CHAPITRE VI
Ce fut dans les derniers jours d’avril que la femme de Volodia vint s’installer à Armavir. Tania n’apprit l’évènement que le lendemain matin, par le coiffeur qui la frisait à domicile. Le coiffeur était très bavard, et, à cause de cela, Tania feignait de l’écouter à peine. Mais, dès qu’il fut parti, elle se rendit à l’appartement de l’aïeule, dont les fenêtres donnaient sur la rue Voronianskaïa. Depuis la mort de la grand-mère, les quatre pièces qu’elle occupait jadis étaient restées vides. Nul n’avait le droit d’y entrer, sauf le frotteur qui cirait les parquets et époussetait les meubles, une fois par semaine, et l’horloger qui vérifiait et remontait la pendule du petit salon. Aussi, quand elle fut dans le couloir nu et froid qui menait aux chambres condamnées, Tania éprouva-t-elle d’abord une contraction peureuse dans la région du cœur. Cependant, sa curiosité était si vive, qu’elle n’hésita pas à pousser la porte. La pièce où elle pénétra était sombre et sentait l’encaustique, la naphtaline et le vieux tapis. Les poignées des portes étaient enveloppées dans de petits torchons de tulle. Des papiers journaux, étalés l’un près de l’autre, formaient un itinéraire compliqué sur le parquet luisant. Le lustre avait sécrété un ballon de gaze poussiéreuse autour de ses pendeloques immobiles. Des housses couvraient les fauteuils. Les volets étaient clos. On entendait bourdonner des mouches paresseuses. Tania, saisie d’une petite frayeur agréable, traversa cet espace mort pour arriver devant la croisée qu’elle ouvrit précautionneusement. Puis elle poussa les persiennes qui grincèrent d’une façon redoutable. De la suie tomba sur ses mains. Le soleil brusque lui fit cligner les yeux. En face, les fenêtres du troisième étage étaient fermées. Retenant son souffle, Tania attira une chaise près de l’embrasure et s’installa commodément pour observer la rue. Pendant un temps assez long, il ne se passa rien de remarquable dans la maison d’en face. Le concierge se promenait de long en large sur le trottoir. Le facteur apporta une liasse de lettres. Un ouvrier escalada le toit et se mit à taper avec un marteau sur une plaque de zinc qui résonnait sourdement. Enfin, comme Tania, lasse d’attendre, s’apprêtait à déserter son poste, une fenêtre du troisième étage s’ouvrit à deux battants. La gorge sèche, les oreilles vides, Tania vit une jeune femme qui tirait les rideaux, avançait une table ronde vers la croisée. C’était elle. La femme de Volodia. Tania eût souhaité avoir une vue dix fois plus perçante pour discerner les moindres détails de son visage et de sa toilette. À présent, l’inconnue s’était assise et tricotait avec application. À distance, elle paraissait jolie et un peu maladive. Son cou long et maigre supportait une petite tête pâle, aux traits fins et coupants. Ses yeux et sa bouche étaient trop grands pour le reste de la figure. Sa poitrine était plate. On avait envie de la plaindre et non de l’admirer. Tania éprouvait une satisfaction bizarre à l’idée que l’épouse de Volodia ne fût pas plus belle. Elle se reprocha aussitôt ce sentiment, et décida de regagner sa chambre avant d’avoir été remarquée.
