La monotonie de la nuit, avant que Bâle ne se dévoile sous leurs yeux. 7 heures à peine sur l’horloge du tableau de bord, mais les longs boulevards rectilignes se gorgeaient déjà de véhicules. La Suisse se réveillait sous les nuages.
Très vite, les hauts buildings de la périphérie et les routes bordées de concessionnaires automobiles firent place à des bâtiments d’une autre époque. Près du coude formé par le Rhin qui coupait la ville en deux, le quartier médiéval, avec ses églises et ses ruelles étriquées, abritait les boutiques de luxe. Les marques prestigieuses derrière les vitrines — Breitling, Bulgari, Cartier, Chopard — rappelaient qu’à chaque printemps se tenait à Bâle le salon mondial de l’horlogerie et de la bijouterie.
Turin se gara à proximité du fleuve — le pont à franchir indiqué par le GPS se trouvait en travaux —, Manon récupéra son sac à dos dans le coffre, puis ils embarquèrent sur le bac en direction du Petit-Bâle.
Quelques minutes plus tard, ils se dirigeaient à pied vers la colline où se dressait la cathédrale. Manon regrettait de n’être jamais venue dans cette ville, ni même en Suisse, d’ailleurs. Les mathématiques, les colloques, les groupes de travail sur les systèmes d’équations différentielles l’avaient plutôt portée vers l’Amérique ou l’Angleterre.
Dans le Vieux-Bâle, on entendait encore le raclement des épées sur la pierre, les longues allocutions de Nietzsche ou Burckhardt, ou le claquement du bâton pastoral du prince-évêque. Tout en pressant le pas, Manon se plaisait à détailler chacune des façades, dont l’image s’évanouirait pourtant en elle avec la légèreté d’un songe. Elle aurait tant aimé s’y être promenée avant « l’accident »…
— C’est là, dit-elle en relisant pour la énième fois ses notes. La Miinsterplatz.
Turin palpa la blessure sur son nez. Cette garce l’avait quand même sérieusement amoché.
— D’après le plan, le cloître se trouve derrière la cathédrale, maugréa-t-il. On se dépêche, il va bientôt flotter. À croire que ce putain d’orage nous traque, c’est pas possible !
Manon tenait sa feuille A4 devant elle et prenait une photo de temps en temps avec son N-Tech. Elle considéra le pansement sur le visage de Turin. Puis sa main bandée. D’un geste rapide, elle photographia le lieutenant sans qu’il s’en aperçoive.
Au fur et à mesure qu’ils avançaient, son cœur battait plus fort dans sa poitrine. Ses paumes se mirent à suer lorsqu’ils s’engagèrent sur la gauche de l’édifice. Que se passait-il ? Pourquoi ces alertes en elle ? Elle inspecta autour d’elle, soudain angoissée. Ses yeux avaient-ils croisé un individu qu’elle connaissait ?
— Y se passe quoi, là ? l’interrogea Turin. Tu cherches quelqu’un ?
— Non…
Le flic s’arrêta, puis se retourna. Des passants allaient et venaient, le front baissé. Nul ne semblait se soucier de la présence des deux Français. Ils étaient partis précipitamment de Lille. Comment aurait-on pu…
Sur les terrasses du Pfalz, derrière la cathédrale, s’étendaient au loin les premiers coteaux des Vosges. Avec le Rhin en contrebas, même sous ce ciel écrasant, la beauté de la nature se faisait éclatante. Pour le geste, Manon tira une photo. Cliché inutile qui s’amoncellerait au-dessus des milliers d’autre.
Turin la regarda faire. Cette escapade, aux côtés de l’objet de tous ses désirs, lui faisait du bien. Il se sentait comme revenu quatre années en arrière. Ils auraient pu former un couple épanoui, s’évader pour un week-end en amoureux, profiter des grands hôtels et des bières suisses-allemandes. Pourquoi l’avait-elle sans cesse repoussé, lui qui avait sacrifié ses nuits à pourchasser le meurtrier de sa sœur ?
Cette salope n’avait jamais voulu coucher. Et son refus lui coûterait cher.
