CHAPITRE VIII

Michel et Tania se voyaient trois fois par semaine à la roseraie. Mais ils devaient, pour se rejoindre, inventer des prétextes qui ajoutaient encore aux charmes de leurs rencontres. C’est ainsi que, dès la quatrième sortie de Tania, Zénaïde Vassilievna s’était étonnée du brusque engouement de sa fille pour les promenades solitaires en calèche.

— Une enfant de ton âge et de ta condition ne peut pas se permettre des randonnées en voiture hors de la ville. Plus que jamais, tu dois surveiller ton comportement. Moins que jamais, tu dois donner prise à la médisance. Ta sœur restera chez nous une quinzaine de jours. Pourquoi ne sors-tu pas avec elle ?

Alertée par la semonce de sa mère, Tania dut révéler à Lioubov le secret de ses rendez-vous. Ce fut la mort dans l’âme qu’elle pria sa sœur de l’accompagner au jardin et de venir la rechercher vers sept heures du soir. Lioubov était enchantée par cette complicité sentimentale.

— Jure-moi que tu ne raconteras à personne le véritable but de mes promenades, dit Tania après avoir expliqué à Lioubov ce qu’elle attendait d’elle.

— Je te le jure, s’écria Lioubov. Mon Dieu, que c’est amusant ! J’ai hâte de t’aider dans ce projet romanesque. Quand le vois-tu ? Demain ! Oh ! ma chérie ! Je suis si émue ! Je mettrai ma robe rose. Et toi ?

— Je n’y ai pas réfléchi.

— Que tu es drôle ! C’est très important ! Tu es amoureuse, n’est-ce pas ?

— Je t’ai déjà dit que Michel était un ami.

— Oui ! Oui ! Il n’y a pas d’amitié entre un homme et une femme. Il n’y a que l’amour. Et cela vaut mieux ainsi. Quel dommage que tu aies le teint un peu brouillé, ces jours-ci ! Tu devrais manger moins de salaisons. Mais Michel ne remarquera même pas que tu as le teint brouillé. Tu vois, je suis une femme mariée, et je pourrais considérer de haut tes petites intrigues d’enfant. Eh bien, pas du tout ! T’a-t-il embrassée au moins ?

— Puisque je te répète qu’il n’y a rien entre nous qu’une grande estime, une grande confiance…

— Je sais, je sais. Tu ne veux rien dire. Mais c’est à votre visage que je devinerai vos sentiments. D’ailleurs, tu es toute rouge. Embrasse-moi ! Embrasse-moi donc !

Le lendemain, Lioubov revêtit une robe rose d’un luxe abondant, avec des manches de dentelle et des boutonnières bordées de galon noir. Son chapeau était soulevé par une explosion de plumes vaporeuses.

Tania considérait avec mauvaise humeur la toilette sensationnelle de la jeune femme. La présence de sa sœur dans la calèche qui les emportait vers le rendez-vous lui était intolérable. Lioubov babillait sans répit, poussait de petits cris perçants à chaque cahot et répondait au salut des passants avec de langoureux sourires. De temps en temps, elle soupirait et prenait la main de Tania dans les siennes.

— Tout de même, je ne suis pas tranquille, disait-elle avec gravité. Te laisser seule avec ce garçon !… Ma responsabilité est terrible ! Si encore je pouvais assister à votre entrevue !

— Non, dit Tania.

— Mais pourquoi ? Vous vous rencontrez en amis, n’est-ce pas ? Vous ne devriez donc pas vous gêner de moi ! Je me ferai toute petite…

— Tu ne sais pas te faire toute petite ! dit Tania avec une rage contenue. Tu n’as jamais su te faire toute petite. Quand tu es là, il n’y en a que pour toi !

— Tu as peur que je te vole ton soupirant ? dit Lioubov.

— J’ai peur que tu gâches notre rendez-vous. Je le vois si rarement ! Il est mon seul ami. Sois raisonnable, Lioubov…

— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de toi, ma chérie.

— Eh bien, fais ce que tu veux. Tu as toujours été odieuse. Je te déteste, dit Tania, et elle porta un mouchoir à ses yeux mouillés de larmes.

Lioubov, satisfaite, caressa la joue de Tania du revers de sa main gantée.

