CHAPITRE PREMIER
Cette année-là, comme les années précédentes, Tania et Lioubov espérèrent le retour de Volodia pour les grandes vacances. Mais, encore une fois, Volodia trompa leur attente et se rendit à Armavir, dans la famille de Michel Danoff. En vérité, depuis qu’il était entré à l’Académie d’études commerciales pratiques, Volodia n’était revenu que trois fois à Ekaterinodar. En 1889, au moment de Noël. En 1890, pour les fêtes de Pâques. Et, l’année dernière, lorsque sa mère était tombée malade. C’était tout. Une conduite aussi bizarre ne laissait pas d’intriguer les fillettes. Aux questions qu’elles posaient à leur mère, Zénaïde Vassilievna répondait évasivement :
— Je crois que ça ne va pas très fort chez les Bourine. Les parents de Volodia ne s’entendent guère entre eux. Ils préfèrent tenir Volodia écarté de leurs querelles. C’est triste pour ce pauvre garçon…
Tania, qui avait quatorze ans déjà et qui suivait des cours au gymnase d’Ekaterinodar, estimait qu’à son âge et avec son instruction une jeune fille avait le droit de savoir toute la vérité. Les paroles ambiguës de sa mère étaient pour elle un signe de méfiance et d’incompréhension. Quoi qu’elle fît, on la traitait en gamine. Sa seule consolation était de se dire que Lioubov n’était pas mieux renseignée qu’elle sur les déboires sentimentaux de la famille Bourine. Elles en discutaient souvent, toutes les deux, dans leur chambre, avant de s’endormir. Lioubov prenait naturellement le parti de Mme Bourine, affligée d’un mari volage et hargneux. Mais Tania nourrissait une secrète indulgence à l’égard de Philippe Savitch. Elle disait :
— Son visage porte les marques du malheur. Cela me suffit pour le plaindre.
Et encore :
— Je me dis qu’il a des liaisons. Et je n’arrive pas à le condamner.
Les deux sœurs imaginèrent même d’écrire un poème lyrique sur ce ménage divisé. Cependant, une grande nouvelle interrompit leur travail, dès le début. Le jour de la Transfiguration, Zénaïde Vassilievna reçut une lettre de son fils aîné. Nicolas annonçait son arrivée à Ekaterinodar pour la fin de la semaine. Aussitôt, ce fut un branle-bas général dans la maison. Les domestiques astiquaient les meubles avec fureur. Zénaïde Vassilievna inventait des menus généreux et vérifiait à tout propos le contenu du garde-manger. Elle répétait :
— Le pauvre enfant ! Avec toutes ses études, il a dû oublier l’atmosphère de la maison familiale.
« L’atmosphère de la maison familiale. » Ces quelques mots obsédaient Tania. Elle n’aurait jamais supposé que la maison familiale pût avoir « une atmosphère ». Était-il possible que Nicolas souffrît d’avoir vécu longtemps hors de ces murs modestes ?
Le matin même du jour où Nicolas devait débarquer dans sa ville natale, Tania fit le tour de la demeure et l’examina dans tous ses recoins. C’était une vieille bâtisse à deux étages, avec un petit jardin par-devant, et une grande cour par-derrière. La grande cour était réservée aux jeux des enfants et aux travaux des domestiques. Le petit jardin, touffu, négligé, servait de refuge aux parents et aux visites pour prendre le thé sous les tilleuls et jouer au croquet. Constantin Kirillovitch possédait un autre jardin, aux environs de la ville, où il cultivait des roses. Ce jardin-là était ratissé, pomponné, et Arapoff était fier de sa réussite. Mais Tania préférait les ronces aux roses, et le désordre des grands arbres pleins de murmures à l’alignement sec et morne des espaliers. Une paix profonde régnait autour de la douce maison. Elle présentait au soleil sa façade plate, bâtie en pierres de couleur ocre. Les degrés du perron étaient craquelés et rongés de mousse. L’un d’eux, descellé, branlait au moindre choc, et Tania lui vouait une affection spéciale. Elle tremblait à l’idée qu’on le remplaçât. À l’intérieur du logis, les pièces étaient vastes, éclairées de deux fenêtres chacune, avec des parquets luisants. Il y avait une dénivellation entre l’antichambre et le salon. Une marche. Pourquoi ? Personne ne l’avait jamais su. Évidemment, cette marche insolite contribuait à créer « l’atmosphère » de la maison. Et aussi la porte vitrée qui conduisait du salon à la salle à manger, et qu’on n’avait jamais pu fermer, parce que le bois s’était gondolé avec l’âge. Et aussi la bergère bouton d’or, dont un pied était plus court que l’autre. Maman disait qu’elle était assise dans cette bergère, lorsque Constantin Kirillovitch lui avait fait sa première déclaration.
