CHAPITRE PREMIER
Le cheval s’arrêta au sommet d’un tertre pelé. Michel Danoff leva la main en visière à ses yeux. Les rayons du soleil écorchaient violemment son visage. Devant lui, à perte de vue, s’étalait un pays d’herbe haute, où le vent animait de brusques remous de métal. Des coquelicots incandescents et des marguerites géantes flottaient à la surface ondulée de la plaine. Au loin, une écharpe de vapeur signalait seule les rives de l’Ouroup. Dans cette brume vibrante, dans ce frissonnement de limaille verte, un troupeau de chevaux sauvages grouillait sur place et se boursouflait, gris et brun, vivant et lustré, comme une île aux formes mouvantes. Des cavaliers tcherkess assaillaient le haras. Michel les connaissait tous. Il appela :
— Artem ! Eh ! Artem !
L’air libre dilatait ses poumons. Son cœur battait, hors de lui, dans l’espace. Il rendit la main, se porta doucement en avant de la selle à double pommeau de cuir et poussa son cheval au petit galop. Chaque jour, Michel Danoff s’échappait ainsi de la maison familiale pour visiter le domaine de ses parents. Les gardiens tcherkess aimaient ce gamin de douze ans, aigu, noiraud et fier, qui était leur maître et les traitait en élève patient.
— Artem !
Le troupeau était proche déjà. Il y avait là cinq centaines de bêtes circassiennes, petites, sèches et bien membrées, la plupart d’un roux soyeux de limace, d’autres noires, ou bai foncé, ou bai fauve. Effrontées, nerveuses, elles s’emballaient sans raison, jouaient de la crinière, se cabraient, piaffaient, ivres de vent et de fourrage, et leurs sabots sonnaient clair sur le sol.
Un cavalier se détacha du groupe des gardiens et s’avança au trot vers le nouveau venu. C’était Artem, l’intendant de la propriété, un Circassien de quarante ans, au cou lourd, à la forte face hâlée. Ses lèvres étaient rasées de près. Il avait un nez gris et poreux comme un tubercule. Le chapeau d’astrakan tiré sur l’oreille, le corps sanglé dans sa tunique noire. La poitrine barrée d’un régime de douilles, il s’élevait et s’abaissait en souplesse au-dessus de la selle. Michel admirait que cet homme massif parût impondérable au dos de la monture.
— Avez-vous capturé la jument noire ? demanda-t-il.
— On t’attendait, dit Artem.
— Vous l’attraperez aujourd’hui ?
— Pourquoi pas ?
— Et Tchass essaiera de la seller ?
— Oui.
— Et je pourrai la monter ce soir-même ?
— Non.
— Pourquoi ?
Artem se mit à rire doucement, les yeux plissés, la bouche fendue sur une dentition jaune et serrée :
— Ah ! Quel gamin ! Monte donc ton cheval de poupée, et laisse les vrais chevaux aux vrais hommes.
— Tu crois que la jument me désarçonnerait ?
— Allah ! Allah ! Que dirait ton père si tu te fracassais l’épaule ?
— Il dirait qu’un vrai Tcherkess doit savoir tout supporter sans se plaindre…
— Peut-être… Mais, le soir même, il me convoquerait dans son bureau, et alors…
— Et alors ?
— Et alors… ce serait à moi de tout supporter sans me plaindre… Tiens, la voilà ta jument noire !… Regarde comme elle est belle !
Une jument noire, au poitrail saillant, à la tête fine, s’était échappée du troupeau et courait à foulées rondes vers la rivière.
— Prends-la, Tchass ! glapit Artem.
Et Tchass, un solide gardien aux épaules de pierre, à la taille glissante de danseuse, se dressa sur ses étriers, enfonça son bonnet d’astrakan sur son crâne et détacha le lasso pendu à l’arçon de sa selle.
— Elle est à moi ! cria-t-il.
