CHAPITRE VII
Il était quatre heures de l’après-midi, et Michel achevait de dicter son courrier, lorsqu’on lui annonça qu’un gardien de la propriété demandait à lui parler d’urgence. L’homme était maculé de sueur et de poussière. Il respirait violemment par les narines. Dès qu’on l’eut introduit dans le bureau, il s’approcha de Michel et dit :
— Il va périr. Il va passer. C’est sûr.
Michel serra les mâchoires, comme pour dominer une douleur physique. Depuis deux jours, Artem, le vieil intendant du domaine, était malade et se préparait à mourir.
— Il souhaite que tu viennes vite, reprit le Tcherkess.
Michel regarda sa table envahie de papiers.
— Qu’a-t-il au juste ? demanda-t-il sur un ton bourru, pour cacher son émotion.
Le Tcherkess se grattait la nuque :
— C’est difficile à dire. La jambe et le bras sont comme du bois. Et le reste du corps remue. Le rebouteux de l’aoul prétend que le vieux se transforme en arbre et qu’il faut lui donner un peu de terre à mâcher chaque matin.
— Il ferait mieux de convoquer un docteur, dit Michel.
Puis, il se leva et poussa la porte du bureau voisin, où Alexandre Lvovitch discutait avec des représentants.
— Je vais voir Artem, lui dit Michel.
Alexandre Lvovitch tourna vers lui un visage fatigué. Il avait considérablement vieilli, et s’occupait de moins en moins de l’affaire, qui passait tout entière dans les mains de son fils.
— Artem n’est pas bien, je sais, dit-il. Encore un de mes vrais amis qui s’en va !
Son regard était triste. Mais, tout à coup, il sourit et cligna de l’œil :
— Tu devrais prendre la calèche et emmener Tania. Elle ne connaît pas la propriété. Cela lui fera une sortie.
Michel fut surpris de n’avoir pas eu l’initiative de ce projet. Il s’accusa de négliger Tania par égoïsme, ou par manque d’invention.
— Excellente idée, dit-il. Nous reviendrons demain.
Et il quitta le bureau en courant. Il avait hâte d’avertir Tania, qui serait si heureuse de l’accompagner ! Mais il ne dirait pas que l’idée venait de son père. Pour une fois, il mentirait par omission. Ce n’était pas très grave.
Cependant, Tania ne se trouvait ni dans sa chambre ni dans le boudoir, ni dans le salon. Étonné de cette absence insolite, Michel appela la servante Oulîta, qui accourut en rajustant son bonnet de dentelles. Dès les premières questions, la vieille Arménienne se troubla, fondit en larmes et déclara que « Madame se promenait quelque part dans la maison ».
— Qu’entends-tu par « quelque part » ? demanda Michel.
— Eh ! Là ou là ! Comme Dieu le veut !…
— Je n’ai pas de temps à perdre en devinettes. Est-elle chez ma mère ?
— Non.
— Où donc alors ? Parle !…
— Chez la grand-mère, dit la vieille en ravalant une grosse gorgée de salive.
Michel haussa les épaules et suivit le couloir qui menait aux chambres de l’aïeule. La maladie d’Artem le chagrinait à un tel point, qu’il ne songeait même pas à s’étonner des visite de Tania dans cette aile de la maison. Toutefois, lorsqu’il poussa la porte du salon condamné et qu’il vit Tania qui rabattait précipitamment les voilages de la fenêtre, un soupçon rapide lui pinça le cœur.
— Que fais-tu là ? dit-il.
Tania, le visage amolli par la confusion, fuyait son regard, essayait de sourire.
— On ne peut pas lire et tricoter toute la journée. J’étais venue là pour changer de décor, pour rêver un peu, pour me distraire…
— Mes parents t’ont défendu de pénétrer dans cette chambre avant qu’un an se soit écoulé depuis la mort de grand-mère, dit Michel.
— Excuse-moi, dit Tania. J’avais mal compris. J’ai eu tort…
— Je voulais te proposer une promenade, reprit Michel. Artem est malade… J’ai pensé que…
Tout en parlant, il soulevait le rideau de tulle. Il demeura un instant le front collé contre la vitre, et Tania ne voyait que son dos très large et un peu voûté. Puis, il se tourna vers la jeune femme. Les ailes de son nez étaient devenues pâles. Il respirait lentement. Il dit enfin :
— Je te plaignais de n’avoir pas d’amies ! Tu n’es pas allée bien loin pour en trouver une !…
— Où est le mal ? balbutia Tania. Je connais à peine cette jeune femme. Je ne lui ai jamais parlé. Je la vois à sa fenêtre. Je lui adresse un sourire…
— Et, comme par hasard, il s’agit de la seule personne que je t’aie interdit de fréquenter !
