CHAPITRE X

Michel et Tania se tenaient au seuil de la cabane et regardaient le ciel d’orage, bourré de vapeurs de soufre et de touffes de rayons blancs. La jardin, hypnotisé par l’attente des pluies, était immobile, sombre, assoiffé.

— Oui, dit Tania, la lettre de Nicolas m’a causé une joie profonde. Je lui avais écrit pour lui annoncer ma rupture avec Volodia. Et voilà, il me félicite d’être restée libre. Il m’annonce son arrivée pour le mois prochain. Sans doute, il aurait voulu venir plus tôt, mais il a peur qu’on ne remarque son départ précipité de Moscou…

— Qui « on » ?

— Je ne sais pas. Mais l’essentiel, c’est qu’il m’aime et qu’il me comprenne. Vous ferez sa connaissance. Je suis sûre qu’il vous plaira.

— Pour que je fasse sa connaissance, il faudrait que je reste à Ekaterinodar jusqu’au mois prochain, dit Michel.

— Et vous ne voulez pas rester ?

— Je dois retourner à Armavir pour mettre mon père au courant des travaux. Je ne suis pas ici pour m’amuser, moi !

— Mais vous vous amusez quand même, n’est-ce pas ? dit Tania d’une voix rapide.

Et elle eut un regard d’interrogation effrontée qui bouleversa Michel.

— Restez, restez, reprit-elle en frappant ses petites mains l’une contre l’autre. Que deviendrai-je lorsque vous ne serez plus là ?

Michel fronça les sourcils.

— Vous vous êtes bien passée de moi avant de me connaître, dit-il.

— Mais depuis que je vous connais, je ne peux plus me passer de vous.

Une joie aiguë traversa Michel et le laissa pantelant. Il lui semblait brusquement qu’il participait à l’attente énervée et sourde du jardin.

— Je n’oublierai jamais, murmura-t-il.

Quelques gouttes molles et chaudes vinrent s’écraser sur le sol. Dans l’air monta le parfum de la poussière et de la verdure violentées. Un éclair mauve creva le ciel.

— La pluie, dit Tania.

Au loin, on entendit le roulement assourdi du tonnerre. Un coup de vent souleva des chevelures d’herbe dans la steppe. Des grelots tintèrent.

— Une calèche ! dit Michel.

— C’est vrai. On dirait que le bruit des roues se rapproche. Serait-ce mon amie qui vient me chercher déjà ? Il n’est que six heures.

Inquiets, ils coururent à la palissade, sans se soucier de la pluie rare qui leur mouillait les épaules. Par-dessus les piquets, on découvrait un bout de chemin défoncé qui rejoignait la grand-route. Une calèche à capote baissée filait droit sur le jardin.

— Ce ne sont pas nos chevaux, dit Tania.

Lorsque la calèche fut à cinquante pas de la propriété, Michel poussa un cri.

— Volodia !

Tania était devenue très pâle et claquait des dents.

— Quelqu’un l’a prévenu de nos rendez-vous, dit-elle enfin. Et il vient nous surprendre… Peut-être même cherchera-t-il à vous attaquer, à vous tuer ?… Ah ! C’est affreux ! Michel ! Michel ! Sauvez-vous ! Il y a une autre porte au fond du jardin.

Michel prit les mains de Tania dans les siennes et lui sourit doucement :

— Tranquillisez-vous, petite fille. Je connais Volodia, il n’agit pas, il crie !

Il s’étonnait lui-même de son calme. On eût dit qu’il était heureux de cette catastrophe. Oui, c’était bien cela : il était soulagé de n’avoir plus à feindre, à mentir. Il remerciait le ciel de lui imposer une explication qu’il n’avait pas su provoquer lui-même.

— Rentrez dans la cabane, Tania, dit-il. J’attendrai Volodia. Je lui raconterai tout. Et il repartira furieux, mais renseigné.

— Promettez-moi d’être prudent, dit Tania.

— Je n’aurai même pas à être prudent.

Il suivit des yeux la jeune fille qui s’éloignait vers la cabane, entre deux haies de roses fouettées par l’averse. La calèche s’était arrêtée et Volodia courait à longues enjambées maladroites dans la direction du jardin. Michel ouvrit le portillon et barra la route à son camarade.

