CHAPITRE VI

La calèche de Michel quitta la route et s’engagea dans la plaine bourdonnante de sauterelles. Une palissade disloquée entourait le petit lotissement que Constantin Kirillovitch avait pompeusement baptisé « Les Roses. » Tania se tenait debout devant la porte.

— Merci d’être venu, dit-elle.

Ils pénétrèrent dans l’enclos, où de grosses roses sucrées penchaient le front, abasourdies par le vol gourmand des abeilles. Au centre, se dressait une cabane en rondins, largement ouverte sur la façade et toiturée de joncs tressés et roussis. Le sol de terre battue était recouvert de nattes de paille. Sur la table, fumait un gros samovar en cuivre, avec la théière perchée au sommet.

Michel regarda le samovar, la théière, et se sentit malheureux. Il n’avait rien dit à Volodia de cette nouvelle entrevue, et les raisons qu’il se donnait pour calmer ses derniers scrupules ne faisaient qu’accroître son désarroi. Certes, il n’était venu à ce rendez-vous que pour défendre les intérêts de Volodia et retrouver la soixante-septième lettre. Mais le soin qu’il avait pris à se coiffer et à rectifier le nœud de sa cravate, son impatience dans la calèche, lui paraissaient des signes de duplicité. Il serra les dents, résolu à une explication rapide.

— Asseyez-vous, dit Tania. Je vais vous verser du thé, et puis nous bavarderons à notre aise. Le jardinier est occupé dans les vignes.

— Avez-vous la lettre ? demanda Michel.

— Oui ! Mon Dieu, que vous êtes pressé ! N’êtes-vous donc venu que pour cette lettre ?

— Effectivement…

— Ne dites pas cela. Cela me ferait tant de peine ! Laissez-moi croire que vous êtes venu aussi par sympathie pour moi.

Michel, au supplice, eut un sourire froid et murmura :

— Voyons ! Voyons !

Tania s’assit en face de lui et le regarda dans les yeux avec loyauté.

— Vous savez, dit-elle, j’ai eu des remords après vous avoir prié de venir. Vous avez dû penser que j’étais une jeune fille fausse et coquette.

— Non, dit Michel.

— Tant mieux. Pourtant, vous n’auriez pas dû accepter ce nouveau rendez-vous. Si des amis de Volodia apprenaient votre présence ici, quel scandale !

— Je ne reculerai pas devant un scandale pour accomplir mon devoir.

— Votre devoir ?

— Il me faut cette lettre.

— Ah ! oui, soupira Tania, cette lettre… Prenez-la et n’en parlons plus…

Elle lui tendit une enveloppe de gros papier blanc, frappée d’initiales violettes. Michel empocha l’enveloppe et souleva son verre de thé. Pouvait-il partir maintenant qu’il avait achevé sa mission ? N’était-il pas plus convenable de demeurer quelques instants encore auprès de la jeune fille ? Comme il hésitait entre ces deux solutions, une main chaude se posa sur son poignet et il tressaillit.

— Soyez mon ami, Michel, dit Tania. J’aimerais tellement avoir un camarade, un frère. Akim est tout petit, Nicolas habite Moscou, et Lioubov est mariée. Elle est venue à la maison, hier. Eh bien, c’est comme si une inconnue me rendait visite. Je suis si seule, si seule…

Aucune jeune fille n’avait parlé à Michel de cette voix douce et humble. Jamais personne n’avait quêté sa protection comme cette étrangère. Le soleil glissait entre les joncs disloqués de la toiture et fixait au sol des rubans de lumière poudreuse. Dehors, un sécateur taillait l’air en petits tronçons. Tania chassa une abeille avec sa serviette. Michel ferma les yeux, envahi de force et de gratitude. Tout à coup, il s’aperçut qu’il songeait à son enfance, à Tchass pourchassant la jument noire, au spectacle de cirque dans la cour des Arapoff. Il lui semblait que tous ces souvenirs prenaient une valeur nouvelle depuis qu’il était entré dans le jardin.

— Vous rappelez-vous notre spectacle ? dit-il enfin : « Michel, l’homme de la steppe. » Je devais vous attraper au lasso. Mais j’étais maladroit ! Vous avez porté un bandeau sur l’œil pour le jour de votre anniversaire. À présent encore, je suis si maladroit…

— Et lorsque nous sommes restés tous deux sur le perron, pendant ce gros orage d’été. Volodia courait sous la pluie. Et nous demeurions l’un près de l’autre. Et papa chantait, chantait… C’était bon !

Elle se tut, soupira et dit encore :

— J’ai souvent regretté votre départ.

On entendit grincer la poulie du puits. Le seau cogna la margelle.

— Venez, dit Tania. J’ai faim. Nous allons cueillir des pêches !