Mais, de tout le déjeuner, elle ne cessa de penser à la femme de Volodia. Elle entendait à peine les paroles de Michel et de ses beaux-parents. Elle mangeait avec distraction, oubliait de boire. Dès la fin du repas, elle retourna dans le salon de la grand-mère. Cependant, il s’était mis à pleuvoir. Les fenêtres de l’hôtel, au troisième étage, étaient fermées. On ne distinguait rien derrière les voilages épais. À quatre heures, Volodia sortit de l’hôtel. Deux Tcherkess l’accompagnaient. Il disparut au tournant de la rue. Tania se promit de compter jusqu’à cent et de renoncer à son guet, si, passé ce chiffre, les croisées demeuraient closes. À mille deux cents, elle n’avait pas quitté sa place, et, pourtant, aucun spectacle nouveau n’animait la façade de l’immeuble. Vers six heures, Volodia revint. Que faisait-il à Armavir ? Était-il exact qu’il avait acheté des parts dans une entreprise concurrente des Comptoirs Danoff ? Prétendait-il lutter avec Michel sur le plan commercial ? Ou n’était-ce là qu’un prétexte pour justifier sa présence dans une ville où respirait l’objet de son tourment ? De toute façon, Tania n’eût pas aimé être à la place de l’actuelle Mme Bourine. Une gamine épousée par dépit, promise à une vie sentimentale médiocre… Au fait, comment s’appelait-elle, cette malheureuse ? Quel âge avait-elle ? Et qu’espérait-elle de l’avenir ? Il eût été intéressant de savoir si Volodia l’avait mise au courant de sa passion récente pour Tania et du refus qu’elle avait opposé à sa demande en mariage.
Le lendemain matin, grâce à sa femme de chambre qui connaissait le concierge de l’hôtel, Tania apprenait que l’inconnue se nommait Suzanne, et qu’elle avait été institutrice à Moscou. Aussitôt, l’impatience de Tania fut portée à son comble. Maintenant qu’elle pouvait mettre un nom sur cette petite face triste et grise, elle avait hâte de la revoir et de l’étudier. Il lui semblait, déjà, être devenue un peu son amie. Dès que Michel fut parti pour le bureau, elle se glissa dans le salon de l’aïeule et entrebâilla les persiennes. Par chance, la fenêtre d’en face était ouverte, et Suzanne tricotait à sa table, comme la veille. Courageusement, Tania repoussa les vantaux contre le mur. Au bruit qu’ils firent en claquant, Suzanne releva la tête. Leurs regards se rencontrèrent. Tania crut défaillir d’angoisse, tandis que l’autre la dévisageait avec étonnement. Visiblement, Suzanne essayait d’identifier cette jeune femme inconnue qui l’espionnait sans vergogne. À moins que Volodia ne l’eût déjà renseignée sur la personnalité de « Mme Danoff », et qu’elle réfléchît simplement à la contenance qu’il lui fallait prendre. Son visage était sévère, perplexe. Puis, tout à coup, elle sourit à Tania et lui fit un léger salut. Une vague d’allégresse inonda Tania de la tête aux pieds. Dans l’uniformité de son existence, cet évènement revêtait une valeur capitale. Elle aurait voulu crier :
« Je m’appelle Tania ! »
Mais elle se ravisa et demeura sottement, les bras ballants, devant l’autre qui avait repris son ouvrage. La rue était trop large pour qu’il pût être question de parler d’une fenêtre à l’autre. D’ailleurs, ce bavardage intempestif eût attiré l’attention des passants. Sur un guéridon, près de la cheminée, il y avait un album de photographies et un encrier de bronze entouré de plumes d’oie. Sans réfléchir, Tania s’empara de l’album, arracha la première page, trempa une plume dans l’encrier et écrivit en lettres majuscules :
« Je suis Tania Danoff. Je sais qui vous êtes. »
Puis, elle tint cet écriteau sur sa poitrine, pendant que Suzanne s’efforçait de le déchiffrer en plissant les yeux. Ayant lu, Suzanne acquiesça de la tête et disparut promptement au fond de la pièce. Elle revint avec une feuille de papier blanc, sur laquelle elle avait tracé en caractères d’affiche :
« Moi aussi, je sais qui vous êtes. »
Tania exultait d’une joie nerveuse. Ayant déchiré une seconde page de l’album, elle lui confia le message suivant :
« Nos maris sont brouillés, mais je ne vous en veux pas. »
« Moi non plus », répondit Suzanne.
Jusqu’au soir, les deux jeunes femmes correspondirent ainsi, riant comme des folles, décoiffées, les mains pleines d’encre. Lorsqu’elle vit Volodia qui rentrait, flanqué de ses deux Tcherkess inséparables, Tania se rejeta dans la chambre et ferma vivement les volets.