— Allons, enfant, enfant ! dit-elle. Sèche-moi ces larmes. Tu l’auras pour toi seule, ton Michel. C’est promis.

Comme la calèche approchait de la roseraie, Tania et Lioubov aperçurent la voiture de Michel arrêtée devant le lotissement.

— Il est là ! dit Tania d’une voix étouffée par l’émotion. Je te quitte, Lioubov. N’oublie pas de venir me reprendre à sept heures.

Les prunelles de Tania brillaient d’impatience. Ses joues étaient roses. Elle tortillait les rubans de sa ceinture en répétant :

— À sept heures, n’est-ce pas ?

Lioubov fit siffler d’une pichenette le satin de sa jupe.

— Que tu es donc pressée ! dit-elle. Laisse-moi faire sa connaissance, au moins.

— À quoi bon ? Tu le verras une autre fois.

— Je ne veux pas te confier à un inconnu.

— Soit, mais, dès que je l’aurai présenté, tu partiras.

— Bien sûr.

— Alors, viens. D’ailleurs, le voici qui se promène dans l’allée.

Tania poussa le portillon, se précipita vers Michel et lui souffla à l’oreille :

— Il a fallu qu’elle m’accompagne, mais elle s’en ira, elle s’en ira, je vous le promets.

— Pourquoi l’avez-vous amenée ? dit-il.

— Il le fallait… Maman l’a exigé…

Tania se tut, car Lioubov s’avançait vers eux d’une démarche onduleuse et légère. Sa robe flambait au soleil. Elle portait haut la tête et plissait les yeux sur un regard mince et dédaigneux de grande dame. Cette affectation chagrinait la jeune fille « Pour qui se prend-elle ? Que veut-elle prouver ? »

— J’ai beaucoup entendu parler de vous par ma sœur, Michel Alexandrovitch, dit Lioubov en tendant sa main au jeune homme.

Michel se troubla et répondit stupidement :

— Je vous remercie.

Lioubov lui sourit de toutes ses dents et dit encore d’une voix chantante :

— Ma sœur m’a priée de l’accompagner jusqu’ici. J’espère que je ne vous dérange pas.

— Mais… mais nullement… C’est un plaisir, balbutia Michel.

— Tu vois, il est plus aimable que toi, ma chérie, poursuivit Lioubov avec un soupir qui lui souleva la poitrine. D’ailleurs, je me suis toujours mieux entendue avec les hommes qu’avec les femmes. Les femmes sont des êtres flottants et perfides. Les hommes sont francs, durs et dévoués, n’est-ce pas votre avis ?

— Si, dit Michel.

— Ah ! j’en étais sûre ! dit Lioubov.

Et elle posa un doigt sur le bras de Michel en signe de victoire. Tania, furieuse, se mordait les lèvres. Les coquetteries de Lioubov étaient abominables. Lioubov n’admettait pas qu’un homme s’intéressât à quelqu’un d’autre en sa présence. Il lui fallait tous les suffrages, sans distinction et sans retard. Sinon, elle se jugeait lésée et disait des méchancetés.

— Un monstre, un monstre, chuchota la jeune fille.

Et elle ajouta d’un ton ferme :

— Il est quatre heures, Lioubov. N’as-tu pas quelques courses à faire en ville ?

— Elles attendront, dit Lioubov avec douceur.

Et, se tournant vers Michel, elle susurra, les yeux mi-clos, les épaules moelleusement remontées :

— Il faudra que vous veniez me rendre visite à Mikhaïlo. J’aurai quelques amis intimes. Ce sera charmant.

Tania ramassa une pierre et la lança rageusement contre le tronc d’un pommier.

— Alors, c’est promis ? demanda Lioubov.

Michel se tenait devant elle, les talons joints, les bras ballants. Il fronçait les sourcils. Tout à coup, il leva la tête et dit d’une voix sourde :

— Je regrette, madame. Il me sera impossible de me rendre à votre invitation.

Une brusque allégresse traversa le cœur de Tania.

— Et pourquoi donc ? dit Lioubov.

— Pour des raisons qu’il m’est difficile de vous exposer, mais qui sont réelles et graves.

Lioubov cligna des paupières. Un tremblement léger agitait ses lèvres.