Une faim insatiable de sexe grondait en lui. Dans la voiture, il aurait dû aller plus loin. Prolonger l’acte, jusqu’au petit matin. Explorer chaque recoin de ce parchemin de chair. Il avait déshabillé Manon, l’avait touchée, baisée, et elle ne s’en souvenait même pas. Son pouvoir sur elle était total. Mais il avait fallu bâcler. Ne pas prendre trop de retard, ne pas attirer l’attention. La prudence, le chantage, le sang-froid, les relations lui avaient toujours permis d’éviter les problèmes.
Ils contournèrent l’édifice. Les portes en chêne, massives, étaient ouvertes, comme une invitation au recueillement. Le sacristain, chauve et râblé, veillait derrière un bureau, à gauche de l’entrée. Il leva rapidement la tête avant de se replonger dans sa lecture.
Manon boutonna le col de son manteau en peau. Le froid des lourdes pierres de taille la pénétrait. À travers les voûtes d’une hauteur prodigieuse soufflait un air humide et glacial. La lente et inquiétante respiration des ténèbres.
Elle se dirigea lentement vers le cloître. Dans les bas-côtés s’alignaient les tombeaux des plus illustres familles bâloises. Il se dégageait de cette immobilité, de ces blocs gigantesques, quelque chose de spirituel. Et aussi de maléfique.
Turin progressait de son côté. Il passa devant le tombeau d’Érasme de Rotterdam sans même s’en apercevoir. Il suivait Manon du coin de l’œil.
Un léger bruit de pas derrière lui troubla son attention. Il se retourna subitement, les sens aux aguets.
Rien, juste les colonnes, les nefs sombres… Dix mètres devant lui, Manon effleurait du bout des doigts la pierre usée. Des lueurs de cierges vacillaient sur ses rétines, sa bouche un peu ouverte absorbait chaque vibration, comme si sa présence ici était un aboutissement. Que ressentait-elle ?
— T’as quelque chose ? lança-t-il en sortant discrètement un petit instrument de sa poche.
Sa voix se répercuta contre les parois. Des rais de lumière inclinés isolaient des diamants de poussière.
— Pas encore, répliqua-t-elle. Pas encore.
Elle obliqua dans un renfoncement et disparut. Turin continuait à avancer lentement, l’œil dans le miroir circulaire de son ustensile.
Au pied de la troisième colonne, derrière lui, dépassait la pointe d’une chaussure.
On le suivait.
Comment avait-on pu les tracer jusqu’ici ?
Le Professeur… Les avait-il attendus, tapi dans les boyaux de la ville ?
Il profita de la protection d’un épais pilier pour sortir son arme de service.
— Je l’ai ! s’écria Manon. L’épitaphe de Bernoulli !
— J’arrive, répliqua Turin en essayant de garder un ton naturel. Juste une petite chose à vérifier…
Il se décala sur la gauche et se dirigea calmement vers un escalier latéral qu’il grimpa en accélérant, avant de se volatiliser sur la droite.
Quelques instants plus tard, une silhouette, le dos courbé, escaladait silencieusement les marches en pierre.
À l’étage, le canon d’un Sig Sauer s’écrasa sur sa tempe.
— À terre ! cria Turin. Dépêche-toi !
L’homme se recroquevilla, les mains autour du crâne.
— Ne me faites pas de mal ! gémit-il.
Du genou, le lieutenant lui écrasa la joue sur le sol.
— Bouge d’un millimètre, et je te troue ! Pourquoi tu me suis ?
— Je… Je suis le gardien de la cathédrale… Je vous ai vus entrer et…
Le type avec le livre, songea Turin.
Il releva son arme, l’enfonça dans son holster et prit un ton plus conciliant :
— Vous m’avez vu entrer, et… ? s’intéressa-t-il en tendant le bras pour l’aider.
Le gardien se redressa seul, pas très rassuré, tandis que l’officier sortait sa carte de police.
— La police française ? Mais pourquoi ?
— C’est moi qui pose les questions. Pourquoi vous m’avez suivi ?
Le sacristain regroupa ses mains devant lui et entrecroisa ses doigts.
