CHAPITRE XII
Tania était allongée sur son lit, la nuque soutenue par une pile d’oreillers, les épaules recouvertes d’un châle. Depuis son évanouissement, elle avait obtenu le droit de se lever tard. Chaque matin, avant de s’habiller, elle lisait quelques pages d’Eugène Onéguine. Nina, assise en tailleur sur le tapis, curait les oreilles d’un petit chat avec une brindille de bois entourée d’étoffe. L’animal miaulait, soufflait, se débattait contre la poitrine de la jeune fille.
— Laisse-le, dit Tania.
— Pas avant qu’il soit propre. Il a de petites saletés marron dans les oreilles. Et c’est pour ça qu’il se gratte.
— Quelle manie de recueillir les bêtes et de nettoyer leurs saletés marron ! Tu es une jeune fille et tu te complais dans des ordures. Tu n’as aucune poésie dans l’âme.
— Mais ça aussi, c’est de la poésie, dit Nina en souriant.
— Non, non, écoute plutôt, dit Tania.
Et elle récita d’une voix tremblante :
Je vous écris, en faut-il plus ?
Que pourrais-je encore vous dire ?
Je sais qu’il vous serait facile
De me punir par le mépris.
Mais, si vous éprouvez un peu
De pitié pour mon triste sort,
Vous ne m’abandonnerez pas…
— C’est beau, dit Nina en jetant un tampon souillé dans la corbeille.
— Ce n’est pas seulement beau, c’est vrai. Oh ! Comme c’est vrai ! Et l’héroïne s’appelle Tania. Comme moi-même. Cela ne te paraît pas étrange ?
— Non.
— Elle s’appelle Tania. Et elle aime un homme insensible. Une vieille histoire !…
Tania glissa le livre sous son oreiller et renversa la tête pour ne plus voir que le plafond de plâtre rose clair. Cinq jours avaient passé depuis la révélation du portier, et Tania en était encore toute désemparée. Elle ne quittait plus sa chambre que pour les repas, mangeait à peine sous l’œil inquiet de ses parents, et remontait vite chez elle pour lire des poètes romantiques et noter des pensées tristes dans son journal. Elle avait maigri, pâli. Elle ne soignait plus sa mise. Elle affectait de ne plus se coiffer. « À quoi bon ? » disait-elle avec amertume, lorsque sa mère la suppliait de nouer un ruban dans ses cheveux. Nina, devinant que sa sœur était amoureuse, essayait parfois de provoquer ses confidences.
— Que c’est donc affreux d’avoir des peines de cœur ! dit-elle en berçant le petit chat.
— Oui, dit Tania, d’un air pénétré. C’est une épreuve que tu ne connais pas encore et que je te souhaite de ne jamais connaître.
— Tu l’aimes depuis longtemps, ce jeune homme ?
— Quand on aime vraiment, on ne sait plus depuis combien de temps on aime !
— Et comment s’appelle-t-il ?
— Cela ne te regarde pas, dit Tania.
Mais, au fond d’elle-même, le nom de Michel sonnait comme une cloche. Il lui semblait, par moments, qu’à force de penser à Michel, elle finirait par obtenir sa présence. Elle regarderait longtemps ce coin de la chambre, et, tout à coup, il serait là. Et il viendrait vers elle, souriant et gêné, comme dans le jardin. Alors, elle se pendrait à son cou, radieuse, folle, secouée de rires et de baisers joyeux.
Le petit chat échappa aux caresses de Nina et sauta d’un bond élastique sur le traversin. Tania lui gratta le menton d’un doigt distrait. Ses yeux ne quittaient plus le fond de la pièce. Mais aucune silhouette ne s’imposait entre la cheminée et le bois du lit. Michel était loin. La vie était privée de signification.
Une porte claqua au rez-de-chaussée. Les pas de la bonne se hâtèrent dans le couloir. Tania entendit la voix de la servante qui disait : « Une visite pour vous, Zénaïde Vassilievna. » Et Zénaïde Vassilievna sortit de sa chambre. De nouveau, des portes s’ouvrirent et se refermèrent. L’escalier grinça. Puis ce fut le silence.
