Lucie avait prié Maud, la nourrice, de garder les filles plus tard que prévu. Ces heures supplémentaires pousseraient son compte bancaire dans le rouge, mais tant pis. La paye allait bientôt arriver et, par-dessus tout, la passion du métier était en train de supplanter définitivement l’instinct maternel.
Elle devait absolument rencontrer Pierre Bolowski, le paléontologue, qui voulait lui communiquer des informations au sujet des fragments de fossile retrouvés dans le système digestif de Renée Dubreuil. Et, juste après, rendre une petite visite à Frédéric Moinet. Cette histoire de scarifications sur le ventre de Manon l’intriguait.
Avant son départ pour Villeneuve d’Ascq, elle avait appelé le commandant pour lui demander de récupérer les différentes photos du N-Tech sur son émail. Il avait immédiatement placé des effectifs sur le coup. Vérifier les identités, les emplois du temps de plus de cent quarante personnes, de la caissière de supermarché au dentiste. Voilà qui promettait.
Plantée au cœur de Villeneuve d’Ascq, l’université Lille I était une ville dans la ville, encerclée par les grands axes fuyant vers Paris, Gand et Bruxelles. Un ensemble imposant de bâtiments, de résidences et de salles de sport réunissant étudiants, chercheurs et enseignants. On y travaillait tout type de sciences : structures de la matière, génie électrique, chimie, biologie, mécanique, et bien d’autres encore.
Lucie tourna quelque temps avant de trouver enfin le bâtiment au nom barbare de SN5 59855. Le laboratoire de paléontologie et stratigraphie.
Pierre Bolowski, un homme de petite taille au dos voûté, l’accueillit dans un univers de roches, de microscopes, de grandes cartes plastifiées représentant des plis, des courbes de niveaux, des cassures géologiques. Après de rapides présentations, le chercheur posa sur un présentoir en verre un fossile orangé, verni, de la taille d’un abricot, à la spirale parfaite.
— Voilà la copie exacte de ce que votre victime a été forcée d’ingérer, expliqua-t-il en s’installant derrière son bureau. Hysteroceras Orbigny, une ammonite pyriteuse. Trois cents grammes de sulfate de fer, que l’on appelle aussi pyrite. Vous verrez la composition chimique détaillée dans le rapport que ma secrétaire va faxer à votre commandant.
L’ammonite exposée était tranchée en deux. On y découvrait les cloisonnements internes dans lesquels le mollusque céphalopode avait vécu et s’était déplacé au fil des ans, jusqu’à constitution de la formidable spirale logarithmique. Lucie resta pensive. Comment une stupide bestiole avait-elle pu construire un tel édifice, au sein duquel se nichait le nombre d’or ?
Pas de hasard, dixit Turin. Mais alors, quoi ? Cette fameuse fonction mathématique complexe, qui contrôlait tout l’univers ? Complètement absurde.
— Existe-t-il un lien entre l’ammonite et le nautile ? se hasarda-t-elle en sortant son inusable carnet.
Pierre Bolowski récupéra son fossile et l’observa sous tous les angles. Son diamant à lui.
— Plutôt, oui. Les ammonites se sont éteintes en même temps que les dinosaures, lors de la crise du crétacé-tertiaire, il y a soixante-cinq millions d’années. Le nautile est leur plus proche cousin. Pour preuve, on l’appelle « le fossile vivant ».
— Je peux ?
— Évidemment. Mais attention à ne pas vous blesser, c’est très tranchant au niveau de la coupe longitudinale.
Lucie s’empara de l’ammonite, séduite par l’incroyable beauté des compartiments, l’harmonie de l’enroulement. Elle tenait entre les mains un objet mathématique parfait, qui existait bien avant la création des mathématiques elles-mêmes, qui avait traversé les millénaires emprisonné dans la pierre pour enfin être exposé aux yeux du monde. Mais c’était aussi l’arme redoutable d’un crime, des dizaines de lames qui avaient déchiré les tissus internes d’une septuagénaire. Cela défiait toute logique…
— Et… vous avez une idée de l’endroit où il a pu se la procurer ?
— Si j’ai une idée ? Bien évidemment ! Je pourrais vous localiser le lieu de son prélèvement à une dizaine de mètres près !
— Non, vous plaisantez ?
Le paléontologue montra derrière lui la photo d’une falaise à la blancheur éclatante, où des hommes armés de piolets et chaussés de bottes en caoutchouc posaient fièrement. Lui se tenait au centre.
— Votre ammonite appartient à l’étage que l’on appelle l’Albien inférieur, apparu au crétacé. Ces étages représentent, en quelque sorte, une coupe de notre planète dans le temps, un peu comme les cernes d’un arbre tronçonné. Chaque étage possède ses propres ammonites, qui lui sont spécifiques. Pyriteuses, phosphatées, crayeuses… Les seuls endroits où l’on puisse voir des affleurements de l’Albien sont Folkestone en Angleterre, la Drôme, l’Aube et… devinez où ?