— Est-ce ma faute si, dans toute la ville, il n’y a qu’elle qui ne soit pas affreuse à regarder ?
— Elle porte le nom des Bourine, dit Michel. Cela suffit.
Il se promenait de long en large dans la chambre, les mains nouées derrière le dos, le regard fixe. Tout à coup, il s’écria en se frappant le front des deux poings :
— Que doivent penser les commerçants, les passants qui ont sûrement remarqué ton manège ?
— Je me moque pas mal du « qu’en-dira-t-on », dit Tania.
— Mais moi, je ne m’en moque pas, dit Michel. J’ai la fierté de mon nom, de ma situation…
Tania fit la moue. Cette obstination de Michel à juger tous les actes de l’existence selon les traditions desséchées de l’honneur tcherkess était monotone et révoltante. Car Michel n’avait même pas l’excuse d’être un Tcherkess authentique. Il n’avait gardé de ses ancêtres que les coutumes les plus laides et les plus sottes. Et il n’avait pris aux camarades moscovites de son enfance que leur langage et leurs vêtements. Il était un croisement raté de deux civilisations contraires. Furieuse, Tania tourna vers lui un visage défait, aux pommettes rouges :
— Veux-tu que je te dise la vérité, Michel ? Ton orgueil du nom, de la situation, de la race est grotesque. Tu vis étouffé par des habitudes stupides. Tu as tellement peur de te laisser aller à la moindre fantaisie, que tu en as perdu toute jeunesse, toute spontanéité, toute séduction. Tu marches à tout petits pas, dans un tout petit sentier, vers un tout petit avenir…
Michel blêmit et serra ses mains l’une contre l’autre. Jamais Tania ne lui avait parlé sur ce ton arrogant et calme.
— J’ai organisé ma vie comme il me plaisait, dit-il.
— Oui, mais tu n’es plus seul à la vivre, cette vie, Michel. Et je ne t’ai pas épousé pour végéter dans une prison !
— Qu’est-ce que tu me chantes là ?
— Oui ! Oui ! s’écria Tania. Je peux tout te dire, à présent que tu me reproches ma conduite. Je peux te dire combien je souffre de l’existence que tu me fais mener. Je suis dans ta maison comme dans une cellule. Seule distraction : la promenade de la condamnée. (Encore m’as-tu interdit de sortir, depuis quelque temps !) Seule compagnie : de vieilles Arméniennes obséquieuses, menteuses, méchantes, qui viennent faire leur cour à ta mère, après avoir entouré ta grand-mère de leurs têtes d’épouvantails à moineaux. Et chaque jour est semblable au jour précédent. Et je m’ennuie, je m’ennuie…
— Tu imaginais sans doute qu’Armavir te réserverait une vie de réceptions, de bals, de spectacles et d’intrigues mondaines !
— Je ne visais pas si haut, dit Tania. Mais, lorsque j’ai accepté de devenir ta femme, j’espérais au moins que je vivrais auprès de toi, que nous aurions une existence secrète, un intérieur à nous, une intimité… Je ne sais pas, moi ! Où est-elle, cette intimité ? Le matin, tu disparais en hâte pour t’enfermer dans ton bureau. Au déjeuner, je ne te vois qu’entouré de toute la tribu des Danoff. Après le déjeuner, tu retournes à tes Comptoirs. Et tu ne rentres que pour ce dîner patriarcal et interminable, que j’exècre. Et, le soir, après la partie de dominos ou de whist avec ton père, tu es tellement fatigué que tu te couches tôt. Et voilà tout ce que j’ai de toi ! Voilà pourquoi je me suis mariée ! Voilà à quoi j’ai sacrifié mon indépendance et ma gaieté de jeune fille !
Michel était livide et ses sourcils descendaient en barre sombre au-dessus de son regard outragé. Tania eut peur un instant de ce masque terrible. Puis, subitement, elle éprouva le désir de pousser à bout un homme dont les colères étaient rares et belles. Elle avait besoin, après tant de journées paisibles, d’une crise, d’un éclat, qui la délivrât enfin de l’ennui où elle se consumait.
— Alors, réponds ! dit-elle d’une voix violente, aiguë, qui lui fit mal en passant dans sa gorge. Défends-toi !