Ayant inspecté toutes les pièces du rez-de-chaussée, Tania s’installa à son tour dans la bergère et songea qu’un jeune homme lui disait des paroles flatteuses en s’écrasant les deux mains sur le cœur. C’était très agréable et assez scandaleux, en somme. À travers les volets mi-clos, filtrait un rayon de soleil poussiéreux. Le salon sentait la cire d’abeille. Aux murs, pendaient de nombreuses silhouettes découpées dans du papier noir et serties dans des cadres ovales. Il y avait aussi ce portrait représentant un personnage sombre et renfrogné, qui était un grand-oncle de Constantin Kirillovitch et dont on disait qu’il avait beaucoup fréquenté le poète Joukovski. Participait-il, lui aussi, à l’atmosphère de la maison ? Au-dessus de sa tête, Tania entendait les pieds nus de la vieille servante Akoulina qui rangeait la chambre de Nicolas. Une voix de fille chantait du côté de l’office. La peinture du plafond s’écaillait par places. Des mouches se promenaient sur le miroir glissant du parquet. Et Tania devinait confusément que tout cela était nécessaire à sa joie quotidienne, les mouches, les craquelures du plafond, les chansons de l’office, la bergère bouton d’or, le portrait du grand-oncle et les silhouettes en papier noir sur fond blanc. Une gaieté paisible l’envahissait et brouillait ses idées, comme lorsqu’elle buvait du champagne pour un anniversaire. Elle avait chaud. Elle bâilla de plaisir et de paresse. Zénaïde Vassilievna entra dans le salon, portant un bouquet de roses serré contre son corsage. Elle aperçut Tania et parut étonnée :
— Que fais-tu là ?
— Je me reposais. C’est le seul endroit qui soit frais, dit Tania.
— Viens m’aider à fleurir la chambre de ton frère.
Tania se leva d’un bond :
— C’est bien dans cette bergère que tu étais assise lorsque…
— Je te l’ai déjà dit cent fois, répondit Zénaïde Vassilievna, et elle se mit à rire.
— Et la bergère se trouvait à cette même place ?
— Mais oui. Pourquoi ?
— Pour rien.
— Ne me fais pas perdre mon temps, dit Zénaïde Vassilievna d’un air contraint. Nicolas arrivera et rien ne sera prêt pour le recevoir.
Tania suivit sa mère dans la chambre de Nicolas. Et, jusqu’au soir, elle ne la quitta plus d’une semelle.
Nicolas arriva juste à l’heure du souper. Tania le reconnut à peine. Il avait grandi, maigri. Son visage était pâle. Une ombre bleutée dominait sa lèvre. Il parlait peu et d’une façon dédaigneuse et triste. Cependant, grâce à l’entrain de Constantin Kirillovitch, le repas fut plus animé que de coutume. Comme Nicolas avait été fatigué par le voyage, tout le monde se coucha tôt.
Mais Tania ne pouvait pas dormir. Dans la chambre obscure, elle écoutait la respiration égale de Lioubov. Lioubov avait de la chance. Rien ne l’exaltait, rien ne la chagrinait. Elle vivait d’une façon animale, égoïste, et s’arrangeait toujours pour être heureuse, jolie et triomphante. L’arrivée de Nicolas, même, ne l’avait pas empêchée de s’assoupir avec simplicité, dès qu’on avait éteint la lampe. Pourtant, il y avait tant de mystères à élucider. À quoi pensait Nicolas ? Qui fréquentait-il à Moscou ? Était-il déjà amoureux ? Quels étaient ses projets d’avenir ? Nicolas avait brillamment terminé ses études au lycée. L’année prochaine, il entrerait à la Faculté de Droit de Moscou. Il serait un étudiant. Il aurait un uniforme d’étudiant. Tania ferma les yeux, subjuguée, et tenta d’imaginer Nicolas en étudiant. Puis en avocat. Puis en fiancé. Elle s’endormit sur cette dernière image.
