CHAPITRE VI
Dès qu’il eut ouvert les yeux, Volodia regretta de s’être éveillé. Il s’ennuyait à Ekaterinodar, dans cette maison solennelle et vide. Du vivant de son père, il avait passé toutes ses vacances chez les Danoff, à Armavir. Philippe Savitch et sa femme ne souhaitaient guère la présence de leur fils, qu’ils n’aimaient pas et qui les eût gênés dans leurs querelles quotidiennes. Mais, Philippe Savitch étant mort, Olga Lvovna avait exigé que Volodia lui rendît visite pour les fêtes. À présent, disait-elle, il se devait à sa mère. Il n’avait plus rien à faire chez des étrangers. Cependant, Volodia ne tenait pas les Danoff pour des étrangers. Là-bas, tout le monde était gentil avec lui, à commencer par Michel et à finir par les gardiens tcherkess. Il montait à cheval avec son ami. Il assistait à des jeux organisés par les habitants de l’aoul. Il tirait même au pistolet. Ici, à part les visites à la famille Arapoff, l’existence était affreusement monotone. Et il ne pouvait tout de même pas passer tous ses après-midi chez les Arapoff. Il était allé chez eux hier, avant-hier. Aujourd’hui, il devrait trouver autre chose pour se distraire. Mais quoi ? Le mieux était encore d’essayer de dormir. Il regarda sa montre sur sa table de nuit : dix heures. Encore une heure, peut-être. Et après ?
Il grogna d’impatience à l’idée de la journée morne qui l’attendait hors du lit. Par instants, il en venait même à regretter Moscou. Mais, soudain, une idée l’éblouit et il s’assit dans ses couvertures, les yeux écarquillés, un sourire aux lèvres. Pourquoi ne pas inviter Michel à Ekaterinodar pour Noël ou le jour de l’An ? Les fêtes passées, ils rejoindraient ensemble l’Académie d’études commerciales pratiques. Sûrement, Olga Lvovna consentirait à cet arrangement.
Fort de sa décision, Volodia se leva et courut au cabinet de toilette pour se débarbouiller et peigner ses cheveux secs et rebelles. Chaque matin, quand il se lavait devant la glace, il éprouvait du plaisir à constater qu’il était joli garçon. Il admirait sans scrupule son visage maigre et rose, aux longs yeux faux, à la bouche très dessinée : une grande bouche, ma foi, mais virile, une bouche d’orateur, de tribun. Il sourit à sa propre image, écarta les lèvres pour vérifier la blancheur intacte de ses dents, battit des paupières, tourna la tête, à droite, à gauche.
Puis, il s’habilla en sifflotant.
Comme il pénétrait dans la pièce qui servait autrefois de bureau à son père, il subit une impression de gêne. Il essayait parfois de s’attendrir au rappel du passé. Mais tous ses efforts étaient vains pour tromper son indifférence. Ce qu’il obtenait dans son cœur, c’était ce petit malaise honteux, ce mécontentement dérisoire. La mort de Philippe Savitch ne l’avait pas véritablement affecté. Était-ce grave ? Il toussota pour attirer l’attention d’Olga Lvovna qui était assise devant une table encombrée de dossiers. Mais elle ne leva même pas la tête. Son visage las, sali de bile, aux yeux noirs liquoreux, se penchait sur un parterre de paperasses. Auprès d’elle, se tenaient l’avocat de la famille et l’intendant de la propriété.
— Je veux que mes affaires soient nettes, entendez-vous ? disait Olga Lvovna. Il faut vendre le bois.
— On pourrait l’hypothéquer, Olga Lvovna, dit l’intendant.
— Non. Vendez. Mon mari nous a ruinés à force d’hésitations, d’hypothèques et de lettres de change. Vendez.
— Et les villages hypothéqués par Philippe Savitch ?
— Avec l’argent retiré de la vente, vous désintéresserez les créanciers hypothécaires. Puis, les villages libérés, vous les vendrez aussi, mais sans vous presser, et à bon prix.
— Bien, bien, à votre guise, dit l’intendant d’un air fâché.
Comprenant que la discussion menaçait de se prolonger, Volodia attira une chaise et s’assit dans l’embrasure de la fenêtre. Une neige épaisse matelassait les toits des maisons. Des traîneaux glissaient sur la chaussée de boue rousse et crémeuse. Le ciel était mauve, triste.
Olga Lvovna parlait toujours d’une voix monotone. Volodia n’essayait même pas de s’intéresser à la conversation.