Mais, déjà, Michel avait recouvré son calme. Un sourire tendait ses lèvres. Il dit :
— J’observe simplement que tu es devenue exigeante, malheureuse et neurasthénique à partir du jour où Volodia s’est installé ici. Je suis sûr qu’après son départ tu seras de nouveau raisonnable.
— Ce n’est pas vrai, dit Tania. Volodia n’est pour rien dans mon reproche.
— Ne crie pas. Retourne dans ta chambre. Je ne te demande pas de m’accompagner à l’aoul. Lorsque je reviendrai…
— Lorsque tu reviendras, dit Tania, avec une conviction comique, je me serai peut-être tuée par chagrin, par dépit…
— Mais non, dit Michel placidement. Tu es bien trop curieuse.
— De quoi ?
— De la vie.
Il souriait toujours, mais d’une façon hautaine, inquiétante.
— Nous ne parlerons plus de cette histoire absurde, si tu veux bien, dit-il encore.
Et il quitta le salon sans se retourner. Tania l’entendit qui criait des ordres dans l’escalier :
— Qu’on me selle immédiatement Gorbounok, ou plutôt Stréletz. Je pars dans un quart d’heure.
Pendant tout le trajet, Michel ne cessa de réfléchir à la scène pénible que Tania lui avait infligée. Et cela le jour même où, par gentillesse, il se promettait de l’emmener à l’aoul. En fait, il avait oublié déjà que l’idée de cette promenade était due à son père. Il s’en attribuait facilement le mérite et ajoutait l’ingratitude aux griefs nombreux qu’il nourrissait contre Tania. Ni le mouvement de la course, ni le bruit du vent dans les feuillages secs ne le distrayaient de son réquisitoire. Avec une espèce de joie douloureuse, il repassait en esprit les paroles blessantes qu’elle lui avait adressées. Du haut de son cheval, face à la route mouvante, il lui répondait et la condamnait encore. Certes, elle bénéficiait de circonstances atténuantes : elle était jeune, jolie, coquette, et la vie recluse à Armavir ne pouvait satisfaire une personne de sa qualité. Mais, de tout temps, Michel avait entendu dire qu’une femme qui aime son mari doit trouver son plaisir dans cet amour même et oublier les désagréments accessoires. Or, Tania n’oubliait rien, ne pardonnait rien, ne voulait rien comprendre. Peut-être était-ce parce qu’elle n’aimait plus son mari ? À cette idée, un froid subit pénétra le cœur de Michel. Jamais encore il n’avait envisagé l’idée d’une semblable désaffection. Il marmonna pour lui-même :
« Non. Ce serait absurde. Quelle raison aurait-elle de ne plus m’aimer ? Je n’ai pas changé. Je ne l’ai pas trompée. Je ne travaille et ne vis que pour elle. Alors ? »
Une petite frayeur désagréable le faisait frissonner, comme au début d’une maladie. Il ne se sentait plus tout à fait à son aise. Vigoureusement, il réagit contre l’emprise de ce doute lancinant.
« Idiot, je suis idiot ! » grogna-t-il en poussant sa monture.
Et il s’efforça de réfléchir à autre chose : à Artem, à l’aoul, aux chevaux qu’on allait marquer. À mesure qu’il se rapprochait des limites de l’aoul, la pensée de ses promenades d’enfant lui revenait plus fréquemment en mémoire. Lorsqu’il franchit le barrage de buissons qui, à droite de la route, marquait la frontière de la propriété, il eut l’impression d’avoir échappé aux influences d’un univers adulte. Le fait même qu’il fût le mari de Tania devenait en quelque sorte secondaire. La vie profonde n’était pas dans la maison d’Armavir, où une jeune femme nerveuse se lamentait en mordillant son mouchoir de dentelles, mais ici, dans la steppe, au bord de l’Ouroup, où des gardiens tcherkess s’apprêtaient à marquer les poulains.
— O-oh ! cria Michel.
Sa voix se perdit, loin, dans la plaine, comme une flèche folle. Et Michel se sentit heureux à cause de l’espace qui s’ouvrait devant lui. Son cheval, lancé au galop, fendait l’herbe haute semée d’anémones. Le village se rapprochait à chaque foulée. Les toits fumaient. Quelques cavaliers tournaient autour des barrières de bouleaux. La maison d’Artem était au centre de l’aoul. Michel arrêta sa monture devant la porte, et jeta les rênes à un gamin joufflu, qu’il ne connaissait pas.
