Des coups, sur la porte.
Lucie Henebelle considéra sa montre. Presque 22 h 30. Qui pouvait bien frapper à une heure pareille ? Elle se leva, attentive au sommeil des jumelles calées l’une contre l’autre dans la chaleur du canapé, ôta le verrou et ouvrit.
En face d’elle, deux jeunes, trempés. Les étudiants des appartements du dessus. Jérôme et Anthony.
— Madame ! Faut que vous veniez voir ! fit Jérôme, complètement décoiffé. On revenait du Sombrero ! À cinquante mètres d’ici ! Une femme, qui a l’air dans un sale état ! Elle a voulu se relever, mais elle est morte de fatigue ! Venez !
Lucie soupira. Les voisins la dérangeaient toujours à la moindre broutille.
— Il faut appeler les pompiers. Ou la police.
— Mais c’est vous la police !
La flic tira l’onde blonde de sa chevelure vers l’arrière et, tout en la nouant avec un élastique rouge, expliqua :
— Sauf que là, tu vois, je ne suis pas en service, il y a un orage de folie, et je ne vais pas me pointer à chaque fois qu’il y a une scène de ménage ou un problème de voirie. Moi aussi, j’ai une vie après le boulot. C’est pas marqué Restos du cœur sur ma porte, OK ?
Lucie voulut refermer, mais Jérôme bloqua le battant avec son pied.
— Un problème de voirie ? Cette malheureuse, elle a des traces de corde sur les poignets ! De la boue partout sur elle ! Et elle ne sait même pas quel jour on est ! On dirait… On dirait qu’elle n’a pas vu la lumière depuis des mois !
Le lieutenant de police hésita. Flic H24. Obligation d’assister les personnes en danger.
Elle se retourna, en proie au dilemme permanent de chaque mère. Que faire de ses chéries ? Les laisser, encore ? Et sa promesse : « les nuits, plus jamais » ?
Trop tard pour contacter la nourrice.
— À cinquante mètres d’ici, tu dis ?
— Même pas… Là… À côté !
Constater, réclamer une équipe si nécessaire, et revenir. Juste quelques minutes, avant de retrouver ses petites. Elle détestait les abandonner de la sorte. Les absences interminables, les planques destructrices… Fini tout ça.
— Bon, OK. L’un de vous veut bien rester ici et veiller sur mes filles ? Anthony ?
Le jeune homme, d’une timidité de nonne, acquiesça sans ouvrir la bouche. C’était une gueule d’acné, nourrie aux hamburgers et aux circuits électroniques, étudiant dernière génération. Elle le savait en école d’ingénieur, le genre de type sérieux. Pas trop père, mais pas trop débile non plus pour surveiller deux gamines de quatre ans.
Lucie se précipita vers son ordinateur, connecté à un site de rencontre, et éteignit l’écran. Puis elle enfila son vieux caban, laça ses rangers au cuir usé et entassa des livres et des papiers dans un meuble d’angle. D’un rapide coup d’œil, elle vérifia l’état de la pièce. Tiroirs, portes de meubles, placards : fermés. Hormis les poupées et les jouets éparpillés sur le sol, tout était propre et rangé.
— S’il te plaît, ne touche à rien. N’oublie pas que je suis flic, et que les flics ont du nez. Je peux avoir confiance ?
Anthony hocha la tête et s’étala dans un fauteuil face aux jumelles.
— Et merci quand même, ajouta-t-elle.
— Si un jour j’ai un PV à faire sauter…
Sans plus attendre, Lucie se laissa emporter par le souffle de l’orage. Et la grandeur décadente d’une nuit de printemps.