— Non, je ne signerai pas, disait-elle. Pour les dettes de mon mari qui ne sont pas constatées par une lettre de change, je renverrai ces messieurs devant le tribunal. Qu’ils plaident tout ce qu’ils voudront. Je saurai attendre. Je gagnerai…
Volodia regarda sa mère et sourit. Du vivant de son mari, Olga Lvovna était une femme nerveuse, fragile, indécise, larmoyante, qui avait une peur panique des réceptions, et demeurait confinée chez elle à rafistoler de vieilles tapisseries. Mais le décès de Philippe Savitch l’avait brusquement révélée à elle-même. Débarrassée de cet époux autoritaire, elle prenait la maison en main. Elle s’enivrait à l’idée de sa responsabilité et de sa puissance récentes. Chaque matin, elle s’astreignait à étudier les comptes de la propriété, les mémoires de travaux, les carnets de dépenses domestiques. Son plaisir, Volodia le savait, était de découvrir quelque gaffe commise par Philippe Savitch et encore ignorée de tous. Avec quelle joie mauvaise elle s’écriait alors « Je vous annonce une nouvelle générosité de Philippe Savitch ! » Elle le haïssait par-delà la mort, Philippe Savitch. Elle se vengeait de lui en dévoilant publiquement ses erreurs. Une veuve féroce, consciente de ses droits et de ses devoirs. C’était comique !
L’intendant et l’avocat s’apprêtaient à prendre congé. Olga Lvovna leur tendit à baiser sa petite main sèche cabossée de bagues. Lorsqu’ils furent sortis, elle poussa un soupir et se renversa dans son fauteuil.
— Je suis exténuée, dit-elle.
Mais un sourire de triomphe plissait sa bouche mince et pâle.
— Maman, dit Volodia, en s’approchant d’elle. Je voudrais te parler d’une idée qui m’est venue ce matin.
— Tu as besoin d’argent ?
Elle le transperça d’un regard pointu, et baissa les yeux.
— Non, dit-il. J’aimerais écrire à Michel pour l’inviter à passer quelques jours chez nous.
Olga Lvovna ne releva pas les paupières ; aucun muscle de son visage n’avait bougé ; elle demanda d’une voix plate :
— Tu t’ennuies avec moi ?
— Mais non.
— Tu ne peux même pas m’accorder tes vacances de Noël ?
— Autrefois, je passais presque toutes mes vacances chez les Danoff.
— C’était une idée de ton père.
Volodia eut un geste d’impatience :
— Cela ne te dérangeait pas, non plus, de me savoir loin.
Olga Lvovna se redressa et considéra son fils avec attention.
— Je n’ai pas l’habitude de donner des explications à un gamin, dit-elle doucement. Ta place est auprès de moi. Et je ne tiens pas du tout à héberger ton camarade. S’il venait, je ne te verrais plus de la journée.
Volodia détesta sa mère. Elle était avare. Elle n’invitait jamais personne à la maison. À cause de la dépense. Il en était sûr.
— Il me semble, dit-il, que j’ai été assez souvent chez les Danoff pour que tu t’imposes, à ton tour, le sacrifice de recevoir Michel.
— Je regrette, dit-elle en se levant, ta demande est irrecevable.
— Mais de quoi aurai-je l’air vis-à-vis de ses parents ?
— Cela ne regarde que moi.
Il la dominait de la tête, mais se sentait gauche et vaincu.
— Bon, dit-il, je m’en souviendrai. Au revoir.
— Où vas-tu ?
— Chez les Arapoff.
Il avait dit cela sans réfléchir. Olga Lvovna le saisit au poignet. Il frémit au contact de cette main froide.
— Une minute, dit-elle. Pourquoi chez les Arapoff ?
— Et pourquoi pas ?
— Tu leur as déjà rendu visite trois fois depuis le début de la semaine.
— Eh bien ?
— C’est beaucoup.
Il ne répondit pas. Alors, elle ajouta vivement :
— C’est beaucoup pour des gens de leur espèce.
Volodia prit le parti de rire :
— De leur espèce ? Qu’ont-ils fait ?
Olga Lvovna revint à son fauteuil, s’assit et croisa les mains sur ses genoux.
— Tu vois dit-elle, le mal que je me donne pour rétablir notre situation financière que ton père avait compromise avec tant de légèreté. Bientôt, grâce à mes efforts, nous serons à flot. Mieux encore, d’après mes calculs, nous compterons parmi les cinq ou six familles les plus fortunées d’Ekaterinodar.
— Je te félicite, dit Volodia avec une moue ironique.