— Je m’excuse, dit encore Michel.

— Mais je vous en prie, dit Lioubov.

— Bien fait ! Bien fait ! marmonnait Tania.

Lioubov s’approcha de sa sœur et lui donna une tape affectueuse sur la joue :

— Je reviendrai te prendre à six heures, comme convenu.

— À sept heures…

— Non, non, dit Lioubov. À six heures. Je ne veux pas rentrer trop tard à la maison. Au revoir.

Le soir même, Lioubov déclarait à Tania que Michel était un personnage « insignifiant et sournois », que la jeune fille avait tort de le rencontrer en cachette, et que, pour sa part, elle ne se prêterait plus à une comédie dont les conséquences risquaient d’être graves. Le surlendemain, Lioubov repartait pour Mikhaïlo. Tania, en désespoir de cause, dut s’adresser à une ancienne amie de classe pour remplacer sa sœur dans le rôle de chaperon. Au reste, si son amie lui avait refusé ce service, Tania se serait enfuie de la maison, malgré les réprimandes et les menaces maternelles. Elle ne pouvait plus se passer de ses entrevues avec Michel. Lorsqu’elle rentrait chez elle, après une visite à la roseraie, elle ruminait longtemps le souvenir de leurs paroles et de leurs gestes. Pourtant, elle n’aimait pas ce garçon. Lorsqu’elle songeait à sa passion furieuse pour Volodia, elle était bien forcée d’admettre qu’un sentiment d’une autre nature l’unissait à Michel. Auprès de Volodia, elle était éblouie, étourdie et molle. Elle ne savait que le regarder et l’écouter dans une sorte d’extase. Elle tremblait quand il lui touchait la main. Et, lorsqu’il l’avait embrassée pour la première fois, elle avait cru s’évanouir de honte.

Auprès de Michel, en revanche, Tania se découvrait calme, heureuse et protégée. Il ne se lançait pas dans des discours brillants et incompréhensibles. Il ne disait rien de très drôle, ni rien de très intelligent. Et il ne se mettait pas en colère pour le plaisir de s’entendre crier. Tania s’amusait parfois de son esprit méticuleux et ponctuel. Elle disait :

— Vous avez une montre à la place du cœur.

Mais, en vérité, elle n’était pas fâchée qu’il eût une montre à la place du cœur. Ce qu’elle éprouvait pour lui était plus précieux que l’amour ; c’était de la confiance et même de l’estime. À la place de Michel, Volodia eût tenté de l’embrasser dès la deuxième entrevue. Mais Michel respectait Tania et n’essayait même pas de lui prendre la main. Ils s’asseyaient l’un près de l’autre, dans la cabane. Michel racontait à Tania la conquête du Caucase, la résistance de Shamyl, la fondation d’Armavir par le général Zass, sa vie, ses travaux aux Comptoirs Danoff, ses voyages à Lodz avec son père. Et tous ces souvenirs, dont Volodia eût tiré des effets d’éloquence, Michel les disait avec simplicité, d’une voix un peu monotone. Cependant, rien de ce qu’il relatait n’était indifférent. Tania ne s’ennuyait jamais avec Michel, n’avait peur de rien auprès de Michel. Dernièrement, il avait tué une vipère avec sa canne. Il avait frappé le reptile d’un coup sec. Et Tania n’avait pas frémi. Même, elle s’était mise à rire lorsqu’il avait lancé le cadavre souple dans les herbes. Souvent, elle pensait à cette vipère tuée d’un coup de canne.

« Qui tuera les serpents quand il ne sera pas là ? » se disait-elle.

Le jardinier les aimait tous les deux et les invitait parfois dans sa maison pour bavarder avec eux et lire dans les lignes de leur main.

— Une ligne de chance interminable. Tu auras trop de chance, ma petite Tania.

Tania riait. Mais Michel écoutait les paroles du vieux avec un air sérieux et triste. À ces instants-là, Tania se demandait si Michel ne l’aimait pas en secret et ne regrettait pas que leur liaison se bornât à une stricte camaraderie. Mais, très vite, elle chassait cette pensée absurde.