— Je voulais comprendre ce que vous veniez encore faire ici, à Bâle.
— Comment ça, encore ? Je n’ai jamais fichu les pieds en Suisse de ma vie !
— Vous non. Mais la dame, en bas, oui, répondit le gardien en faisant un signe du pouce par-dessus son épaule.
Turin sentit l’adrénaline se déverser dans son organisme. Il se rappela ces drôles de sensations éprouvées par Manon, sur la Mlinsterplatz. Les réminiscences d’un précédent voyage en Suisse ?
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Vous vous trompez !
— Non, j’en suis absolument sûr ! On n’oublie pas une histoire pareille. Cette nuit-là, j’ai même dû appeler la police.
Turin fit un geste rapide de la main pour inciter le sacristain à poursuivre. Ce dernier expliqua :
— Jusqu’aux derniers jours de l’été, la cathédrale reste ouverte jusqu’à minuit. Ils sont entrés très tard, aux alentours de 22 heures. Ils croyaient être seuls, ils ne m’avaient pas vu.
— Ils ? Qui ça, ils ?
— Cette femme, et puis un homme. Ici, la nuit, la luminosité est faible, mais j’ai gardé de bons yeux. Celui qui l’accompagnait lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Même regard, mêmes traits caractéristiques. Son frère, je suppose.
Frédéric Moinet… Cette fois, c’était sûr…
— Quand ? Quand sont-ils venus ?
Le gardien se gratta le menton d’un air dubitatif.
— C’était… l’année dernière… En septembre je crois, je ne sais plus exactement.
Turin prit des notes sur un bout de papier. Entre ses doigts, la feuille tremblait. Trop d’éléments nouveaux, après un vide long de quatre années.
— Et… Vous avez parlé de la police… Pourquoi ?
— Parfois, des visiteurs viennent la nuit. Pour prier, s’imprégner de l’ambiance religieuse ou simplement respirer le frais. Ces deux-là, ils sont restés très, très longtemps. Alors, ça m’a intrigué. Un moment, j’ai même cru qu’ils étaient partis sans que je m’en rende compte, mais… j’ai entendu des bruits de voix qui provenaient du fond du cloître, alors je… je me suis avancé discrètement. Ils… Ils s’étaient glissés dans une petite pièce latérale. Il n’y avait pas de lumière, hormis celle de leur lampe de poche. Et c’est là que j’ai vu… le sang.
Le lieutenant se raidit légèrement.
— Le sang ?
— À mon arrivée, l’homme était penché sur elle. Il… tenait un bistouri, ainsi que des pansements. Et il était en train de… de la charcuter !
— Sur le bassin, c’est ça ?
Le sacristain écarquilla les yeux.
— Comment savez-vous ?
— Ne cherchez pas. Continuez, s’il vous plaît.
L’officier de police s’approcha de la rambarde en pierre et jeta un œil dans la cour rectangulaire du bas. Il ne parvenait pas à voir Manon. Des ombres fantomatiques provoquées par la procession des nuages dansaient sur les parois du cloître.
— Cette scène était vraiment surréaliste, expliqua le gardien. La femme était surexcitée, elle tenait une carte routière de la France dépliée entre les jambes, et n’arrêtait pas de parler de moines. Oui, c’est cela. Des moines. J’ai voulu intervenir, parce qu’elle… elle essayait de repousser l’individu. Il l’immobilisait ! Il l’immobilisait pour lui amocher le ventre !
Hervé Turin n’en pouvait plus. Il aurait aimé tenir Frédéric Moinet sous la main, là, maintenant. Et lui faire cracher la vérité, jusqu’à sa dernière dent.
Le sacristain désigna son front.
— Puis, d’un coup, quand je me suis approché, l’homme m’a cogné avec sa torche et ils ont pris la fuite, main dans la main.
Turin resta perplexe, limite abasourdi. Moinet n’avait pas hésité à frapper le sacristain. Parlait-on bien du même homme ? Qu’est-ce qui pouvait bien justifier un acte pareil ? Jusqu’à quel point avait-il manipulé sa sœur ?