Elle courut hors de la cabane dans la grande lumière du jour. Michel la rejoignit, tandis qu’elle s’arrêtait entre deux haies de rosiers et levait les bras vers le ciel. Puis elle arracha son chapeau de paille et ses cheveux bondirent, dorés, brûlés, crépitants de soleil.

— Vous êtes folle, dit Michel. Vous allez attraper une insolation.

— Quand j’ai trop chaud, je m’applique sur le front des feuilles de tabac mouillées, et cela passe. Regardez ma main. On voit le sang qui circule.

Elle dressa à contre-jour une main étroite, transpercée de rayons et cernée d’un filet rouge comme le sang vif.

— Je suis écorchée par le soleil, dit-elle encore.

Derrière les rosiers, se haussaient de jeunes arbres fruitiers aux branches grêles. Tania cueillit une pêche, en caressa le duvet du bout de l’index et croqua le fruit avec une grimace gourmande :

— Elles sont tièdes. Servez-vous…

Michel hésitait à manger une pêche. Il lui semblait que ce geste banal suffirait à ruiner son prestige. Et, en effet, cueillir un fruit, n’était-ce pas reconnaître implicitement qu’il était l’invité de Tania et non plus l’homme de confiance de Volodia Bourine ?

Étonnée de son indécision, Tania détacha une pêche et la tendit à Michel dans le creux de sa main.

— Puisque vous ne voulez pas vous servir vous-même, c’est moi qui vous servirai.

— Merci, dit Michel avec humeur.

Et il planta ses dents dans la pulpe ferme et chaude. Comme un filet de jus coulait de ses lèvres à son menton, il se sentit ridicule et détourna la tête.

— Regardez, dit Tania.

Elle s’était baissée et creusait le sol au bord du sentier, avec une branche morte. Dans un trou, elle enfouit le noyau de sa pêche et le recouvrit de terre.

— Dans quelques années, il y aura un petit arbre à cet endroit. Ce sera un souvenir de notre rencontre. Elle est très importante pour moi, cette rencontre.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que je devine qu’elle sera suivie de beaucoup d’autres. Nous deviendrons de vrais amis. Et nous verrons grandir le pêcher que nous avons planté…

Le souvenir de Volodia torturait Michel.

— Je n’ai pas le droit… Je n’ai pas le droit, murmurait-il. Je suis l’ami de Volodia.

— Vous serez aussi le mien.

— Il m’a chargé d’une mission…

— Vous l’avez accomplie. Vous êtes quitte.

Michel se tut et considéra longuement le sable du sentier où filaient des fourmis rouges, affolées. Puis il regarda le visage de Tania. Ce visage était si calme qu’il en fut étourdi.

— Quand nous reverrons-nous ? demanda Tania en remuant à peine les lèvres.

— Quand vous voudrez, dit Michel.

Il crut qu’il allait tomber sur le sol, foudroyé de honte et de joie.

— Eh bien, après-demain, ici même, dit-elle.

Et, tout à coup, elle s’écria :

— Oh ! Michel, je suis heureuse, heureuse !…

Le jardinier avait quitté les vignes et se rapprochait d’eux en clopinant. C’était un vieillard cassé, recuit, au menton hérissé de poils blancs et jaunes. Ses yeux étaient clairs comme des paillettes de mica. Il s’arrêta devant les jeunes gens et hocha la tête.

— Les fleurs attirent les tourtereaux, dit-il.

— Qu’est-ce que tu veux dire, Igor Karpovitch ? demanda Tania.

— Si tu le demandes, c’est que ça t’intéresse. Et si ça t’intéresse, c’est que tu as compris, dit le vieux en riant à petits hoquets.

— Il est depuis vingt ans à notre service, dit Tania. Mais, de temps en temps, il nous quitte. Il part sur les routes pour visiter des monastères et se prosterner devant des icônes miraculeuses. Parle-nous de la Sainte Vierge qui a une blessure au cou.

— Il n’y a rien à dire, répondit Igor Karpovitch avec gravité. L’image de la Vierge, au monastère de Kharoubin, porte une blessure au cou. Et, le jour de l’Ascension, la blessure coule, coule à petites gouttes. Une année, c’est du sang. Et l’autre année, c’est du lait. Et, quand on a touché ce sang ou ce lait du bout du doigt, il vous en reste une tache sur la peau. Et cette tache ne s’en va qu’avec de l’eau bénite. Voilà la vérité.

— Et tu as vu couler ce sang ou ce lait ? demanda Michel.

— Comment donc, barine, si je l’ai vu ? Je l’ai vu comme tout le monde l’a vu.

— N’est-ce pas une supercherie ?

— Voilà comme vous êtes, les jeunes ! dit le jardinier. Le bon Dieu vous donne le soleil, le ciel, les fleurs et une jolie fillette à aimer. Et vous ne voulez pas qu’il donne un peu de sang et de lait à la Sainte Vierge. Ce n’est pas bien !