Les jours suivants, la conversation se développa, par signes et par pancartes. Il semblait à Tania qu’elle avait enfin découvert une distraction exceptionnelle. Toute sa vie s’en trouvait heureusement modifiée. Elle ne s’ennuyait plus. Elle s’habillait avec une recherche nouvelle. Même, elle reprenait des couleurs et mangeait de meilleur appétit.
Cependant la curiosité de Tania était insatiable, et mieux elle apprenait à connaître Suzanne, plus il lui paraissait intolérable d’ignorer encore le parfum dont elle se servait, le son de sa voix et les toilettes que recelait son armoire. Souvent, elle se surprenait devant sa glace, le regard fixe, la bouche ouverte : elle songeait à Suzanne et imaginait l’entrée de Volodia dans la chambre. Il s’approchait de Suzanne, la baisait au front d’un air distrait et lui parlait avec négligence de la journée. Volodia n’aimait pas Suzanne. Tania le devinait, le sentait, comme si la jeune femme lui eût avoué sa disgrâce. Cette certitude n’était pas déplaisante. Trois fois seulement, Tania avait vu Suzanne et Volodia sortir ensemble. Ils ne se donnaient même pas le bras. Ils étaient deux étrangers qui se promènent côte à côte. Pauvre Suzanne ! Comme Tania lui savait gré d’être délaissée et malheureuse ! Il fallait à tout prix qu’elle obtînt de Michel l’autorisation de reprendre ses randonnées hors de la ville. Ainsi, elle s’arrangerait pour rencontrer Suzanne en cachette. Ces échanges de bons procédés d’une fenêtre à l’autre ne pouvaient plus la satisfaire. Mais Michel était un homme autoritaire et buté, un esprit sec. Bref, il n’aimait pas revenir sur ses décisions. Tania résolut de le préparer lentement à l’idée que les sorties en calèche étaient indispensables. Pour cela, il importait d’abord qu’elle se prétendît fatiguée, anémiée, et que le médecin de la famille conseillât des promenades quotidiennes. De nouveau, Tania regretta de n’être pas enceinte. Si elle avait été enceinte, la famille de Michel eût accepté tous ses caprices. Les vieux Danoff ne vivaient que dans l’espoir de voir naître un rejeton qui prolongerait leur lignée. Tania se promit d’exploiter cette attente. Ayant arrêté la première partie de son programme, elle affecta aisément une indolence qui inquiéta son mari. Pourtant, lorsqu’elle lui conseilla de convoquer le docteur, il se mit à rire. Et, lorsqu’elle parla de reprendre ses excursions solitaires, il se fâcha :
— Je t’ai déjà dit que, tant que Volodia résiderait à Armavir, je ne te permettrai pas de te promener seule hors de la ville.
— Et s’il reste ici des mois, des années encore ?
— Il partira bientôt.
— Pourquoi ?
— J’ai mes raisons pour le croire.
— À cause de toi, de moi ?
— Non.
— À cause de sa femme ?
— Peut-être.
— Explique-toi.
— Plus tard.
Cette conversation, brève et bourrue, avait eu lieu peu après le déjeuner. Lorsque Michel fut parti pour le bureau, Tania gravit l’escalier quatre à quatre et se précipita dans le salon de l’aïeule. Que voulait dire Michel ? Pourquoi Suzanne aurait-elle poussé son mari à quitter Armavir ? Et comment se faisait-il que Volodia acceptât d’obéir à Suzanne, alors qu’il n’aimait que Tania et ne pouvait se passer de sa présence ?
Dominant son émoi, Tania résolut de ne pas brusquer son amie et d’obtenir d’elle, peu à peu, insensiblement, les renseignements complémentaires dont elle avait besoin.