Tania s’étonnait de constater que l’existence de la maison n’avait pas été bouleversée par sa grande détresse. Elle pouvait se tordre de désespoir, et, cependant, le dîner froid serait servi à sept heures précises. Fallait-il donc qu’elle mourût pour déranger cette ordonnance ? Elle songea un instant au scandale d’une mort violente. On la découvrirait sur son lit, pâle, belle et entourée de fleurs. Michel, secrètement averti de son suicide, entrerait en coup de vent dans la pièce et s’écroulerait à ses pieds en gémissant : « Qu’ai-je fait ? »
Oui, oui, à quoi bon vivre, puisque la mort seule devait le ramener à elle ? Vaincue dans sa forme charnelle, elle triompherait de lui dans sa forme éthérée. Comment se pouvait-il qu’elle n’eût pas réfléchi plus tôt aux avantages indiscutables de cette solution ? Pourquoi existait-elle encore ?
Tania se leva d’un bond, ouvrit un tiroir de son bonheur-du-jour et en extirpa difficilement un cahier relié de toile : son journal intime. Sur la page blanche, elle écrivit « Aujourd’hui, 5 août 1895, une grande résolution vient de m’éclairer. »
Elle s’interrompit, parce que la femme de chambre frappait à la porte.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Zénaïde Vassilievna a une visite et vous demande de descendre.
— Je ne peux pas. Je suis occupée, dit la jeune fille avec humeur.
— Elle insiste beaucoup pour que vous veniez.
— Vas-y, Tania, dit Nina, sans cela maman sera fâchée…
Tania haussa les épaules, rangea son cahier et se regarda dans la glace. Son visage blanc et maigre lui fit peur : « J’ai déjà l’air d’une morte. » Cette visite la retardait dans ses préparatifs. Mais elle ne ferait qu’une apparition rapide au salon et remonterait dans sa chambre pour brûler des lettres.
Forte de cette décision, elle descendit l’escalier à pas lents et pénétra dans le salon en tenant haut la tête.
Mais, dès le seuil, elle chancela et lâcha un cri sourd :
— Michel !
Michel et Zénaïde Vassilievna étaient assis côte à côte sur le canapé. Michel se leva. C’était lui. C’était bien lui, avec ses cheveux noirs et lisses, sa moustache fine, son regard sérieux. Il était vêtu d’une jaquette. Il tenait des gants blancs à la main. Tania sentit que ses genoux se dérobaient sous elle et que l’air fuyait ses poumons. Elle murmura :
— Vous ?… D’où venez-vous ?…
Zénaïde Vassilievna s’essuyait les yeux avec un petit mouchoir de dentelle.
— Ma chérie, dit-elle d’une voix chevrotante, Michel Alexandrovitch nous… nous fait l’honneur de… pour ainsi dire… nous demander ta main…
— Quoi ? dit Tania.
— Tu es sourde ? Michel te demande si tu veux bien être sa femme, dit Zénaïde Vassilievna avec une expression fâchée.
Et elle se mit à rire, en secouant la tête, Michel avait baissé le nez d’un air embarrassé et morose.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! geignait Tania en ravalant des larmes de joie. Mais pourquoi êtes-vous parti ?…
— Je ne voulais plus vous revoir avant d’avoir pris cette décision, dit Michel en rougissant jusqu’à la nuque. Et, une fois ma décision prise, j’ai dû regagner Armavir pour obtenir l’assentiment de mes parents.
— Et… et ils sont d’accord ? demanda Tania.
— Mais bien sûr, dit Michel.
Tania jeta un hurlement et battit des mains. Le monde entier tournait dans son crâne, avec le canapé, la bergère, la coussin brodé, les lunettes de Zénaïde Vassilievna, et les gants blancs de Michel.
