenez ? Et encore, même s’il lui vient à l’idée de consulter son N-Tech, elle devra penser à regarder dans le répertoire approprié, sans savoir si cette information s’y trouve ou non. C’est un gros problème du N-Tech : on ignore ce qu’on y stocke, et pourquoi on l’a stocké. Un peu comme si vous vous faisiez une croix quelque part sur le corps pour vous souvenir de rapporter un livre à un ami et que chez vous, le soir, vous deviez non seulement avoir le réflexe de retrouver la croix, mais, en plus, savoir ce qu’elle signifie ! En définitive, cette croix risque fort d’être totalement inutile.

Il haussa les épaules avant d’ajouter :

— Manon s’est rendue totalement dépendante de son petit appareil. Elle n’éprouve que des sentiments artificiels, qu’elle se fabrique elle-même par des notes absurdes au bas d’un cliché. Elle est véritablement devenue une esclave de la technologie.

— Comme nous tous, soupira Lucie.

Elle se rappela la phrase notée dans le N-Tech, sous la photo de Turin : « Ne plus jamais travailler avec ce pervers. » Et la manière dont Manon l’avait cernée, elle, sur une simple impression : « Solidité. Passion. Rigueur. » Juste trois mots. Un bien médiocre résumé, complètement impersonnel, de son caractère.

— Parlez-moi donc de ce message, pour le moins intrigant, que vous avez incisé sur son ventre : « Rejoins les fous, proche des Moines. »

Frédéric s’enfonça profondément dans son fauteuil, la tête rejetée vers l’arrière. C’était décidément un très bel homme.

— Une histoire ahurissante. Cela s’est passé au début de MemoryNode, en 2005. Manon apprenait tout juste à utiliser le N-Tech, elle se servait alors principalement de son PC et des Post-It qu’elle colle encore aujourd’hui sur les murs de son bureau. Vous vous rappelez, le terrible orage que nous avons affronté à cette époque ? Un peu comme hier, avec ces toitures arrachées ?

— Oui, bien sûr, je m’en souviens. À Dunkerque, ma mère m’a raconté que des bateaux du port avaient été retournés par le vent, et qu’un éclair avait même percuté le beffroi.

— Il s’est produit un phénomène identique ici. La foudre est venue frapper l’antenne, sur le toit. Une boule de feu est rentrée et a tourné plus d’une minute, saccageant tout sur son passage.

Il se leva et fouilla dans un tiroir pour récupérer une vieille édition de La Voix du Nord. L’épisode y était décrit précisément, avec les photos de l’intérieur de sa maison ravagée.

— Nous n’avions jamais vu cela de notre vie ! Tout a failli brûler, les fenêtres ont explosé. La pluie, le vent se sont engouffrés partout. Les appareils électriques de tout le voisinage ont grillé ! Dieu merci, les pompiers ont évité la catastrophe de justesse.

Lucie fit une moue circonspecte avant de déduire :

— Et évidemment, l’ordinateur de Manon a cramé.

— Pire que cela. Les trois quarts des feuilles de son bureau se sont envolées dans l’orage ou ont brûlé. Le reste était trempé, irrécupérable. Quand j’ai pénétré chez elle, j’ai retrouvé ma sœur dans un coin, toute tremblante, un bout de papier chiffonné dans la main. Il y était écrit : « Rejoins les fous, proche des Moines. » Elle était recroquevillée, en transe, comme si elle protégeait un trésor. Vous auriez vu son état ! Elle tenait un scalpel et s’apprêtait une nouvelle fois à s’estropier. Elle avait découvert des éléments en rapport avec le Professeur, j’en suis certain. Cette phrase, j’ai compris que rien ne l’empêcherait de la noter, alors, quand elle m’a demandé de l’inscrire pour elle, je… l’ai aidée… Je l’ai mutilée moi-même… Proprement…

— Vous auriez pu lui arracher le papier et le scalpel des mains, et faire qu’elle oublie en la distrayant !

— En effet. Mais j’ai simplement respecté sa volonté. Manon était peut-être sur une piste qui la rapprochait du Professeur. Il fallait que ce message existe, pour elle, à un endroit sûr…

— C’est dingue, votre histoire… J’avoue avoir du mal à y croire.

— C’est pourtant la vérité. Pourquoi vous mentirais-je ? Cela n’aurait aucun sens. Je ferais tout pour ma sœur. Et pour attraper le salaud qui a tué Karine et toutes ces victimes innocentes.

Lucie referma l’édition de La Voix et la lui rendit. Elle sentait l’accent de la sincérité dans ses paroles et dut admettre qu’il la touchait. Que savait-elle finalement de sa douleur ? Perdre une sœur, une mère, et se retrouver avec une deuxième sœur incapable de s’extraire du présent…

Elle désigna l’écran de veille de l’ordinateur où dansait une courbe complexe.