Ce jour-là, comme d’habitude, Suzanne était assise à la fenêtre et tricotait pour passer le temps. Tania lui fit un sourire, et, ne sachant comment entamer la conversation, lui demanda par signes la nature de son travail : des chaussettes, une écharpe, un napperon ? Les mimiques de Tania amusaient Suzanne, qui pouffait de rire et secouait la tête. Enfin, comme Tania, lasse de ce jeu, s’apprêtait à aborder un sujet plus grave, la jeune femme hésita un moment, haussa les épaules, et, saisissant son tricot entre le pouce et l’index, l’éleva devant son visage : c’était une brassière en laine bleu pâle pour un nouveau-né.
Tania regardait l’objet avec une espèce de stupéfaction panique. Ses mâchoires se mirent à trembler. Ses lèvres étaient sèches et douloureuses. Surmontant son désarroi, elle se posa un doigt sur le ventre et interrogea Suzanne d’un hochement du menton. Suzanne, confuse et gourmée, dressa trois doigts à hauteur de son oreille.
Trois mois ! Suzanne était enceinte de trois mois ! Suzanne allait avoir un enfant de Volodia ! Et Tania l’apprenait bêtement, par des signaux muets, par des grimaces ! Elle lâcha le rideau qu’elle tenait dans sa main et recula vers le fond de la pièce. De quel droit Volodia faisait-il un enfant à cette femme qu’il n’aimait pas ? De quel droit prenait-il du plaisir ailleurs que dans son rêve ? De quel droit trahissait-il son passé ? Il y avait donc entre ces deux êtres, que Tania imaginait gelés dans l’indifférence, des instants de désir, de joie, d’abandon. Il existait donc une heure de la nuit, où leurs chaleurs ennemies se cherchaient sous les couvertures, où leurs bouches se rencontraient, où leurs doigts se nouaient, où leurs souffles ne faisaient plus qu’un souffle, où la même sueur baignait leurs corps nus et crispés. Comme Suzanne devait être fière de cette maternité tant espérée ! C’était elle, sûrement, qui avait supplié son mari de lui donner un enfant, vite, vite, afin de pouvoir annoncer à la face du monde qu’elle était autre chose pour Volodia qu’une compagne docile et négligeable. Maintenant, elle l’avait dans son ventre, cet enfant, et elle se pavanait avec un orgueil de favorite. Elle tricotait ostensiblement des brassières. Elle attendait avec impatience le moment où elle serait assez déformée par la grossesse pour que n’importe qui connût à son seul aspect la dignité suprême dont elle était revêtue. Ah ! que cette femme était donc détestable !
Tania, éperdue, se laissa descendre sur un canapé et prit dans ses mains son front glacé et moite. Son cœur battait vite et des cercles de feu tremblaient devant ses prunelles fixes. Une horreur lourde l’oppressait. C’était comme si l’air était devenu plus épais, irrespirable, empoisonné. Elle murmura pour elle-même :
« Qu’est-ce que j’ai ? Pourquoi suis-je désemparée ? Tout cela devrait m’être égal, puisque je n’aime pas Volodia, puisque j’aime Michel, puisque je suis mariée… » Elle porta les mains à sa poitrine, comme pour toucher la plaie dont lui venait le mal. Et le contact de ses doigts sur sa peau, à peine recouverte d’une étoffe légère, la fit frémir d’une triste volupté. À mesure que les secondes passaient, elle comprenait mieux la cause de son chagrin. Elle aimait Volodia, bien qu’elle eût refusé d’être sa femme. Et elle était jalouse de celle qui avait pris sa place auprès de lui. Elle le voulait tout à elle, exclusivement à elle, malheureux ou heureux à cause d’elle. Et Michel ? Eh bien, lui aussi, elle l’aimait. Seulement, elle l’aimait d’une autre manière, d’une manière simple, honnête et monotone. Son sentiment raisonnable pour Michel complétait sa passion folle pour Volodia. Il lui fallait ces deux hommages contraires pour qu’elle fût satisfaite. Oui, oui, Volodia et Michel formaient une seule entité qui dominait et commandait son existence. Privée de l’un, elle n’aurait pu aimer l’autre. Elle marmonnait à mi-voix, comme pour convaincre une amie invisible, assise à ses côtés :
« Tu comprends ? Je les aime tous les deux. Je les ai toujours aimés tous les deux. Et je suis jalouse de l’un, comme je serais jalouse de l’autre. Oh ! je suis un monstre, un monstre… »
Puis elle revint à la croisée. Suzanne avait disparu. Par une sorte de dédoublement, elle se vit, hagarde, mal coiffée, appuyée au montant de la fenêtre. Que faisait-elle ainsi ? Qu’attendait-elle ? Après tout, cette maternité ne prouvait rien. Volodia pouvait coucher avec Suzanne et l’aimer, elle, Tania. Qui sait, peut-être, au plus fort de son plaisir, s’imaginait-il étreindre Tania, au lieu de cette petite femelle incolore ? Le corps de Suzanne n’était qu’un prétexte. C’était Tania que Volodia possédait dans l’ombre. Tania eut un frémissement d’allégresse, et glissa les mains le long de ses hanches. Elle était molle et chaude soudain de toutes ces caresses qu’elle avait suscitées, et dont une autre portait naïvement le fruit.