Ce qui suivit fut à la fois confus et magnifique. Zénaïde Vassilievna pleurait, se signait et poussait les deux jeunes gens l’un vers l’autre. Michel baisait le front de Tania et lui passait au doigt une bague ornée d’une pierre précieuse qui brillait comme un éclat de verre. Des portes claquaient. Des bouteilles se cassaient à la cuisine. Akim et Nina dévalaient les marches de l’escalier, se pendaient au cou de Tania et riaient jusqu’à l’enrouement. Quelqu’un criait :
— Il faut chercher Constantin Kirillovitch ! Vite ! Vite !…
— Et, tout à coup, Constantin Kirillovitch apparaissait, la barbe blonde et lisse, l’œil tendre, les bras ouverts, avec un doux parfum d’iris au revers du veston.
— Eh bien, eh bien, qu’est-ce que j’apprends ? disait-il.
Nina apportait la vieille icône de Zénaïde Vassilievna. Les parents bénissaient les jeunes gens avec l’image sainte, en les appelant « leurs enfants », d’une voix émue. Puis, arrivaient de fastueuses corbeilles de roses, des pâtisseries monumentales, et toutes sortes de paquets décorés de rubans. Et les portes de la salle à manger s’ouvraient. La table n’était qu’un vaste champ de hors-d’œuvre juteux, de verres étincelants, de bouteilles poudreuses et de fleurs. Tania était assise à côté de Michel. Leurs mains se touchaient sous la nappe. Tout le monde parlait, riait autour d’eux. Zénaïde Vassilievna implorait Michel de lui décrire sa mère. Nina dévorait Tania du regard et répétait « Comme tu es belle ! » Akim mangeait comme quatre et clignait de l’œil entre deux bouchées. Tania bredouillait : « Je suis folle, folle », et buvait plus que de raison. Les serviteurs laissaient tomber les couverts en passant les plats. Et personne ne songeait à les gourmander.
En fin de repas, Constantin Kirillovitch porta un toast très drôle à la santé des fiancés. Zénaïde Vassilievna soupira :
— Tais-toi, Constantin. Songe aux enfants !
— Il n’y a plus d’enfants, dit Constantin Kirillovitch.
Et Tania fut très fière de ce compliment.
Lorsqu’il fallut se lever de table, elle s’aperçut que ses jambes étaient engourdies. Elle avait de la peine à marcher. Dans la cour, on attelait la calèche pour porter la nouvelle aux Kisiakoff. Le cocher réglait la lumière du fanal. De temps en temps, il passait sa main devant les vitres de la lampe, et de grands rayons d’ombre s’étalaient sur le perron.
— Il faudra prévenir Nicolas aussi, dit Zénaïde Vassilievna.
— J’ai reçu une lettre de lui, dit Arapoff. Il arrive après-demain.
— Et mes parents à la fin de la semaine, dit Michel.
Tania jugea ces répliques extrêmement cocasses, et se mit à rire, pour elle seule, avec volupté. Les roues de la calèche grincèrent sur les cailloux du jardin. Michel et Tania se retrouvèrent dans l’embrasure de la fenêtre, pleine de fraîcheur et de nuit.
— C’est si bon de vous avoir dans la maison, chez nous, parmi nous, dit Tania.
Zénaïde Vassilievna s’était installée au piano.
— Chante ! Chante papa ! dit Tania.
— Et pourquoi donc ?
— Tu ne peux pas savoir.
Puis, elle murmura à l’oreille de Michel :
— Vous vous souvenez de ce soir où nous étions sortis sur le perron pour regarder l’orage ?
— Oui, nous étions des enfants. Tout était simple. Vous aviez un bandeau sur l’œil.
— Mon père chantait, comme il chante à présent, écoutez :
Par habitude, les chevaux connaissent
Le logis de ma bien-aimée.
Ils font sauter la neige épaisse.
Le cocher chante des chansons…
Comme c’est bon d’être heureux ! soupira Tania. Et tout le monde est heureux autour de nous. Tout le monde ! Tout le monde !
— Oui, tout le monde, dit Michel.
Et il sourit tristement en pensant à Volodia.