Michel, de son côté, était heureux de ses visites au jardin des roses. Pourtant, sa joie se tempérait d’une honte secrète. L’obligation où il se trouvait de cacher à Volodia ses rencontres avec la jeune fille lui devenait de jour en jour plus pénible. Il s’accusait de tromper la confiance de son ami et formait le serment de lui avouer tout et de quitter la ville. Mais, au moment de parler, il perdait courage. Ballotté entre le plaisir et le devoir, il prolongeait l’équivoque. Vraiment, il avait peine à se reconnaître dans cet individu conciliant et veule, qui préférait le mensonge au risque d’une explication. Comment Volodia ne devinait-il pas les tortures morales que traversait Michel ? Comment ne le pressait-il pas de lui confier la cause de son chagrin ? Mais Volodia était trop infatué de lui-même pour s’intéresser aux sentiments des autres. Il aimait mieux admettre, pour sa tranquillité personnelle, que tout le monde était content autour de lui.

Il arrivait souvent que Volodia, repris par de vieilles rancunes, attaquât la famille Arapoff devant Michel. Alors, il critiquait Tania, raillait ses toilettes, ou rapportait d’ignobles ragots sur le compte de Constantin Kirillovitch. Michel, au supplice, raisonnait le jeune homme, tout en s’efforçant de ne pas éveiller ses soupçons.

— Tu as tort de t’emporter ainsi, Volodia, disait-il. C’est ton orgueil qui te dicte ces paroles. Mais, en fait, tu sais très bien que Tania n’est pas une fille perdue et que son père est un médecin honnête et brave.

— Tu la défends à présent ? s’écriait Volodia. C’est admirable ! Mon meilleur ami soutient celle qui s’est moquée de moi !

— J’essaie d’être impartial…

— Quand on est mon ami, on ne peut pas être impartial, disait Volodia avec emphase.

À présent, Michel, qui était venu à Ekaterinodar dans l’unique espoir de revoir Volodia, souffrait de sa présence et évitait de le rencontrer seul à seul dans sa chambre. Lorsqu’il n’avait pas de rendez-vous avec Tania, il se réfugiait chez l’architecte chargé d’établir les plans de la succursale. Pour tuer le temps, il épluchait les devis avec rage, exigeait que l’entrepreneur l’accompagnât sur le terrain, convoquait des ingénieurs géologues et les lassait tous par ses exigences.

Le soir, il n’acceptait de sortit avec Volodia que s’il était assuré de retrouver quelques camarade au restaurant ou au théâtre municipal.

— Et toi qui prétendais détester le monde ! disait Volodia. Tu es plus mondain que moi, à présent !

Une nuit Volodia et ses amis ayant résolu d’aller « chez les femmes », Michel refusa de les suivre. Il devait rencontrer Tania le lendemain, à la roseraie. Cette seule perspective lui interdisait, semblait-il, tout rapport avec des créatures vénales.

— Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ? demanda Volodia. Ou bien tu es vierge, ou bien tu es amoureux ? Dans l’un ou l’autre cas, il faut faire passer la maladie…

— J’ai du travail, dit Michel.

— Laisse-le tomber.

— Non, non. J’ai reçu ce matin une lettre de mon père qui me réclame des précisions sur le devis de l’architecte. Et je n’ai rien de prêt…

— Il préfère un architecte à une petite femme ! Quel homme !

Michel accompagna les jeunes gens jusqu’à une bâtisse trapue aux volets clos, où ils s’engouffrèrent avec de grands rires. Puis, il remonta dans la calèche et ordonna au cocher de le ramener chez lui, en passant par la rue où habitaient les Arapoff. La maison des Arapoff se signalait de loin par ses fenêtres éclairées. Un lampion jaune brûlait dans le jardin. Des voix de jeunes filles se répondaient derrière la grille envahie de lierre. Michel reconnut le rire de Tania.

« Elle est avec ses parents, avec ses sœurs, avec son jeune frère. Elle dit des mots, elle fait des gestes dont j’ignorerai tout. Pense-t-elle à moi, seulement ? Souffre-t-elle comme moi de ne pouvoir parler à personne de nos rencontres ? » Michel ferma les yeux. Le parfum des acacias lui faisait mal à la tête. Sa joie était si douce et si triste qu’il ne savait pas lui donner de nom.

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