Allons ! cette gamine était pitoyable, sans plus. On pouvait s’occuper d’elle avec condescendance, parler de son marmot, de ses tricots, de ses malaises. Une énergie nouvelle animait Tania. Elle se dressa d’un bond, regagna sa chambre en courant et sonna la servante. Depuis quelques instants, elle était comme un stratège à la veille d’une bataille. Lucide et résolue, elle se promenait dans la pièce, les mains derrière le dos, le visage grave. Son cœur battait à coups secs jusque dans sa gorge. Mais cette sensation n’était pas désagréable. La femme de chambre parut enfin : c’était une Arménienne sans âge, plissée, noiraude, indolente et un peu sale. Elle portait un tablier empesé et un petit bonnet de dentelles à rubans puce.
— Écoute, Oulîta, dit Tania en plantant un regard inquisiteur dans les yeux somnolents de la femme de chambre. Je vais te charger d’une mission secrète.
— Mais je ne sais pas lire, barinia, dit l’autre, et cette réponse stupide irrita Tania.
— Qui te parle de lire ? Tu vas immédiatement porter une lettre à Mme Bourine, à l’hôtel de la Poste. Tu attendras la réponse. En même temps, tu tâcheras de bien regarder la chambre. Comment est le papier des murs ? Comment est le lit ? Où sont les armoires à linge ? Tu t’efforceras de savoir, par la même occasion, si la dame se porte bien, si elle a des envies, si son mari paraît satisfait d’être père ? Bref, tu te débrouilleras pour me ramener le plus grand nombre de renseignements possible. C’est compris ?
Oulîta tortillait les brides de son tablier et baissait la tête.
— Si on l’apprend, je me ferai renvoyer, dit-elle enfin d’une voix morne.
— Et si tu ne m’obéis pas, dit Tania avec impatience, c’est moi qui te ferai renvoyer. Choisis.
— Je vous obéirai, barinia, grommela la servante.
— Attends, dit Tania. Je vais te donner aussi un souvenir que tu remettras à Mme Bourine.
Et elle détacha de son cou un petit médaillon en or, gravé à ses initiales.
Lorsque Michel revint du bureau, à sept heures, il trouva Tania allongée sur le canapé du boudoir. Elle feuilletait des journaux. Il l’embrassa tendrement, et elle lui rendit son baiser avec une expression lasse et navrée.
— Je lisais les récits du couronnement, dit-elle. Ce devait être merveilleux. Comme j’envie Nicolas d’avoir pu assister à la cérémonie !
— Qui te dit qu’il a assisté à la cérémonie ?
— Tout Moscou était sur le parcours du cortège. Il paraît qu’on a beaucoup exagéré la catastrophe de la Khodynka. J’attends une lettre de Nicolas pour me faire une opinion.
Elle bâilla et dit encore :
— Pourquoi rentres-tu si tard ?
— J’ai été retenu au bureau.
— Ah ?