Un roulement lointain la réveilla, en pleine nuit. Le tonnerre grondait. Une pluie lourde et drue giflait les volets et engorgeait les gouttières. Un éclair blanc explosa dans la glace, en face du lit, et toute la chambre bondit hors de l’ombre, rose et verte, pour s’éteindre à nouveau. Tania poussa un faible cri :
— Lioubov ! Lioubov ! Un orage !
Chaque fois qu’un orage se déchaînait au-dessus de la ville, toute la famille Arapoff se réunissait autour du lit de Zénaïde Vassilievna. Cette tradition datait de l’époque légendaire où la foudre était tombée sur un tilleul proche de la maison. Les enfants, Tania et Nina surtout, aimaient ces conciliabules nocturnes. Pour rien au monde, ils n’auraient laissé passer l’occasion de veiller un peu. D’autant que, pour les distraire, Constantin Kirillovitch racontait des plaisanteries et distribuait des bonbons. Lui-même profitait de la diversion pour manger « un petit quelque chose ». C’était la règle.
— Un orage ! Un orage, Lioubov, répéta Tania.
— Un vrai ? demanda Lioubov d’une voix pâteuse.
— Oui oui… Il faut aller voir maman…
Elles se levèrent, en chemise, pieds nus, et sortirent dans le corridor. Au bout du couloir obscur, une faible lueur passait sous la porte de Zénaïde Vassilievna. Puis, la porte s’entrebâilla en grinçant. C’était le signal. Tania et Lioubov coururent à toutes jambes vers la lumière. Une lampe voilée d’un abat-jour rose à glands dorés éclairait le lit de Zénaïde Vassilievna. Elle était assise dans ses oreillers, les épaules couvertes d’un léger châle de mousseline, les cheveux emprisonnés dans un bonnet de nuit en dentelle crème. Un peu plus loin, dans un autre lit, semblable en tout point au premier, reposait Constantin Kirillovitch. Il feignait de dormir et poussait des ronflements affreux.
— Cela suffit, Constantin, dit Zénaïde Vassilievna, tu ne nous feras jamais croire que tu dors.
— Si, je dors, dit Arapoff.
Et il continua de ronfler.
Un bruit de galopade retentit dans le corridor. C’étaient Nina et Akim qui venaient rejoindre leurs sœurs. Ils s’installèrent sur le bord du matelas, de part et d’autre de Zénaïde Vassilievna, et Nina, selon un privilège que nul ne songeait plus à lui contester, se glissa même à demi sous les couvertures. Tania et Lioubov traînèrent un petit canapé tout contre le lit et s’assirent côte à côte, les pieds ramenés sous les fesses. Un éclatement brutal déchira le ciel et fit trembler le lustre en perles de verre. Zénaïde Vassilievna se signa précipitamment.
— Boum, s’écria Akim, d’un air courageux et méchant.
Nina se mit à geindre.
— Ce n’est rien, ce n’est rien, ma chérie, dit Zénaïde Vassilievna en pressant la tête de l’enfant contre sa poitrine.
— Ne crois-tu pas qu’on devrait appeler Nicolas ? dit Tania.
— Laisse Nicolas tranquille, grogna Constantin Kirillovitch en redressant le buste. Il est fatigué. Et vos sornettes ne l’amuseront guère.
— Même si on lui demandait, dit Lioubov, il ne viendrait pas. Il est bien trop fier.
— Il est intelligent, voilà tout, dit Akim, et il ferma les yeux brusquement, parce que la lumière blanche d’un éclair éblouissait la fenêtre.
— Cette fois, la foudre tombera tout près, dit Tania. Tout près…
Elle compta :
— Un, deux…
Un formidable éboulement lui coupa la parole.
— Badaboum ! hurla Akim.
Et il courut à la fenêtre :
— Je vais voir si ça flambe.
Lioubov le suivit.
— Lioubov, Akim, restez ici, soupira Zénaïde Vassilievna.
