44.

L’IHESB était un complexe impressionnant. Un entrelacs de bâtiments hyper contemporains posés sur une immense pelouse tondue à l’anglaise, au milieu des pins, à une dizaine de kilomètres à l’est de Brest. Rien autour. Ni entreprises, ni commerces, ni habitations. Une sorte de monastère moderne, tout en ruptures géométriques, une pépinière à cerveaux d’où avaient germé certains des meilleurs scientifiques de ces dernières années. Enfin… D’après la plaquette publicitaire.

Lucie pénétra dans le hall d’entrée. Sur le mur de gauche étaient affichés des encarts annonçant les prochaines conférences : quanta et objets étendus, isomorphisme entre les tours de Lubin-Tate et de Drinfeld, théorie des cordes… Sur celui de droite, une galerie de portraits. Des étudiants, le front haut, le menton relevé. La même attitude hautaine qui l’avait frappée chez Frédéric, lors de leur première rencontre. Lui aussi avait été de ceux-là.

La jeune flic se présenta à l’accueil et apprit de la bouche d’une secrétaire que Turin, fort élégamment, ne l’avait pas attendue et s’entretenait déjà avec le directeur de l’établissement depuis cinq bonnes minutes dans la salle des archives. Selon ses indications, il fallait ressortir, contourner l’amphithéâtre central, puis marcher sur une cinquantaine de mètres pour les rejoindre. Sympathique vu les conditions météo.

À peine quelques instants plus tard, Lucie poussait une lourde porte en verre fumé. Les deux hommes discutaient au fond d’un long couloir, également orné de portraits de scientifiques, mais beaucoup plus âgés. Sous chaque nom, une distinction : médaille d’or du CNRS, Einstein Medal, Wolf Prize, et la très célèbre médaille Fields, l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques.

Alexandre Gonthendic se retourna, plusieurs feuillets à la main. Costume trois-pièces impeccable et moustache grise, c’était un vieil homme à la silhouette fine et distinguée.

— Ma collègue ! envoya Turin d’un ton méprisant.

Le directeur la salua avec courtoisie avant de demander :

— Ainsi, vous enquêtez sur l’un de mes ancien élèves ?

— Exactement.

— À la demande de monsieur Turin, je viens juste de mettre la main sur l’une des photographies de classe de Frédéric Moinet. Elle date de 1995, Frédéric était alors en quatrième année. C’est la plus récente que nous possédions de lui et de ses camarades… Quant à son dossier scolaire… je devrais vous le retrouver assez facilement dans l’Ovale, notre salle d’archives à proprement parler, la mémoire de notre institut. Nous y conservons le parcours de chacun de nos élèves, et ce depuis plus de cinquante ans.

Lucie s’approcha pour regarder le cliché. De toute évidence, le photographe avait voulu lui imprimer un caractère austère et grave car pas un des étudiants ne desserrait les lèvres. Un souvenir à l’image de cet endroit, glacial et impersonnel.

— Vous me disiez que Moinet n’est pas allé au bout de ses études ? demanda Turin en faisant rouler la pierre de son briquet.

— En effet. Je me souviens très bien de Frédéric. C’était un élève différent des autres. Son départ fut un énorme regret pour le corps professoral. Il était doué d’une intelligence remarquable, mais capable du meilleur comme du pire.

— C’est-à-dire ?

Alexandre Gonthendic se recula légèrement et considéra ses deux interlocuteurs en caressant délicatement sa moustache.

— Nous œuvrons dans des domaines scientifiques où les sautes d’humeur doivent être bannies. Nos diplômés sont fréquemment conduits à travailler sur des sujets extrêmement sensibles : la chimie, le nucléaire, l’électronique… Dans ces conditions, vous comprendrez aisément que nous ne pouvons nous permettre de diplômer des bâtons de nitroglycérine, aussi efficaces soient-ils.

Il désigna les portraits accrochés aux murs.

— Tous les hommes que vous voyez là vouent leur vie entière à la science. Ils donneraient tout pour elle, mais ils œuvrent dans l’ombre. Qui connaît le dernier mathématicien distingué par la médaille Fields ? Qui sait qu’aujourd’hui, les fondements mêmes de la mécanique classique sont sur le point d’être renversés, et que cela remettrait en cause l’ensemble de nos certitudes sur le monde qui nous entoure ? L’univers, les quanta, l’énergie ? Qui se soucie de ces « détails » en dehors de nous ? Frédéric était incapable de supporter ce manque de reconnaissance. Il voulait accéder à la lumière, il voulait briller. C’était une personnalité très expansive et dont… comment dire… la discrétion et l’humilité n’étaient pas les qualités premières.

Lucie commençait à comprendre. Elle demanda :

— Et donc… il s’est mis à rejeter l’enseignement de votre école ?

Le vieil homme acquiesça avec un sourire un peu triste.

— Exactement. L’excellence en mathématiques, en physique et en chimie est une condition nécessaire mais pas suffisante pour obtenir notre diplôme. Nos élèves doivent se plier aux règles fixées par l’institution, suivre l’ensemble des cours et donc s’intéresser également à d’autres matières qui ne sont pas directement scientifiques. Plus… culturelles et politiques, si vous voulez. Ce qui n’a jamais été le cas de Moinet. Il ne voulait pas être « apprivoisé », selon ses propres termes. Mais… j’ai cru comprendre qu’il s’était dirigé dans une autre voie en prenant la direction d’une entreprise avec sa sœur, et qu’il s’en était plutôt bien sorti. Je me trompe ?