Il avait étudié, dans la journée, un système d’assurances mutuelles pour les employés, et il s’attendait à ce qu’elle le questionnât sur l’affaire. Mais elle ne demanda rien et se remit à feuilleter les journaux. Michel souffrait de l’attitude de Tania à son égard. Au début de leur mariage, elle s’était révélée capricieuse, exigeante, égoïste. Elle le boudait un peu pour ses longues absences, et l’accaparait dès qu’il franchissait le seuil de la maison. Mais, peu à peu, cette fringale de caresses et de compliments semblait s’être calmée. À présent, il n’avait plus auprès de lui qu’une créature indifférente. On eût dit qu’au lieu de les rapprocher, leurs rapports quotidiens les éloignaient l’un de l’autre. Cependant, Michel aurait eu besoin d’une confidente capable de le comprendre et de l’encourager. Mais pouvait-il parler à Tania des difficultés qu’il éprouvait depuis que les filatures du Nord avaient haussé leurs prix sur les draps d’usage ? Pouvait-il l’intéresser à l’ouverture prochaine de la succursale d’Ekaterinodar ?
— À propos, dit-il, je crois que la succursale d’Ekaterinodar pourra être inaugurée vers le mois de juillet. Nous irons ensemble.
— Volontiers, dit Tania sans lever le nez de son journal.
— Cela ne t’amuse pas de revoir Ekaterinodar, tes parents, tes amies ?…
— Si, bien sûr…
— Tu préfères que j’y aille seul ?
— Non.
Michel haussa les épaules.
— Tu me fais la tête parce que je t’interdis de sortir en calèche, dit-il. C’est absurde. Ne compte pas me fléchir ainsi. Ce n’est pas la bonne méthode. D’ailleurs, avec moi, il n’y a pas de méthode.
À peine avait-il fini de parler, qu’il se reprocha le ton suffisant de son admonestation. Tania souriait d’une façon impertinente. Michel rougit, toussota pour s’éclaircir la voix et dit encore :
— Voilà, tu m’as compris, je pense ?
— Non, dit Tania avec douceur. Et cela pour une raison bien simple. Volodia est trop occupé par sa femme, qu’il aime, et qui est enceinte, par-dessus le marché, pour songer à me poursuivre de ses avances.
— Comment sais-tu que sa femme est enceinte ? demanda Michel avec humeur.
— Toute la ville est au courant. Les domestiques, le coiffeur…
Michel parut gêné. Il mordillait ses moustaches.
— À quoi bon parler de ces choses ? dit-il enfin. Je voudrais pouvoir oublier qu’il existe un Volodia Bourine sur terre. Sa mère s’était opposée à son mariage : un mariage absurde, avec une institutrice à qui il a fait un enfant…
— Est-elle jolie ? demanda Tania de son air le plus candide.
— Oui, non, peu importe. Bref, la mère de Volodia a refusé de revoir son fils. Et c’est un peu pour cela qu’il est venu s’établir à Armavir.
— Pour cela, et aussi parce qu’il lui était agréable de nous surveiller, de nous narguer…
— Si tu veux. À présent, la vieille Bourine, ayant appris que sa belle-fille était enceinte, a décidé de réviser son attitude. Volodia doit partir dans quelques jours pour entamer les négociations. S’il arrive à convaincre sa mère, le jeune ménage ira s’installer dans la maison familiale d’Ekaterinodar, et nous serons débarrassés de leur présence. Voilà pourquoi je t’ai dit, hier, que Volodia ne resterait probablement pas longtemps dans nos murs.
Tania baissait la tête, saisie d’une tristesse subite. L’idée de ce départ ruinait toutes ses illusions, et elle se découvrait seule et pauvre soudain, volée, bafouée, au-delà de ses craintes. Elle avait l’impression de s’enfoncer dans un rêve, les yeux grands ouverts et les lèvres muettes. Michel la considérait avec surprise :
— Qu’as-tu ? dit-il brusquement. Je croyais que cette nouvelle te ferait plaisir. Dès qu’ils seront partis, tu pourras reprendre tes promenades…