— Vous entendez ce que dit votre mère ? demanda Constantin Kirillovitch. Si la foudre vous voit, elle vous sautera dessus.
— Et Nicolas qui ne vient pas, dit Zénaïde Vassilievna. Ce n’est pas bien. Il sait pourtant que j’aime réunir mes enfants quand il y a un orage.
— Veux-tu que j’aille le prévenir, maman ? dit Tania.
— Il t’enverra joliment promener, ricana Akim.
À ce moment, la porte s’ouvrit et Nicolas parut sur le seuil. Il était vêtu d’une robe de chambre marron un peu trop courte. Ses cheveux étaient dépeignés.
— Vous n’avez pas changé, dit-il.
Et il accompagna ses paroles d’un faible sourire.
— C’est l’orage qui t’a réveillé ? demanda Zénaïde Vassilievna.
— Non, mais Akim et Nina en courant dans le corridor. Alors, je suis venu voir.
— Assieds-toi, assieds-toi, mon cher, dit Constantin Kirillovitch en lui désignant une chaise. Le spectacle va commencer.
— Tu as vu l’éclair ? dit Akim. La foudre est tombée à quelques pas d’ici. C’était magnifique !
— Oui, dit Nicolas et il se frotta les yeux.
Est-ce qu’à Moscou les orages sont aussi violents qu’à Ekaterinodar ? demanda Lioubov.
— C’est bien, mon enfant, de chercher à t’instruire, dit Constantin Kirillovitch, avec cet air moqueur qui le faisait, tout à coup, paraître très jeune.
— Je n’ai guère le temps de m’occuper des orages, à Moscou, dit Nicolas.
— Et de quoi t’occupes-tu ? demanda Tania.
— De mes études, parbleu !
— Et puis ?
— Et puis, encore de mes études.
— C’est tout ?
— Mais oui.
Constantin Kirillovitch riait à gorge déployée :
— Bravo, Nicolas ! Bravo ! Ne crains pas de décevoir ces demoiselles. Pour elles, Moscou est un lieu de perdition où les jeunes gens volent de théâtre en théâtre et de bal en bal.
— Je n’ai pas été à un seul bal depuis le début de l’année, dit Nicolas.
— Tu n’aimes pas danser ? s’exclama Lioubov.
— Si… non… je ne sais pas… Parmi mes camarades, on ne s’intéresse guère à cela. Nous parlons de choses plus sérieuses.
— De politique, n’est-ce pas ? dit Constantin Kirillovitch.
— Oui, souvent.
— Quelle maladie !
Constantin Kirillovitch écarta les bras, comme pour prendre l’assistance à témoin de son indignation. Puis, il continua, sur un ton amusé :
— Ce n’est pas très nouveau, en somme. Moi-même, lorsque j’étais jeune, je me suis intéressé à la politique. J’ai rêvé de réformes sociales. J’ai bâti des constitutions en rêve. Et puis, vois-tu, les années ont passé, et je me suis retrouvé dans la peau d’un médecin municipal, pas trop riche, pas trop pauvre, mais entouré d’une famille nombreuse, dévoué au régime et heureux de son sort. Passionne-toi donc pour la politique, Nicolas, c’est de ton âge. Plus tard, tu oublieras toutes ces calembredaines et choisiras ton bonheur dans le calme, le confort et l’honnêteté.
Nicolas eut un mince sourire.
— Je ne le crois pas, dit-il.
— Moi non plus, je ne le croyais pas. Eh bien, regarde-moi, ai-je l’air d’un naufrageur d’empires ?
— Je ne tiens pas, non plus, à devenir un naufrageur d’empires. Mais, sans prétendre renverser un régime, on peut songer à l’améliorer.
— Ah ! voilà, dit Constantin Kirillovitch en dressant un doigt sentencieux. Tu veux améliorer le régime !
— Je voudrais…
— Mais l’empereur lui-même le voudrait.
— Je crois qu’il manque d’énergie, ou qu’il est mal entouré.
— Bravo. Et tes camarades sont de ton avis ?
— Oui.
— Cela nous promet de beaux lendemains.
— Sans doute.
De nouveau, la foudre poignarda les fenêtres d’une lueur blanche et morte. La maison trembla.
— Heureusement, la maison est solide, dit Constantin Kirillovitch.