— C’est bien ce que je pensais ! hurla Volodia.

Il était blême, les yeux méchants, la lèvre tordue par un sourire malheureux.

— Et c’est toi, reprit-il, mon ami, mon meilleur ami que je rencontre auprès d’elle ! Je t’ai chargé d’une mission, parce que j’avais confiance en toi. Mais tu as trahi ma confiance. Tu me le paieras !

— Je n’ai pas trahi ta confiance, dit Michel avec fermeté. Je t’ai rendu les lettres que tu as adressées à Tania. Tu n’aimes plus Tania. Est-ce une raison pour que je refuse de la voir ? Je peux être ton ami et le sien. Je ne suis pas forcé de haïr ceux que tu hais et d’admirer ceux que tu admires.

Volodia se planta les poings dans les hanches. La pluie ruisselait sur son visage. Ses pantalons étaient trempés aux genoux.

— Que tu arranges donc bien ta petite affaire ! dit-il. À t’entendre, on croirait qu’il est tout naturel pour toi de cajoler et de secourir une créature qui m’a couvert de ridicule ! Bonne âme, va ! Mais puisque tu étais si sûr de ton innocence, pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de vos rendez-vous ?

— Je ne voulais pas te faire de peine.

— Quelle délicatesse ! dit Volodia. Avoue plutôt que tu redoutais mon intervention. Tu étais tellement ravi d’avoir trouvé une fille qui acceptât de t’écouter, que tu en as oublié tes serments. Tu as sacrifié notre amitié au sale petit plaisir de caresser cette gamine !

— Je te défends !…

— Tu n’as rien à me défendre ! Tu t’es contenté de mes restes ! Ça ne t’a pas dégoûté, non ? Je l’ai tripotée avant toi, tu sais ? Je ne suis pas un petit saint, moi !

Michel serra les poings et siffla entre ses dents :

— Laisse Tania tranquille. Si tu veux t’attaquer à quelqu’un, attaque-toi à moi !

— M’attaquer à toi ? Mais vous ne faites plus qu’un à présent, mes tourtereaux ! Elle a déteint sur toi et tu as déteint sur elle ! Et vous êtes ignobles, mes petits, ignobles ! Vous avez raison de vous cacher !

Tania, effrayée par les cris de Volodia, avait quitté la cabane et se rapprochait des jeunes gens. Volodia l’aperçut et la désigna du doigt. Sa figure luisante se contracta dans une grimace :

— La voilà ! La voilà ! Ta bien-aimée vient voir si je ne t’ai pas abîmé la gueule ! Ah ! Tu peux être fier. Michel ! Tu as perdu un ami, mais tu as gagné un gibier de luxe !

Il cracha par terre :

— Une échauffée, une hystérique ! Elle n’aura pas assez de toute la population mâle d’Ekaterinodar pour calmer ses petites fièvres !

Michel avait saisi Volodia au collet et grondait :

— Tais-toi !

— Non, je ne me tairai pas, glapissait Volodia, la face démente, les yeux écarquillés, je ne me tairai pas ! Tout le monde saura que cette fille se donne au premier venu, se prostitue, se prostitue… Un de ces jours, elle te demandera de l’argent…

Michel, ébloui de colère, recula d’un pas, et son poing, lancé à toute volée, frappa Volodia sur la bouche. Volodia battit l’air des deux mains et s’écroula en travers de l’allée.

Tania poussa un sanglot et s’enfuit au fond du jardin.

Michel demeurait le front bas, contemplant d’un air morne ce corps effondré à ses pieds. Enfin, Volodia se releva péniblement et dressa la tête. Ses lèvres saignaient. Ses vêtements étaient souillés de boue. Et ses prunelles étincelaient d’une haine terrible sous les beaux sourcils descendus.

Le silence n’était troublé que par le bruit pressé de la pluie sur les feuillages et sur le sol.

Tout à coup, Volodia se mit à trembler comme un fiévreux.

— Va-t’en, grommela Michel.