— Il me semble qu’on ramasse beaucoup de fossiles sur la côte. Du côté de Boulogne, non ?
— À Wissant, plus précisément au cap Blanc-Nez. Il s’agit d’un affleurement très prisé par les amateurs de fossiles, les géologues et paléontologues de la France entière, voire d’Europe ! Vos fragments d’ammonite proviennent exactement de ce que nous appelons les argiles du Gault, situées entre le hameau de Strouanne et le petit Blanc-Nez. Le très gros avantage, pour le promeneur, c’est que l’étage est accessible depuis la plage de galets, au pied de la falaise, et que donc n’importe qui muni d’un piolet peut décrocher une ammonite de la roche. C’est d’ailleurs un désastre pour le site.
Il désigna un autre cliché avec des barrières et des panneaux.
— Voilà pourquoi les travaux d’extraction et de fouille sont désormais interdits. Et c’est tant mieux.
— Interdits, mais toujours possibles ?
— À condition de ne pas se faire prendre, oui… La police est très stricte à ce sujet, les amendes pleuvent.
Lucie nota : « Vérifier auprès de la mairie de Wissant les identités des contrevenants éventuels. » Le cap Blanc-Nez se situait à une centaine de kilomètres de Lille.
— Donc, le fossile aurait été extrait là-bas… Aux argiles du Gault… Et… à tout hasard, mais vraiment à tout hasard, on peut savoir quand ?
Bolowski regroupa ses mains sous son menton.
— Vous abusez, lieutenant !
Lucie répondit, le sourire aux lèvres :
— Je demandais juste, au cas où. Sait-on jamais…
À son tour, Bolowski dévoila ses dents, aussi fossilisées que la plus vieille des ammonites.
— Vous abusez, mais je vais vous le dire…
Content de son effet, il sortit d’une boîte hermétique les fragments retrouvés dans le corps de Dubreuil.
— Votre meurtrier n’est qu’un vulgaire amateur, un pilleur de falaises ! Nous, les spécialistes, traitons toujours les fossiles pyriteux à l’acide oxalique, un antirouille, et nous les rinçons à l’eau distillée, afin d’éviter la formation d’oxalate de calcium, qui les blanchit inévitablement. On peut même les vernir, pour les protéger plus encore. C’est par exemple le cas de celui que je vous ai rapporté.
Il piocha avec précaution un gros morceau dans la boîte.
— Le fossile abandonné par le tueur est oxydé et blanchi, la totale quoi. À voir l’épaisseur d’oxyde de fer qui s’est formée autour de la pyrite, il a été prélevé, je dirais, il y a environ six mois.
Lucie fixa avec fascination ces éclats dans lesquels le paléontologue avait su lire, cette boule de cristal en miettes racontant que le Professeur était descendu au pied du cap Blanc-Nez dès la fin de l’automne pour, déjà, y préparer son meurtre.
Tout ce temps à peaufiner son plan…
— J’ai un dernier truc pour vous, ajouta le magicien de la pierre. Un petit rien qui pourrait vous intéresser…
Il semblait jouir de l’expression de surprise qu’il réussissait, à chaque fois, à tirer des traits de la jolie flic.
— Vous connaissez le nom de l’assassin ? plaisanta Lucie.
— Presque…
— Comment ça, presque ?
— La pyrite est un minéral très dur, qui ne se raye pas facilement, mais qui se raye quand même. Quand on décroche une ammonite de la roche, il faut l’attaquer au burin et au marteau… Vous possédez une arme, lieutenant Henebelle ?
— Oui, bien sûr. Mais quel est le rapport ?
— Vous savez qu’en balistique, quand on récupère une balle, on peut savoir de quelle arme elle a été tirée, en utilisant les micro-rayures laissées par les rainures du canon sur la balle… Des micro-rayures qui sont en quelque sorte l’empreinte digitale du revolver.
Lucie voyait où il voulait en venir. La police scientifique parvenait parfois à identifier un cambrioleur simplement en moulant la trace du pied-de-biche laissée sur la porte, et en la comparant avec l’outil trouvé chez le suspect. Car chaque pied-de-biche avait une empreinte unique, une signature.
— Bien joué, monsieur Bolowski !
— Eh oui, les fossiles parlent, lieutenant. Ils emprisonnent le passé, mais aussi tout ce qui s’approche d’eux. Ce morceau porte sur lui la marque du burin qui l’a décroché de la falaise. Taille, irrégularités, aspérités. Le burin qui nous intéresse mesure environ trois centimètres de large. Trouvez l’outil, observez-le au microscope, comparez avec l’empreinte laissée sur ce morceau de pyrite, et alors, avec un peu de chance, vous tiendrez votre assassin…