— Vous aussi, vous avez étudié les mathématiques, je me trompe ?

Il se resservit une rasade de whisky.

— Comme tout le monde dans la famille. Ma sœur y a laissé sa jeunesse. Quant à moi, j’ai en effet pratiqué cette discipline plus de quatre années après le bac, avec passion, plus que de raison, au point de négliger les autres matières, de me focaliser uniquement sur cette science de la rigueur, de l’excellence. Or, vous savez, pour être un bon mouton, pour « réussir », il vaut mieux être moyen partout, même dans des disciplines qui vous passent par-dessus la tête. Vous devez suivre des rails fixés par d’autres.

Il resta silencieux quelques secondes, comme rattrapé par son passé, avant de continuer :

— Avec mes réticences à l’égard des autres matières et du système éducatif lui-même, qui me répugnait au-delà de tout, j’ai été…

— Viré ?

— Écarté, dirons-nous. Viré est un terme un peu… péjoratif, qui pourrait heurter mon orgueil.

— Le résultat est identique.

Frédéric encaissa la remarque.

— Il n’empêche que je suis aujourd’hui ce que je suis, même sans diplôme. Je dois vous avouer mon amertume envers le système français, mais passons, c’est un autre débat. Et puis, tout compte fait, on ne dirige pas une entreprise avec des équations. J’ai laissé tomber les maths, je les ai… oubliées…

Lucie sentit la vibration du regret derrière ses mots.

— J’admire énormément Manon pour… sa carrière. J’aurais aimé approcher, caresser les mathématiques si longtemps, si puissamment, comme elle l’a fait. Mais c’est maintenant du passé. Tout est enterré. C’est comme ça.

— Et votre sœur aînée, Karine ? Vous l’admiriez autant que Manon ?

— Je ne vous cache pas que nous avions des différends quant aux grandes orientations de notre entreprise. Il n’est pas facile de partager le pouvoir. Karine était une véritable veuve noire, assoiffée d’ambition. Elle n’hésitait pas à écraser du talon ceux qui se dressaient sur son chemin.

— À vous entendre, vous ne la portiez pas dans votre cœur.

— Pas vraiment, non. J’ai horreur qu’on me dicte ma conduite, qu’on oriente mes choix.

Il agita son verre et observa les ondulations ambrées jouer sur les parois.

— Je détestais Karine, je ne l’ai jamais caché à personne. Et pourtant, sa mort a été une terrible épreuve, pour nous tous. Quoi que vous puissiez en penser, j’en ai beaucoup souffert.

Il répondait du tac au tac et semblait se livrer totalement, avec franchise. Lucie en profita et poursuivit sur la même voie. Elle testait ses limites.

— Et donc, à sa mort, vous récupérez ses parts et devenez propriétaire à cent pour cent de la société familiale, je présume ? Cela devait représenter une belle somme d’argent.

— En effet. Cela m’a permis de tout arrêter pour m’occuper de Manon, acheter cette demeure, avant de créer une nouvelle entreprise à la sueur de mon front. Cela pose-t-il un problème ?

— Absolument pas…

Lucie aurait aimé pouvoir répondre plus fermement. Elle se rendit compte à quel point il l’impressionnait. Il fallait se ressaisir, ne pas se laisser hypnotiser.

— Ah, autre chose ! Concernant le déroulement des événements d’hier…

— Écoutez, je…

— Quand vous avez quitté Manon, le matin, à 9 h 10, vous êtes allé directement travailler ?

— Oui, je vous l’ai déjà dit à l’hôpital. Je suis arrivé au bureau vers 9 h 30. Votre Turin m’a posé exactement la même question. Rassurez-moi, vous ne me soupçonnez quand même pas d’avoir enlevé ma propre sœur ?

— Non, non, c’est juste que mes collègues épluchent systématiquement les emplois du temps des proches des victimes.

— Ah bon.

— Ensuite, aux dires de vos employés, vous vous êtes absenté à… 11 h 50, pour réapparaître à 14 h 10… Correct ?

— Correct. Je suis parti déjeuner et j’ai fait mes courses, comme toujours le mardi midi. C’est le jour de la semaine où l’on trouve le moins de monde dans les grandes surfaces. Puis j’ai eu un long entretien téléphonique, depuis ma voiture, avec le directeur commercial d’Air France. Cela a duré plus d’une demi-heure. Vous pourrez vérifier.

— Pourquoi depuis votre voiture ?

— Parce que je m’y trouvais quand il m’a appelé, voilà tout !

— Où avez-vous déjeuné ?

— Au centre commercial V2. Un sandwich.

— Sandwich, d’accord. Vos courses, vous les avez payées comment ?

— En liquide.

— Décidément… Donc personne ne peut attester de votre présence là-bas ?

Frédéric regarda sa montre et se leva, l’air légèrement agacé.

— Excusez-moi, lieutenant, mais là, je vais devoir y aller.