— Raconte à Michel Alexandrovitch ce que tu as rapporté du monastère, dit Tania.

— De petites pierres du jardin, dit le vieillard avec fierté. Elles sont chez moi, dans une soucoupe. Et, la nuit, elles se mettent à sonner comme des clochettes. C’est l’ange gardien qui les remue pour passer le temps.

— Peut-on les voir ? demanda Michel.

— Mais oui. Pourquoi ne pas les voir ? Ce sont des reliques. Tout le monde peut les voir. Il y a même des mendiants, ou des hommes de Dieu qui me demandent de les voir, et je ne leur refuse jamais. Alors, pourquoi vous refuserais-je de les voir, à vous ? Venez avec moi, et vous pourrez les voir…

Tania poussa Michel du coude et ils sourirent tous deux.

— N’est-ce pas qu’il est charmant, notre Igor Karpovitch ? dit-elle.

— Oui, dit Michel. Tout est charmant ici, la cabane, les roses, le jardinier.

— Et moi ?

— Suivons le jardinier, dit Michel, et il baissa les yeux.

La cabane du jardinier était bâtie à l’angle du jardin derrière un rempart de rosiers sauvages. La pièce où pénétrèrent les jeunes gens était basse, enfumée comme une caverne. Des oignons de fleurs s’alignaient au pied des murs, sur plusieurs rangs. Du plafond pendaient des toiles de sac, des cordes de chanvre échevelées et des tortillons de paille. La lumière d’une petite fenêtre carrée, à vitre grise, se reflétait dans les faïences d’un poêle russe. Au fond de la chambre, se dressait une sorte d’autel, surmonté d’icônes, d’amulettes et de rameaux bénits. Des veilleuses de verre rouge, où brûlaient des mèches trempées d’huile, éclairaient ces dorures et ces branchages. Igor Karpovitch s’arrêta devant les saintes images, s’inclina et se signa par trois fois. Puis, il prit sur une étagère une soucoupe pleine de cailloux blancs et s’avança vers la fenêtre.

— Les voici, mes petites pierres, dit-il. Je les ai choisies bien rondes, dans les jardins du monastère. Ce sont des pierres saintes. Pendant des siècles, elles ont entendu les prières qui venaient de la chapelle. Elles étaient là, toutes menues, dans la boue, et les cloches sonnaient, et les prêtres officiaient, et les chrétiens se signaient, et les chœurs chantaient, chantaient… Il leur en est resté quelque chose, aux petites pierres, de toutes ces cloches et de tous ces chants. Il leur en est resté quelque chose…

Michel et Tania s’étaient rapprochés du bonhomme. Le jardinier saisissait les pierres l’une après l’autre, précautionneusement, dans ses grosses pattes noueuses :

— Est-ce qu’elles ne sont pas belles ?

Michel observait ces doigts souillés de terre avec une attention respectueuse. Et il lui semblait qu’il était à cent lieues d’Ekaterinodar et de Volodia dans un pays de bonté.

— Touchez ces pierres, barine, lui dit le jardinier. Et toi aussi touche ces pierres, Tatiana Constantinovna. Et puis, vous ferez, tous deux, le signe de la croix. Et cela vous portera bonheur.

Michel se signa, engourdi par un bien-être étrange. Et Tania se signa également.

— Vous étudiez beaucoup et vous ne savez rien, dit Igor Karpovitch. Et moi, je remue la terre, et je pars pour un pèlerinage, et je rapporte des cailloux, et je suis plus aimable à Dieu avec mes cailloux que vous avec tous vos livres.

Tania passa une main sur son front, comme si elle s’éveillait d’un long sommeil.

— Oui, oui. Mais il est tard, il faut songer au retour. Ma calèche m’attend derrière le jardin. Vous partirez un quart d’heure après moi, Michel. Il ne faut pas qu’on se doute de cette rencontre…

Michel haussa les épaules. Tout était si simple dans la cabane du jardinier, sous la garde des icônes et des soucoupes de cailloux sacrés. Mais, dès qu’il s’agissait de fuir ce refuge, voici que surgissaient les tracasseries quotidiennes.

— Dommage, murmura-t-il.

Igor Karpovitch avait rangé ses cailloux et regardait les jeunes gens en caressant sa barbe du bout des doigts.

— Partez, partez, mais vous reviendrez, dit-il. Les cailloux blancs veillent sur vous.

Il cligna de l’œil et ajouta :

— Je ne dirai rien à Constantin Kirillovitch !

Michel accompagna Tania jusqu’à la palissade. Il la vit contourner le lotissement et monter dans une calèche arrêtée à quelque distance de la propriété.

— Au revoir, cria-t-elle.

— À jeudi, cria Michel.

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