— Disons que vos infos datent un peu, fit Turin. Et que la réalité n’est plus tout à fait celle-là.

— Et aujourd’hui, il a des soucis avec la police… Vous refusez toujours de m’expliquer lesquels ?

— Désolé, chacun son job.

Gonthendic n’apprécia que moyennement la repartie. Il demanda d’un ton sec :

— Soit… Que cherchez-vous, précisément ?

Turin répliqua sur-le-champ :

— Nous voulons savoir si Frédéric Moinet était le genre de gars à se pointer dans une grotte à quatre-vingts bornes d’ici, sur l’île Rouzic, pour y inscrire sur les parois une démonstration pourrie du théorème de Fermât.

Le directeur répondit, sans paraître réellement surpris :

— Démontrer la conjecture de Fermât représentait, à l’époque, un vrai défi pour les mathématiciens. Je crois que tous nos étudiants ont dû un jour ou l’autre se prêter à l’exercice. Dans nos locaux ou ailleurs. Alors une grotte… Pourquoi pas ? Il s’agit d’un lieu propice à ce genre de réflexions. Andrew Wiles, le génie qui a prouvé la validité de la conjecture, s’est bien enfermé sept années durant dans un secret absolu, de manière à n’être déconcentré par personne…

— La résolution de ce type de problème est toujours le résultat d’un travail solitaire ? demanda Lucie.

— C’est-à-dire ?

— Vous parliez d’Andrew Wiles et de son enfermement. Mais serait-il pertinent d’imaginer que Frédéric Moinet ait élaboré la démonstration dans cette grotte avec d’autres étudiants ?

— Oui, bien sûr ! Et je dirais même qu’en l’occurrence, le travail en collaboration était une règle générale. Est-ce que vous vous représentez les efforts nécessaires à ce type de recherche ? Je suppose que non ?

— Vous supposez bien.

— Ils sont immenses. Alors l’idée de mettre ses forces en commun vient tout naturellement. Et, si j’ose dire, plus naturellement encore chez nos étudiants. Vous savez, ils sont isolés ici pendant toute la durée de leur cursus et vivent ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre, au cœur des formules et des théorèmes… Et bien évidemment, il se noue au sein de chaque promotion des relations très fortes… des liens que l’on ne trouve nulle part ailleurs.

— On peut parler d’amitié ?

— Bien entendu. Même si l’esprit de compétition demeure toujours présent.

— Et… vous pensez que vous pourriez vous souvenir des élèves avec qui Frédéric s’était lié ?

Gonthendic hocha la tête et pointa son index en direction du cliché.

— C’est très subtil mais je crois que ce que vous cherchez se cache ici…

Turin vint se coller contre Lucie, qui le repoussa d’un geste brusque. Le directeur fît semblant de n’avoir rien vu et sortit une loupe d’un tiroir qu’il vint placer au-dessus de la photo. Au troisième rang à gauche se tenait un étudiant aux cheveux bruns, au torse bombé et au regard déterminé : Frédéric Moinet. Il y avait quelque chose de Manon en lui. Lucie se sentit parcourue par un frisson lorsque ses yeux plongèrent dans ceux incroyablement froids du jeune homme.

— Regardez attentivement la broche qu’il porte sur le col de sa veste, fit Gonthendic.

Lucie plissa les yeux.

— C’est étrange, constata-t-elle. On dirait une…

Alors, elle se souvint. Sur la chemise Yves Saint Laurent, quand Moinet s’apprêtait à prendre le TGV…

— Une toile d’araignée ?

— Oui, dit le vieil homme. Une toile d’araignée en étain, fabriquée par l’un de ses camarades, dans notre laboratoire de chimie.

— Et ? Qu’est-ce que ça signifie ?

— Nous ne l’avons jamais réellement su… Frédéric refusait de nous le dire, mais j’ai ma petite idée là-dessus… Les araignées sont des animaux qui ne s’apprivoisent pas. On ne peut pas les élever, ni les faire vivre en groupe. Sinon, elles se dévorent ou s’entretuent… Comme elles, Frédéric ne voulait pas qu’on l’apprivoise… Et c’est ce qui a causé son échec…

Brusquement, Lucie serra le poing. Ça lui apparaissait maintenant comme une évidence.

— Oui, oui, bien sûr, répondit-elle, mais… bon sang… j’avais déjà vu cette broche chez Moinet. Comment j’ai pu ne pas percuter ! Une toile d’araignée ! Un objet mathématique parfait. En forme de…

— De spirale ! compléta Turin. Une putain de spirale ! Faites voir cette photo !

— Deux minutes ! répliqua Lucie en se retournant.

Elle se mit à scruter chacun des étudiants sur le cliché. Coiffures irréprochables, regards fiers, tenues sombres.

Soudain, elle fit trois pas vers l’arrière.

Livide, elle plaqua lentement ses paumes ouvertes sur son visage et secoua la tête.

La photo glissa entre ses doigts et se laissa porter par l’air, avant d’atterrir sur le sol.

À droite de Frédéric, un autre col avec une broche… Au premier rang, un autre encore… Et derrière… Et à côté…

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