— Je n’ai pas terminé.

— Écoutez… Je rentre demain soir, je connais un excellent restaurant à la frontière belge. On y mange un potchevlesh d’une rare qualité. Nous discuterons de Manon et vous me demanderez ce que vous voulez. Je vous raconterai tout sur les courses que j’ai faites, l’endroit exact où j’ai acheté mon sandwich et la place de parking où s’est tenue ma discussion. Cela vous va ?

Lucie ne put dissimuler l’étincelle qui brilla dans ses pupilles. Elle se redressa, tout en répondant :

— Vous n’y allez pas par quatre chemins, vous. Pour le dîner, cela risque de poser problème, j’ai des jumelles de quatre ans et…

— Ne prenez pas le prétexte de vos filles pour vous dérober. Vous avez réussi à vous arranger la nuit dernière, non ? Allez, laissez-vous aller un peu, Lucie.

Lucie, il l’avait appelée Lucie…

— J’attends votre coup de fil. Car je suppose que vous connaissez mon numéro de portable, non ?

— Il s’agit de mon boulot, rétorqua-t-elle dans un discret éclat de gaieté.

— Ah… Votre boulot…

Il la raccompagna jusqu’à la porte. Une fois dans le couloir, Lucie désigna une échelle posée le long du mur et demanda :

— Vos travaux, vous les avez commencés il y a longtemps ?

Frédéric passa la tête dans l’embrasure, surpris.

— Il y a à peu près six mois. Pourquoi ?

— Non… Comme ça… À bientôt…

— À demain…

En remontant les étroites ruelles, Lucie ne put chasser de son esprit ce regard volcanique, ces effluves envoûtants, cette présence forte et rassurante. Un rendez-vous… Dans un restaurant… Avec un type beau comme un diable.

Incroyable.

Curieusement, au même moment, elle songeait aussi à Manon. Son visage. Ses intonations de voix. Ses mystérieuses scarifications.

Frédéric… Se focaliser sur Frédéric. Un homme mûr et intelligent.

Il manquait peu de chose pour qu’elle fût aux anges. Juste quelques petits détails à vérifier.

D’abord les travaux, entamés dans l’appartement depuis six mois. Date approximative à laquelle l’ammonite avait été décrochée de sa falaise. Retrouver le burin pour identifier l’assassin, avait dit Pierre Bolowski. Un assassin de la région, et proche de Manon. Un assassin fortiche en mathématiques. Comme Frédéric. Simple coïncidence ? Oui, assurément.

Ensuite, son emploi du temps. Frédéric était le dernier à avoir vu Manon, à 9 h 10, prétendait-il. Mais cela aurait pu être plus tôt. Une, deux ou trois heures auparavant, par exemple, délai qui lui aurait permis d’emmener Manon vers Raismes avant d’aller tranquillement travailler. Autre point : il s’était absenté assez longuement le midi. Lucie vérifierait le coup de fil avec le directeur commercial, mais, avec une parfaite organisation, Frédéric aurait très bien pu avoir le temps de tuer Dubreuil et de revenir au bureau. Le seul hic était que, d’après ses collaborateurs, Frédéric n’avait plus quitté son entreprise jusqu’à 1 heure du matin. Dans ce cas, comment libérer Manon aux alentours de 21 heures ? Ou alors… Avait-il trouvé un système pour qu’elle se libère toute seule ? L’avait-il endormie avec une quelconque substance afin qu’elle se réveille vers cette heure-là ? Non, impossible… Les analyses toxicologiques n’avaient rien révélé. Pas de drogues dans le sang…

Lucie se moqua de ses propres soupçons. Frédéric avait répliqué sans ciller à ses offensives. En plus il disposait d’un alibi en béton pour le meurtre de sa sœur Karine — la conférence aux États-Unis — et il n’avait en rien le profil du Professeur. Un être asocial, frustré, itinérant, avec un fort sentiment d’infériorité, d’après Turin. Frédéric était tout l’opposé. Un peu présomptueux, même.

Bien sûr, il était gaucher, mais Vandenbusche aussi, comme des millions d’autres individus. D’ailleurs, il l’avait dit lui-même : Pourquoi enlever sa propre sœur ? Pour attirer l’attention sur lui ? Cela ne rimait à rien.

En regagnant son véhicule, Lucie s’en voulut de posséder ce caractère tenace des gens du Nord. Parce que sa conscience lui ordonnait de retourner vérifier, pour le burin… Pour en avoir le cœur net.

Bientôt, le beau Frédéric s’absenterait. Il suffirait alors de revenir dans l’impasse et de crocheter la serrure des appartements en travaux.

Juste jeter un œil à l’intérieur. Et se rendre, le lendemain, au rendez-vous galant l’esprit tranquille. Son premier rancard avec un homme, depuis son arrivée à Lille. Une traversée du désert de trois interminables années.

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