— Je m’en irai… Mais tu regretteras ton geste… Un jour ou l’autre, j’aurai ta peau…

Et, portant les deux mains à ses oreilles, il s’enfuit du jardin en hurlant :

— Canaille ! Canaille !

La voix du cocher retentit derrière la palissade :

— On part, barine ?

Le fouet claqua, les essieux grincèrent. Les grelots tintèrent longtemps. Michel se tenait, étourdi et faible, au milieu du chemin. Il refusait de croire au désastre qui venait de s’accomplir par sa faute. Mais son regard rencontra le mouchoir de Volodia qui gisait dans la boue.

— C’était donc vrai ? Volodia, son ami d’enfance, son frère, l’avait surpris, l’avait insulté, et il l’avait frappé au visage. Tania valait-elle qu’on lui sacrifiât tant d’années d’affection virile et de confiance ? Comprendrait-elle seulement tout ce qu’il avait gâché pour elle ? Lui saurait-elle gré au moins de s’être dépouillé ?

— Aucune femme ne méritait une brouille pareille ! soupira Michel.

La pluie mouillait son visage et coulait dans son dos sans qu’il y prît garde. Il revint vers la cabane à pas lents.

Tania l’attendait, les yeux rouges, les joues baignées de larmes. Elle chuchota :

— Michel, je vous demande pardon.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous avez brisé votre amitié. Pour moi, pour moi, qui n’en suis pas digne ! C’est affreux !

— Il vous a insultée. Et je ne peux pas laisser insulter une femme sans intervenir…

— Une femme ? N’importe quelle femme ?

— N’importe quelle femme, dit Michel.

Tania baissa la tête :

— Accepterez-vous que je le remplace un peu à vos côtés ?

Michel regarda Tania. Elle levait vers lui une pauvre face nue et tremblante.

— Dites, dites ? murmura-t-elle encore.

Mais Michel ne répondait rien. Il considérait avec étonnement cette étrangère qui implorait sa clémence. Enfin, il s’entendit prononcer des paroles qu’il n’avait pas voulues :

— Tout est mieux ainsi, Tania. À présent, la situation est nette. Nous n’avons plus rien à cacher.

Sa gorge serrée lui faisait mal. Il était triste d’avoir brutalisé Volodia et heureux d’avoir défendu cette jeune fille qui était belle. La fierté et la honte se composaient dans son cœur.

— Votre voix est si grave, dit Tania.

La pluie avait cessé. Un rayon de soleil traversa les nuages, enflamma le gazon mouillé et les grosses roses fatiguées, d’où tombaient des perles de lumière. Le jardinier courait en boitillant dans l’allée et criait :

— L’eau du Bon Dieu !

Un chien noir le suivait et s’arrêtait de temps en temps pour lécher une flaque.

— Regardez l’arc-en-ciel, dit Tania.

Une émotion puissante engourdissait Michel. Ce visage d’enfant était devenu soudain le centre et l’explication de l’univers entier. Le soleil, la pluie, l’arc-en-ciel, les cloches qui sonnent, les longues routes, les feuillages frais, tout était là, devant lui, dans ce regard, dans ces cheveux, dans ces lèvres. Michel sentit que ses mains se levaient hors de sa volonté et se posaient sur les épaules de la jeune fille. Il gémit « Tania ! Tania ! » Et sa bouche rencontra une bouche entrouverte, chaude, parfumée comme un fruit.

Ils restèrent longtemps, enlacés, au bord du jardin où bourdonnait déjà le vol infini des abeilles.

— Mon Dieu, comme je vous aime, Michel ! dit Tania.

Le jardinier reparut dans l’allée devant eux sans qu’ils songeassent à se séparer. Il portait un sac de toile sur le dos.

— J’ai ramassé les fruits tombés pendant l’averse. La pluie tape et les fruits tombent, dit-il en balançant sa vieille tête fanée.

— Et que vas-tu faire de ces fruits ? dit Tania.

— Des confitures que vous viendrez manger tous les deux.

— Pourquoi tous les deux ?

— Parce que vous ne pourrez plus vivre l’un sans l’autre.

Il cligna de l’œil et s’éloigna, le corps ployé sous la charge.

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