— Bouchonne-le, dit-il. Et regarde son sabot gauche…
Puis, il entra dans la masure de son vieil ami. Artem était couché sur des coussins de cuir. Une bourka recouvrait son corps jusqu’au ventre. Son visage était envahi d’une barbe grise et courte qui lui déformait le menton. Dès qu’il aperçut Michel, un sourire d’enfant éclaira sa face ridée.
— Oh ! dit-il, tu es venu. C’est bien. Mais, tu vois, il ne faut pas appeler le médecin. Le rebouteux m’a soigné. Déjà, je peux remuer la main gauche.
Il clappa de la langue :
— On marque les poulains.
— Oui, dit Michel. Je pensais bien que c’était la date.
— Chaque année, le même jour. Sinon, ils ont une mauvaise carrière. Crois-tu que, dans une semaine, je pourrai remonter à cheval ?
Michel eut un serrement de cœur et se contraignit à rire :
— Pourquoi pas ?
— Il y a un cheval ici, Tatéma. Un démon. Une beauté. Je te le réserve pour la course d’Armavir.
— Je ne crois pas que je courrai cette année, dit Michel.
— Pourquoi ?
— C’était bon autrefois, quand j’étais un gamin. Mais maintenant… Tu comprends… Ma position… Un homme marié…
— C’est ta femme qui ne veut pas ?
Un flot de sang envahit le visage de Michel :
— Ma femme n’a rien à dire. D’ailleurs, elle ignore tout de la course qui se prépare.
— On raconte qu’elle s’ennuie, qu’elle n’aime pas le pays, soupira Artem. C’est dommage. Chaque oiseau choisit son ciel…
— Ne parlons plus de cela, dit Michel avec colère.
— Allah ! Allah ! Comme te voilà fâché ! Va voir les camarades qui marquent les poulains, cela te distraira. Et puis, tu reviendras ici. Tu demanderas qu’on te montre Tatéma. Surtout, n’oublie pas de lui rendre visite. Elle mérite beaucoup d’égards. C’est une jument… une jument…
Tout à coup, les yeux d’Artem s’emplirent de larmes, et il demanda d’une voix enrouée, fautive :
— Tu es sûr, n’est-ce pas ?… dans une semaine, je pourrai de nouveau…
— Mais oui, dit Michel.
Et, comme il se sentait trop ému pour prolonger l’entretien, il quitta la maison.
La marque des poulains avait lieu chaque année, à date fixe, et tous les Tcherkess de l’aoul participaient à la cérémonie. Michel dirigea son cheval vers l’immense enclos de pieux et de joncs tressés qui bordait les berges de l’Ouroup. Un groupe d’hommes se pressait autour de la palissade. C’était le personnel des équipes de relève qui se reposait en regardant travailler les camarades. Les cavaliers, raides sur leurs selles, le buste légèrement tourné vers l’arène, discouraient et riaient gaiement. Ils avaient des visages durs et dorés de silex. L’uniforme leur pinçait la taille et leur faisait des épaules nettes comme des coins de table. Leurs bonnets d’astrakan étaient écrasés d’un coup de poing sur l’oreille. En apercevant Michel, ils se turent et firent pivoter leurs bêtes pour l’accueillir de front.
— Où en êtes-vous, les amis ? demanda Michel.
— Demain soir, nous aurons terminé, dit un jeune Tcherkess à moustaches de réglisse. Taghelak a eu la mâchoire démise d’un coup de pied.
— Le maladroit !
Les gardiens riaient en montrant leurs grandes dents cruelles.
— Il faudrait un coup de pied dans l’autre sens pour réparer sa figure, dit un gamin de quinze ans à la face brûlée et mince.
— Allah ! Allah ! Ça n’a pas oublié le goût du lait maternel et ça se mêle de juger les hommes ! dit un autre.
Michel poussa son cheval vers la barrière de joncs et s’immobilisa, le cœur battant d’impatience.
Plusieurs centaines de poulains aux robes fraîches étaient parqués dans l’enceinte. C’étaient des bêtes petites, maigres, au poitrail adolescent, aux grandes têtes ahuries. Jeunes, sottes, effrontées, elles se serraient les unes contre les autres, se cabraient hors de propos et croisaient leurs profils au chanfrein busqué. Le soleil lustrait les croupes nerveuses, enflammait les oreilles assaillies de mouches, huilait de lumière les larges naseaux tremblants. De la masse, montait un murmure très doux de mastiquage et de coups de sabots. Quatre gardiens à cheval surveillaient le haras. Dans l’espace libre, des hommes à pied entouraient un fourneau où chauffaient les longs fers sombres à poignées de bois.