— Tu le peux, mon cher, dit Olga Lvovna. À présent, tu dois comprendre qu’il m’est pénible de te voir choisir tes relations dans un milieu tellement inférieur à celui auquel nous avons le droit de prétendre. Qu’est-ce que cet Arapoff ? Un petit médecin municipal chargé de famille. Il vivote agréablement. Et puis… ?
— Et puis, je m’amuse chez lui.
— À cause de ses filles ?
— À cause de ses filles, de ses fils, de sa femme, de sa table, de son jardin, de sa maison…
— Tu me fais de la peine, Volodia, dit Olga Lvovna, car tu manques étonnamment de sérieux.
Volodia sentit qu’il allait se mettre en colère. Il voulut se dominer.
— Tu exagères toujours, dit-il avec une expression faussement conciliante.
Et, tout à coup, il cria :
— Je m’embête ici ! Tout est froid, triste…
De grosses larmes jaillirent instantanément des yeux d’Olga Lvovna. Elle murmura :
— Son père ! Il a parlé comme son père !
Déjà, Volodia regrettait sa brusquerie.
— Ne m’en veuille pas, maman, dit-il. Essaie de me comprendre. J’ai seize ans. Je suis en vacances. Je songe à me distraire.
— Eh bien, va te distraire, va te distraire chez les Arapoff, grommela-t-elle entre ses dents.
Tout son visage tremblait. Volodia ne savait que dire. Un grand dégoût était dans sa poitrine. Il claqua des doigts et se rappela aussitôt que son père était coutumier de ce geste. Olga Lvovna le regardait d’une façon bizarre. Il crut lire une sorte de respect craintif dans ses yeux.
— Soit, qu’attends-tu pour me laisser ? reprit-elle.
— Je peux y aller demain.
Elle haussa les épaules :
— Tu n’as pas de volonté. Tu ne sais pas tenir tête.
— À qui ?
— À moi, parbleu, s’écria-t-elle.
Puis elle se leva et quitta le bureau d’un pas saccadé.
Tania s’approcha furtivement de la porte et colla son oreille contre le battant : Nicolas et Volodia discutaient à voix basse dans la chambre. Que disaient-ils ? Et pourquoi ne l’avaient-ils pas encore appelée ? Tania se réjouissait de la camaraderie providentielle qui unissait les jeunes gens pendant ces trop brèves vacances. Ainsi, elle pouvait à sa guise voir Volodia et lui parler. Depuis le retour de Volodia à Ekaterinodar, elle avait cessé de plaindre Philippe Savitch, dont la mort l’avait d’abord si profondément ébranlée. À présent, elle reportait sur Volodia le trop-plein de son affection. Elle compatissait éperdument à sa détresse. Elle souhaitait, de tout cœur, le soulager de son chagrin. Car il était malheureux. Elle en était sûre.
Simplement, il cachait son jeu, par fierté. Peut-être la trouvait-il trop jeune pour lui confier son tourment. Avant-hier, il avait prêté à Tania les Récits d’un chasseur de Tourguenieff. Et elle avait rêvé en caressant ces pages où les yeux du jeune homme s’étaient posés avant les siens, et qui lui restituaient sa présence. Aujourd’hui, elle voulait lui rendre le livre et le remercier d’une façon qui lui fît bien comprendre la nature des sentiments qu’elle éprouvait pour lui. Mais la discussion entre Nicolas et Volodia était interminable, et Tania n’osait entrer dans la chambre, par crainte d’irriter son frère. Anxieuse, elle serrait le livre contre son cœur et attendait le premier silence. Enfin, n’y tenant plus, elle toqua du doigt au battant.
— C’est moi ! Je vous dérange ? dit-elle.
— Oui, dit Nicolas.
Déjà, elle était dans la chambre et murmurait :
— Oh ! pardon, Nicolas ! J’en ai pour un instant. Je voulais simplement rendre à Volodia…
La chambre était pleine d’une fumée âcre et bleue, qui s’élevait en nappes jusqu’au plafond. Volodia gisait de tout son long sur le canapé, les mains jointes sous la nuque et les jambes croisées. Nicolas se tenait le dos à la fenêtre, et fumait une pipe à long tuyau de bois et à fourneau de porcelaine blanche.
— Eh bien ! pose le livre, dit-il, et laisse-nous bavarder en paix.
Volodia s’assit au bord du canapé et demanda paresseusement :
— Le livre vous a plu ?
— Oh ! oui, dit Tania.
— Pour ce qu’elle a pu y comprendre ! dit Nicolas.
— Dis tout de suite que je suis une idiote ! s’écria Tania.