— Mais… continua le gardien, dans leur précipitation, ils ont laissé tomber un morceau de papier. Un papier avec la reproduction exacte de la spirale située sur la tombe de Bernoulli. La spirale et… ces croix bizarres… Je n’ai plus le papier, malheureusem…
— Quelles croix bizarres ?
— Sept croix, en plein sur la spirale, qui ont été gravées par des délinquants, je suppose, voilà cinq ou six ans. Pourquoi ? Allez savoir. Les gens n’ont plus de respect pour rien.
— Sept croix, depuis cinq-six ans ? Vous êtes sûr ?
— Absolument.
— C’est pas vrai ! Je dois voir ça !
Sans plus réfléchir, Turin se rua dans l’escalier, puis se précipita sur la gauche.
Un choc dans sa poitrine.
Le renfoncement où se trouvait Manon… Vide…
Elle avait disparu.
— Manon !
Pas de réponse. Juste l’écho de son propre désespoir. Il courut vers l’entrée, le souffle court, les mains moites.
La Miinsterplatz, qu’il balaya d’un regard fiévreux. Quelques silhouettes pressées. Les premières gouttes de pluie explosant sur le pavé. Aucune trace de Manon ni à droite, ni à gauche, ni en face.
— C’est pas possible ! Merde !
Il retourna à l’intérieur et se dirigea précipitamment jusqu’à la sculpture ovoïde de métal noir, ornée d’un globe terrestre, de feuilles de vigne, d’emblèmes et d’inscriptions latines. Vers le bas se déroulait une spirale, autour de laquelle se déployaient les lettres du fameux : « Eadem mutata resurgo. » Changée en moi-même, je renais.
Le sacristain pénétra dans le renfoncement. Il s’approcha et désigna la forme mathématique du bout de son ongle.
— C’est encore cette spirale qu’elle est venue recopier aujourd’hui, je présume. Regardez, les croix sont là…
Hervé Turin s’appuya contre le mur, désespéré.
Sur la plaque, six croix se succédaient sur le serpentin et une septième était inscrite au bout de la spirale.
Sept meurtres commis par le Professeur. Six rapprochés, et un dernier plus éloigné. Y avait-il un lien ? N’y avait-il que cela à lire ? Tout ce voyage pour des gravures sur une spirale ?
Pourquoi Frédéric Moinet avait-il agi de la sorte ? Pourquoi tant de violence ? Quel secret cherchait-il à dissimuler, à sa sœur, aux autres ?
Aujourd’hui, pourquoi le Professeur les guidait-il ici ? Qui était l’agresseur de Manon ? Qui était son protecteur ?
Après avoir pris une photo avec son appareil numérique, Turin se mit à ausculter chaque forme, chaque terme de l’épitaphe. Du latin : « C. S.Iacobus Bernoulli, mathematicus incomparabilis, acad. basil. », etc.
Il se retourna vers le gardien, l’air soucieux.
— Ces moines dont elle parlait, ça vous suggère quelque chose ? Parce que, cette fameuse nuit, son frère lui a gravé sur le ventre : « Rejoins les fous, proche des Moines. »
— Non, cette phrase ne me dit absolument rien. Je ne comprends pas ce que des moines peuvent avoir à faire avec cette spirale, ni avec de quelconques fous. Je crois plutôt qu’il faudrait chercher un lien avec la carte de France qu’elle tenait entre les jambes, mais je serais bien incapable de dire lequel. Peut-être cherchait-elle un endroit particulier ? Un endroit en rapport avec la spirale de Bernoulli ?
— Oui mais quel rapport, bon sang ? Et quel endroit ?
— Ah, ça…
— Putain de mathématiques de merde !
Hervé Turin s’en voulut d’avoir laissé Manon seule. Dans son état, elle était pire qu’un gamin qu’on abandonne à proximité d’une chaudière à gaz.
Cette crétine s’était évanouie dans les profondeurs de Bâle.
Seule, sans mémoire, et peut-être avec la solution de l’énigme.
De toute évidence, le Professeur lui avait tendu un piège.
Et elle allait se jeter dans la gueule du loup.