Deux cavaliers parcoururent au pas la ligne du troupeau. Une inquiétude soudaine émut les bêtes. Un poulain se mit à hennir en secouant sa grosse tête puérile tachée de roux et de blanc. Un autre monta des deux pieds sur la croupe de son voisin. Un autre encore, effrayé par le cri d’un oiseau partit en flèche, la queue dressée, la foulée brève, puis s’arrêta, sans raison apparente, et revint au trot vers ses compagnons.
Les cavaliers, poussant des cris et balançant des lassos à hauteur de leur hanche, expulsèrent du lot un petit cheval sombre et rageur aux lèvres roses. Le petit cheval filait, ventre à terre, l’encolure courbée, les jambes rapides et sèches comme des rayons de roue. L’un des Tcherkess le rejoignit, et le lasso, déroulant sa boucle horizontale, arrêta l’animal en pleine course dans un nuage de poussière. Serrant sa prise, l’étranglant, le gardien finit par l’amener au centre de l’espace libre. Comme la bête se cabrait, un second lasso vint lui nouer les jambes et elle boula sur le flanc. Les hommes à pied étaient déjà sur elle et la maintenaient couchée. Le poulain dressait, au bout de son encolure tordue, sa tête indignée et cocasse de victime expiatoire. Le chef d’équipe s’approcha, le fer au poing, et appliqua la marque sur la cuisse gauche du cheval. Le cheval hennit douloureusement et secoua ses membres ficelés. Un filet de fumée montait de sa croupe vibrante.
— Khabarda ! cria le chef d’équipe.
Ayant dénoué les cordes, les tortionnaires firent un bond de côté. Le poulain, brûlé, furibond et comique, ruait à pleins sabots dans l’espace, fonçait sur les piétons, quoaillait, renâclait, piaffait sur place. Il se lança enfin par la porte rapidement ouverte, vers la plaine vaste et odorante où tremblaient des coulées de fleurs blanches jusqu’à l’horizon.
— Au suivant, dit le chef d’équipe.
Michel s’amusait à reconnaître le caractère de chaque bête à sa façon de se comporter devant les cavaliers de poursuite. L’une courait droit devant elle, et, serrée au garrot, donnait des coups de tête contre ses ennemis. Une autre fuyait, les reins creusés, les flancs frémissants de longues veines nerveuses, évitait le lasso, et, tout à coup, épouvantée, ralliait au petit trot le cercle des tourmenteurs qui riaient en se claquant les cuisses. Une troisième se laissait faire avec une docilité fausse et vulgaire, mais se dégageait soudain et marchait, cabrée comme un cheval de cirque, sur le groupe des hommes qui reculaient devant elle.
Au-delà de l’enclos, derrière le cours de l’Ouroup, la plaine s’allongeait, molle et juteuse, jusqu’au petit bois de hêtres qui masquait les maisons d’un village cosaque. Le lac salé, proche de la stanitsa, miroitait au soleil. Au-dessus des arbres, usés comme des fumées, le ciel montait d’un seul plan, bleu et net. Michel passa la main sur son visage en sueur « La vraie vie est ici, avec ces hommes, avec ces chevaux. Le reste… » Il soupira. Le souvenir de Tania glissa sur lui comme un nuage. Et, tout à coup, il la compara à ces pouliches insolentes qui ruaient et se cabraient un peu, avant de se laisser marquer aux insignes des Danoff. Il se mit à rire doucement, sans méchanceté. Ensuite, il oublia la raison de cette gaieté passagère et continua d’observer le manège des gardiens. En vérité, plus il les regardait faire, plus il avait envie de participer à leur jeu. Mais il craignait de les décevoir par sa maladresse : il y avait si longtemps qu’il n’avait plus manié le lasso !