Nicolas s’approcha de sa sœur et passa un bras autour de son épaule :
— Tu n’es pas une idiote. Tu es une inconsciente. Et Volodia aussi est un inconscient… Il lit, il travaille, il réfléchit, et c’est en pure perte. Vous me faites tous penser à des roues dentées qui tourneraient sans accrocher la roue voisine. Elles aussi doivent se dire qu’elles travaillent, et, pourtant, elles brassent le vide, elles gaspillent leur énergie dans un mouvement absurde qui ne touche rien, qui n’émeut rien, qui ne sert à rien…
Il était évident que Nicolas tentait de reprendre sa discussion avec Volodia au point exact où il l’avait laissée.
Volodia balançait la tête avec obstination :
— J’aime mieux ne rien toucher que tout démolir.
— Mais il faut démolir, dit Nicolas avec exaltation. Je me demande quelles institutions méritent à tes yeux de demeurer en place !
Volodia, plus jeune de deux ans que son camarade, baissait le front et cherchait une réponse intelligente et forte. Tania l’admirait à la dérobée.
Tout à coup, Volodia eut un sourire enfantin et loyal, que Tania ne lui avait pas vu depuis la mort de son père, et il dit :
— Moi, je trouve que tout va très bien comme ça. Nous vivons dans un monde qui n’est ni plus mauvais ni meilleur qu’un autre. Et l’univers que tu me proposes en échange de celui où nous sommes ne vaudra sans doute pas davantage !
— Tu nies le progrès !
— Je ne nie pas le progrès scientifique, mais je nie le progrès social.
Tania, soucieuse de marquer sa sympathie pour Volodia, crut bon d’affirmer :
— Tu sais, Nicolas, je suis de l’avis de Volodia.
— Eh bien, ce n’est pas une référence pour lui ! dit Nicolas. Et de quoi te mêles-tu, d’abord ? Songez un peu au spectacle de la Russie actuelle : en bas, la masse organique, trouble, stagnante du peuple. Un condensé d’ignorance et de vermine. Au-dessus, quelques hommes riches, cultivés, fainéants et cruels. Plus haut encore, l’empereur. Aucune transition entre ces trois pouvoirs. La mince classe, soi-disant dirigeante, est écrasée entre deux puissances énormes : la puissance de tsar et la puissance de la foule. Elle est appelée à disparaître fatalement. Nous sommes appelés à disparaître…
— Eh bien, nous disparaîtrons, dit Volodia, et rien ne sera changé malgré notre défaite.
— Si, dit Nicolas. Les profiteurs disparus, le peuple russe connaîtra l’égalité et la dignité qui lui manquent. Nous nous interposons entre lui et le tsar, nous lui cachons le tsar. Une fois qu’on nous aura supprimés le tsar et le peuple seront face à face.
— J’ai toujours entendu dire que, dans une révolution, on commençait par abattre le monarque…
— En Occident, oui. Chez nous, il n’en sera pas de même. Le peuple et le tsar sont deux entités traditionnelles. Mais la classe cultivée russe est un produit artificiel importé de France et d’Allemagne. Elle n’a pas de racines, pas de nourriture populaire. Elle doit donc nécessairement tomber.
— Je ne vois pas ce qui t’enthousiasme dans cette perspective, dit Volodia. Tu tomberas avec l’élite, et voilà tout.
— L’élite actuelle tombera. Mais moi, je ne tomberai pas.
— Et pourquoi ça ? Tu vas devenir empereur ?
— Non.
— Moujik ? Ouvrier ?
— Oui.
— Nicolas ! dit Tania peureusement. Tu n’y penses pas !
— Mais si, il y pense, dit Volodia. Il va laisser les cours de l’Université, chausser des sandales d’écorce, revêtir une pelisse en peau de mouton et labourer la terre de ses ancêtres.
Nicolas, irrité, tapa le fourneau de sa pipe éteinte contre son talon :
— Je ne deviendrai pas moujik par le costume, mais par le cœur.
— Tu me rassures, dit Volodia en riant.
Et Tania put admirer la régularité parfaite de sa dent. « Il rit. Comme je suis heureuse ! » pensa-t-elle. Et elle se mit à rire aussi, d’un air complice.
— Oui, tu nous rassures, dit-elle.
— Je ne tiens pas à vous rassurer, dit Nicolas. J’estime que le devoir de tout homme sensé est, actuellement, de se rapprocher du peuple, de se fondre au peuple et de travailler au relèvement de ses frères.
Ils se turent. Nicolas, qui jouait avec sa pipe, la laissa échapper de ses doigts. Il avait des mains molles et blanches qui ne savaient pas tenir les objets.