Et on ne savait pas s’il parlait de sa propre maison ou de l’empire russe.
— Maman, je voudrais un bonbon, dit Nina.
Zénaïde Vassilievna tira de sa table de nuit une grande boîte ronde, garnie de bonbons à la groseille. La boîte fit le tour de la famille. Comme les autres, Nicolas choisit un bonbon et le glissa dans sa bouche.
— C’est drôle, dit Lioubov, je ne pensais pas que tu mangeais encore des bonbons.
— Pourquoi ?
— Ça ne te va pas.
Tania était heureuse. Cette discussion trop grave entre Nicolas et Constantin Kirillovitch avait failli compromettre la veillée. Grâce aux bonbons, tout rentrait dans l’ordre. La tradition reprenait ses droits.
— Moi, dit Constantin Kirillovitch, je mangerais bien quelque chose de plus sérieux.
— Akim, va réveiller Akoulina, dit Zénaïde Vassilievna.
Akim se précipita hors de la chambre en criant à tue-tête :
— Akoulina ! Akoulina !
Il revint au bout d’un moment, accompagné de la vieille servante. Akoulina portait un plateau chargé d’un carafon de vodka et de quelques tartines au caviar. Elle dormait debout. Son visage était maussade.
— Excuse-moi, Akoulina, dit Constantin Kirillovitch. Mais j’avais faim.
Akoulina s’inclina sans mot dire et quitta la pièce.
Constantin Kirillovitch offrit un verre de vodka à son fils aîné.
— Non, merci, dit Nicolas, je supporte mal les alcools.
La tristesse se peignit sur la figure d’Arapoff :
— Aïe ! Aïe ! Aïe ! Tu me fais de la peine.
Il s’envoya une gorgée de vodka d’un coup sec dans le gosier, clappa de la langue et se mit à manger les tartines. La pluie avait chassé la chaleur lourde de la nuit. Un souffle frais venait de la fenêtre entrouverte. Les enfants se serraient, instinctivement, autour de leur mère. Un roulement lointain, assourdi, une sorte de roucoulement inoffensif, emplit les oreilles de Tania.
— L’orage s’éloigne, dit Constantin Kirillovitch.
Mais Tania n’avait pas envie de retourner dans sa chambre.
— Il peut revenir, dit-elle.
— Non, non, votre père a raison, dit Zénaïde Vassilievna. Allez dormir. Sinon, demain matin, il faudra vous tirer par les pieds pour vous sortir du lit.
— On est si bien ici, soupira Nina. Je voudrais rester.
— Moi aussi, dit Akim.
— Tu as vu ? s’écria Lioubov. Un éclair !
— Tu as la berlue, ma fille, dit Constantin Kirillovitch.
— Si, si, tout près, dit Tania.
Elle mentait. Mais il fallait gagner du temps, à tout prix. Cela aussi était dans la tradition.
Zénaïde Vassilievna bâilla derrière ses doigts refermés en cornet :
— Mes enfants, j’ai sommeil.
— Tu te lèveras plus tard, demain, dit Tania.
Constantin Kirillovitch prit un air fâché :
— Je compte jusqu’à trois. Si, à trois, vous n’avez pas vidé les lieux…
Il n’acheva pas et se pencha hors du lit, à la recherche de ses pantoufles. Les ayant trouvées, il les brandit à pleines mains et se mit à compter :
— Un…
Selon la règle du jeu, les enfants se retirèrent vers la porte. Ils riaient et se poussaient du coude. Nicolas suivait le mouvement.
— Deux, dit Constantin Kirillovitch en roulant des yeux féroces.
Les enfants ouvrirent la porte et se tinrent sur le seuil, d’un air effronté et joyeux.
— Trois, hurla Constantin Kirillovitch.
Et il lança ses pantoufles contre la porte. Elles frappèrent le battant avec un bruit mat.
Les enfants avaient disparu. La voix d’Akim cria dans le corridor :
— Manqué !
Et tout rentra dans le silence.
Tania retrouva son lit avec un plaisir frileux. Les draps étaient neufs, aérés, inconnus. La chambre avait pris un parfum de pluie et de feuillage. On entendait ruisseler les gouttières. À peine eut-elle posé la tête sur l’oreiller que le sommeil la détacha du monde.