À la relève des équipes, il pria un Tcherkess de lui prêter son lasso et pénétra au petit trot dans l’enceinte. Arrêté devant ces poulains aux têtes faraudes et douces qui l’examinaient de biais, en montrant le blanc de leur œil, il ne douta plus d’avoir découvert un travail à sa convenance. « Vraiment, je suis un sauvage », pensa-t-il avec une certaine fierté. Puis, il passa une main sous la sangle de la selle, vérifia l’enroulement du lasso, et, rendant la main à son cheval, le poussa gentiment vers le centre. Deux cavaliers tcherkess firent sortir du tas une pouliche rousse, couleur de cuir verni, et Michel la prit en chasse avec de longs cris de gorge. La pouliche détalait, crinière au vent, les oreilles aplaties. Michel donna des éperons, et son cheval, insulté, accéléra son galop dans le sillage de la fugitive. Le front serré, le cœur battant d’une extase amoureuse, Michel retardait de seconde en seconde le geste de balancer et de jeter la boucle. La pouliche n’était plus qu’à quelques foulées. Sa croupe active dansait comme un soleil sous les yeux de Michel. Des mottes de terre lui sautaient au visage.
— À vous ! cria quelqu’un.
Michel tendit le bras. La boucle plana un instant, ouverte et ronde, et s’abattit sur le garrot de la bête. Déjà, le chef d’équipe s’approchait avec son fer rouge. Michel inclina les rênes, tourna sa monture et revint à pas lents vers le troupeau.
— Au suivant, dit-il.
Jusqu’au soir, il travailla ainsi avec ses hommes, le visage brûlé de sang et de sueur, les mains crispées, les genoux pesants. Un abrutissement solennel engourdissait son esprit et son corps. Il éprouvait la volupté de ne penser à rien. Plusieurs fois, il changea de cheval et de lasso. Enfin, le ciel vira au jaune, et des nuages de poudre grise s’allongèrent en barre au-dessus de l’horizon. L’herbe flambait dans une lumière d’or caillé. Des myriades de moustiques vibraient au niveau des figures. De la rivière, venait une odeur de vase et de pierre mouillée. Puis, le ciel se laissa mourir avec de grands flamboiements pathétiques. La terre fut aveugle et dure. La lune brillait dans l’ombre élevée, et les étoiles commencèrent à palpiter autour d’elle. À l’ouest, on entendit le mugissement des bêtes à cornes qui traversaient l’Ouroup et qu’on allait marquer le lendemain. Les bouviers hurlaient avec des voix de rêve.
Michel sauta de son cheval, qui vibrait de tous ses membres et dont le poitrail trempé portait une écume blanche, épaisse comme le doigt. Les jambes de Michel étaient raides et douloureuses, après la monte. Ses reins lui faisaient mal. Les rênes avaient déchiré la peau de ses mains. À leur tour, les Tcherkess mirent pied à terre. Ils arrachaient des touffes d’herbes et bouchonnaient leurs bêtes. Quelqu’un jeta une bourka de feutre sur les épaules de Michel.
— On reste ici, dit Tchass, qui commandait les gardiens en l’absence d’Artem.
Et la soirée fut telle que Michel l’avait désirée.
Deux garçons de l’aoul allumèrent un bûcher de bois sec. Les hommes dessanglèrent leurs chevaux et s’étendirent sur leurs bourkas, la selle sous la tête et les pieds tendus vers le feu. La flamme du brasier leur faisait des visages rouges, crevés de rides. Des poignards d’argent brillaient à leur ceinture. Loin du foyer, des silhouettes obscures sacrifiaient un agneau, dont les bêlements lugubres allaient jusqu’aux étoiles. Puis, l’agneau, proprement traversé par une baguette de fusil, fut hissé sur deux fourches au-dessus des flammes. Un vieillard, mince comme un adolescent, s’assit devant le feu pour surveiller la cuisson. De temps en temps, il tournait la broche et arrosait le rôti avec le jus recueilli dans une cuvette en bois. La peau de la bête grésillait. Une odeur de chair brûlée prenait les narines. Michel, recru de plaisir et de fatigue, ne disait mot, et, les paupières basses, écoutait bavarder ses hommes. L’un vantait la souplesse et la docilité de son cheval, l’autre la justesse de son coup de feu, un autre encore la trempe de son poignard. Et, à l’appui de ses paroles, il cueillait une touffe d’herbe et la tranchait au ras du poing.
— C’est facile de se vanter, dit le vieillard. On verra les braves à la prochaine fête d’Armavir. Qui est-ce qui saura rapporter le chapeau de noisettes à sa bien-aimée ?
— On compte sur toi, grand-père !
— Pourquoi pas ? Pourquoi pas, moineaux ? Je suis encore de taille à vous souffler tous, dit le vieillard avec un grand rire. Vous autres, vous ne savez rien ! Vous n’avez pas connu les prouesses de nos ancêtres !