— Tu as les mains d’un rêveur et non d’un homme d’action, Nicolas, lui dit Volodia. La matière fuit entre tes doigts. Contente-toi donc de penser la révolution au lieu de prétendre la faire.
Nicolas regardait ses mains avec une fureur comique.
— Mes mains, mes pauvres mains, dit-il en hochant la tête. Elles me joueront plus d’un vilain tour !
— Moi, dit Volodia, j’ai consulté une bohémienne, lors d’une sortie à Moscou. Elle a examiné mes mains et m’a dit que j’aurais de la chance.
— Tout le monde a de la chance, dit Nicolas. Mais peu de gens savent l’employer.
— Je saurai l’employer. Je suis ambitieux. Je deviendrai quelqu’un !
— Et qui donc ?
Volodia posa un doigt sur ses lèvres, en signe de mystère. Tania songea qu’elle l’aimait surtout lorsqu’il parlait, lorsqu’il gesticulait, lorsqu’il se moquait gentiment de lui-même et des autres.
— Vous me prêterez encore des livres ? demanda-t-elle.
— Tu as tout ce qu’il te faut dans la bibliothèque de papa, dit Nicolas.
— Ce n’est pas la même chose, dit Tania en rougissant un peu.
Volodia rougit à son tour et tira une cigarette de sa poche.
— Je ne sais guère quel livre vous prêter, dit-il.
— N’importe lequel, à condition que ce soit un ouvrage que vous aimez…
Volodia passa une main rapide dans ses cheveux, renifla nerveusement et dit :
— Nous n’avons peut-être pas les mêmes goûts…
— Oh ! si ! dit Tania.
Et elle pensa que, si Volodia ne comprenait pas la valeur de son affection après ces dernières paroles, il était un homme sans cœur. « Je me jette à sa tête, je me jette à sa tête », se disait-elle avec exaltation.
— Voulez-vous des vers ou de la prose ? demanda Volodia, qui s’efforçait de paraître fraternel.
— Des vers de préférence.
— Évidemment, grogna Nicolas. Et des vers où l’on parle de cœur, d’amour, de lune et de larmes, autant que possible.
— Autant que possible, oui ! dit Tania sur un ton de défi.
— Eh bien, dit Volodia, que diriez-vous du Démon de Lermontoff ? Mais c’est un volume qui appartenait à mon père. J’y tiens.
Il se tut et son regard glissa vers la fenêtre. Tania eut envie de se jeter sur lui, de l’embrasser sur le visage, dans le cou, dans les oreilles. Vraiment, elle ne pensait plus du tout à Philippe Savitch, mais à Volodia. Cette substitution sentimentale l’étonnait elle-même. Peut-être n’avait-elle jamais aimé Philippe Savitch ? Peut-être ne tenait-elle à lui parce qu’il était le père de Volodia ? Tout cela était mystérieux et passionnant. Elle balbutia :
— Soyez tranquille, Volodia. Je comprends très bien votre sentiment. Je prendrai soin de ce livre… je… je…
Elle ne put achever, car les larmes lui venaient aux yeux. Volodia sourit. Nicolas les regarda l’un après l’autre, claqua de la langue et quitta la pièce pour chercher du tabac dans le bureau de son père.
— Il est allé chercher du tabac, dit Tania. Il fume trop. Vous aussi, vous fumez trop. C’est une habitude qui risque de nuire à votre santé.
— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? dit Volodia.
— Comment, qu’est-ce que cela peut me faire ? Mais… mais vous m’êtes sympathique…
— Allons donc ! dit Volodia.
Et il se troubla un peu plus qu’il ne l’eût souhaité.
— Demain, je vous apporterai le livre, dit-il encore.
— Merci, dit Tania en battant des paupières. Je le lirai. Je vous en parlerai… à vous seul… Parce que… parce que je sens que je m’entends bien avec vous… Autre chose… Ah ! oui. Quand vous êtes triste, Volodia, il faut me le dire… j’essaierai de… d’être triste avec vous…
Elle leva les yeux vers la figure du jeune homme et rencontra son regard joyeux. Ce fut un éblouissement.
— Le pas de Nicolas se rapprochait dans le corridor.
— Vite, vite, cria Tania.
Et, dressée sur la pointe des pieds, elle appliqua sur la joue de Volodia un baiser sec et court.
— Voilà, dit-elle en s’écartant de lui.
La porte s’ouvrit. Nicolas s’arrêta sur le seuil. Volodia, la face enflammée jusqu’aux oreilles, dit :
— Alors, tu l’as trouvé, ce tabac ?…