— Raconte l’histoire de Hamzar-Beck, grand-père.
— Ou celle de Taachiné, l’agneau de Dieu !
— Taachiné ? Mon père l’a connu. Il était droit comme un peuplier, et son regard était fier comme celui du vautour. Il avait un cheval tout noir, harnaché d’argent, un poignard tranchant, plaqué d’or sur fond noir, et un fusil au canon à huit faces forgé à Bakhtchi-Saraï. Pour la guerre, il portait une cotte de mailles doublée de coton, un casque, une javeline, et, comme il était noble, les flèches de son carquois étaient empennées de plumes d’aigle blanches…
Un oiseau de nuit pousse son cri épouvanté au-delà de l’Ouroup. Une bête invisible fuit à travers l’herbe qui soupire. La lune blanche et ronde éclaire l’enclos de joncs, le miroir du lac salé et la rivière.
Déjà, un Tcherkess détaille l’agneau à coups de poignard, et distribue leurs parts aux camarades. Michel mange un morceau de viande qui sent le feu de bois et l’herbe brûlée, une galette de millet moulu, du fromage blanc. Il boit de la bière à même une calebasse d’argile. Et il s’essuie les lèvres avec sa manche, comme les autres.
Le repas achevé, les gardiens ajoutent du bois au bûcher et se roulent dans leurs grands manteaux de feutre. On n’entend plus que les chevaux qui mâchent l’avoine en somnolant.
Un jeune Tcherkess se lève sur les coudes et demeure longtemps immobile, découpé en rose feu sur le fond de la nuit. Et, tout à coup, il entonne en sourdine une mélopée plaintive et lente, dont Michel connaît les moindres inflexions. Une guitare à deux cordes s’éveille et l’accompagne de son bourdonnement monotone. Quelqu’un claque ses mains en cadence.
Ouarida-da-Ouarida,
Ouarida-da-da !…
Michel ferme les yeux, bercé par la chanson familière. Comme il est heureux, tout à coup ! Comme tout est simple parmi ces enfants de la terre ! Comme il souhaiterait leur ressembler, oublier ses études, ses travaux, les Comptoirs Danoff, Tania !
Un sentiment étrange d’éternité le recouvre et le lave comme une vague fraîche. Il est neuf. Il est pur. Il est fort. Son souffle se raccourcit, ses joues se tendent. Le sommeil le prend à la gorge. Et il s’endort, tandis que des guerriers d’ombre et de lumière protègent son repos contre les génies de la nuit.
Le lendemain, quand le travail de marque fut terminé, Michel et ses compagnons rejoignirent le village en chantant. Mais dès leur arrivée dans l’aoul, ils comprirent qu’un malheur venait de frapper la tribu. Les abords des maisons étaient déserts. Des glapissements de pleureuses sortaient de la hutte d’Artem : le vieillard avait subi une nouvelle attaque et le rebouteux affirmait qu’il ne passerait pas la nuit.
Michel se rendit au chevet du moribond. À son entrée, la case, pleine de monde, se vida en silence, et Michel s’approcha de la litière de coussins où reposait le corps. Artem avait un visage sec et mince comme un masque de papier froissé. Sa barbe grise était encore humide des aliments qu’on avait tenté de lui faire prendre. Sur son crâne rasé, se promenaient de grosses mouches bleues. En voyant Michel, il eut un sourire enfantin et triste, et ses yeux se brouillèrent de larmes. Ses mâchoires bougeaient sur une voix grésillante.
— Tu vois, dit-il doucement. Je croyais que tout allait mieux. Et Allah en a décidé autrement. Regarde, je ne peux plus bouger ni mes doigts ni mes jambes. Je ne suis bon à rien. La souche tombe et le troupeau passe…
Tandis que le vieillard parlait avec effort, Michel songeait au fier cavalier d’autrefois. Il se rappelait ses randonnées d’enfant aux côtés d’Artem, la jument noire que Tchass pourchassait devant eux, le départ pour Ekaterinodar, en troïka. Il revoyait Artem, assis près de lui, dans la cour de l’auberge, et qui disait pour le consoler « Tu seras grand et fort, parce que tu auras osé mettre un pied devant l’autre. » Voici que ce même Artem était là, immobile, maigre comme un paquet d’ossements. Et, demain, il n’y aurait plus d’Artem.
— Non ! Non ! Tu ne mourras pas ! s’écria Michel. J’ai déjà dit à Tchass d’aller chercher notre docteur d’Armavir…
— Que peut faire un docteur contre la volonté d’Allah ? dit Artem. J’ai vécu mon temps. J’ai chevauché de belles bêtes, j’ai eu de belles armes, j’ai vu de beaux soleils. Il faut céder la place. Un bourgeon pousse l’autre. D’autres, d’autres viendront…
Il sourit de nouveau et baissa un instant les paupières. Michel crut qu’il s’était assoupi de fatigue. Mais le vieillard poursuivit sur un ton monotone :
— Mon père était un guerrier... J’ai été un éleveur… Que seront les fils ?… Ah ! ils n’auront pas notre vie, notre belle vie…
— Il y aura toujours des Tcherkess, Artem, dit Michel. Que ce soit dans les montagnes, dans les plaines, dans la ville, on saura les reconnaître à leur franchise, à leur fierté, à leur courage…
— Oui, dit Artem. C’est… c’est tout ce qui reste…
Sa voix devenait faible, indistincte :
— Michel… Michel… Sois toujours… digne de nous… Tu es de confession arménienne… Mais tu es Tcherkess par le cœur… Aime tes parents, ta femme, ton pays… Tue tes ennemis… et comble tes amis…
— Je te le jure, dit Michel.
La sueur coulait sur le visage du mourant :
— Promets-moi aussi de courir pour la fête d’Armavir. Tu monteras Tatéma…
— Oui.
— C’est dommage… J’aurais voulu te voir gagner la course… Peut-être que, tout de même, je te verrai de là-haut…
Michel quitta la hutte sur la pointe des pieds, et les pleureuses revinrent à leur poste.
Le médecin d’Armavir arriva tard dans la nuit, pratiqua quelques piqûres et sortit de la cabane en hochant la tête.
— C’est un gaillard, dit-il à Michel. Un autre en serait mort sur le coup.
Le lendemain, à l’aube, Artem avait cessé de vivre. Michel fit prévenir ses parents et sa femme qu’il demeurait à l’aoul pour suivre les obsèques.
Le jour de l’enterrement, les amis d’Artem vinrent exprimer leurs condoléances à la famille du défunt. Chaque Tcherkess s’avançait à tour de rôle vers la veuve, soulevait l’avant-bras, laissait retomber sa main sur le manche du poignard, et rentrait sans un mot dans le rang. Les femmes murmuraient « Peine pour la perte… peine pour la perte… » Le défilé terminé, le corps d’Artem fut roulé dans un tapis, déposé dans un tronc d’arbre excavé, et transporté jusqu’au bout du village par les laveurs de cadavres. Là, il fut sorti du cercueil, descendu dans une fosse et couché à même la terre. Les pleureuses récitèrent les mérites du disparu. Un prêtre musulman lut quelques prières rapides. Tchass amena le cheval d’Artem, harnaché de ses cuirs de fête. La veuve frappa l’animal de trois coups de fouet et dit « Je lègue cette bête à ton ami Tchass… Il prendra soin d’elle. » Puis, elle disposa dans la tombe des gâteaux au beurre, des pommes séchées, des noix, un peigne et un petit miroir. Les pleureuses reprirent leurs lamentations, tandis que les premières pelletées de terre tombaient sur la figure du mort. Le mollah psalmodia encore une prière de grâce, et tout le monde revint au village pour le repas des mortailles.
Enfin, le repas achevé, deux cousins d’Artem sortirent de la hutte, jetèrent une corde par-dessus le toit, et la tirèrent d’un côté et de l’autre, selon l’usage, pour voir si le décès du maître n’avait pas définitivement ébranlé la maison.
Michel s’avança dans la cour pour regarder les deux hommes qui halaient le filin de chanvre. La maison n’était pas déracinée. La maison tenait bon, comme le cœur de la veuve, comme le cœur des parents, des amis. Il fallait vivre, malgré les morts, contre les morts.
La tristesse de Michel était profonde et douce. Il pensa un instant à la brouille qui le séparait de Tania, et ne put s’empêcher de sourire. Que tout cela était médiocre, artificiel et absurde, auprès des hauts exemples de courage et de simplicité qui lui venaient des gardiens tcherkess ! S’il avait été semblable à ces hommes rudes, Tania n’eût pas songé à se révolter.
— La maison n’a pas cédé ! cria l’un des Tcherkess qui tirait sur la corde.
— Non, dit Michel, la maison n’a pas cédé.
Et il ordonna de seller son cheval.