Son cheval hennit, allongea l’encolure et partit au galop à travers l’herbe sifflante. Tchass laissait traîner son lasso sur le sol pour bien le détordre. Puis il le ramena et l’assura en boucles dans sa main droite. La jument, prise en chasse, détalait, la crinière défaite, le dos flexible. Soudain, elle crocheta vers la gauche. Et Tchass la suivit, sans perdre un pouce de terrain. Michel regardait ce jeune homme aérien, sublime, les manches pleines de vent, la bouche ouverte, le corps soudé à sa monture active. Il semblait un dieu forcené et gracile, le génie même de l’espace et de la liberté. Les deux bêtes passèrent en trombe, bombardant le gamin de mottes de glaise et de cris. Peu à peu, le cheval de Tchass acceptait l’allure de la jument et s’hypnotisait dans le rythme particulier de sa course.
Tchass lâcha les rênes, saisit le bout de son lasso dans la main gauche et les nœuds concentriques dans la main droite. Ainsi, il tenait son lasso ramassé à hauteur de la hanche. Tout à coup, il éleva légèrement son bras, balança la boucle. La corde se déroula, s’étira, intelligente, vivante, et s’abattit en cercle sur le garrot de la jument. La bête, freinée en plein effort, se cabra. Puis elle pivota, battit l’air de ses jambes peureuses, retomba sur ses pieds et continua de courir follement. D’un geste rapide, Tchass avait glissé le filin entre sa cuisse et le panneau de la selle, et, maintenant, il attirait sa prise. La jument, étranglée, s’arrêta enfin.
— Bravo, Tchass ! cria Michel.
Tchass tourna vers lui son visage doré, dur, ruisselant, et il reniflait en secouant la tête :
— Elle est belle, n’est-ce pas ?
— Tu vas la monter ?
— Ça, c’est une autre affaire ! Je la connais, la malicieuse ! Sitôt qu’on la sangle, elle se jette sur le dos ! Un seul moyen…
— Quel moyen ?
— Eh, tu vas voir.
Il siffla, et trois jeunes Tcherkess accoururent pour lui prêter main-forte. Tchass demeurait en selle, immobile, rigide. La jument sauvage et le cavalier semblaient s’étudier, se comprendre en silence. Unis par la ligne oblique et tendue du lasso, ils mesuraient leurs forces respectives. Par moments, la bête capturée imprimait des secousses brusques au filin. Les Tcherkess se rapprochaient d’elle. Tout à coup, l’un d’eux lui serra le nez dans un tord-naseaux, un autre lui passa la queue entre les jambes, le troisième la saisit aux oreilles. La jument hennissait, râlait de colère et de douleur. Tandis qu’on passait le bridon sur la tête de l’animal, Tchass cria :
— Menez-la à la rivière, moi, je me déshabille.
Les trois jeunes gens entrèrent pieds nus dans le courant glacé et la bête les suivit, l’encolure étirée, les membres tremblants. Ses veines saillaient sous sa robe lisse. Ses muscles frémissaient brièvement. Ses naseaux étaient rouges. Elle tourna la tête, et ses prunelles effarées roulèrent dans l’orbite jusqu’à montrer le blanc de ses yeux.
— Ho ! Ho ! hurlaient les garçons qu’elle éclaboussait en piaffant dans l’eau froide.
Artem joignit les mains avec extase :
— Une beauté ! Quelle femme tiendrait devant une bête pareille !
— À nous deux ! dit une voix claire.
Et Tchass apparut au revers de la berge. Il était entièrement nu. Son corps mince, à la poitrine évasée, aux hanches maigres, se découpait sèchement sur le fond ébloui du ciel. Il dévala la pente en quelques bonds amortis et pénétra dans l’eau. De la main gauche, il caressait le garrot de la jument. De la main droite, il pesait sur sa croupe. D’un saut, il l’enfourcha.
— Lâchez-la !
Les jeunes gens s’écartèrent. Et Michel écarquilla les yeux, avec un sentiment de joie.
Dans une apothéose de gifles pures, d’éclaboussures radieuses, le cheval se débattait, noir, diabolique, dément. Et ce cavalier nu le maintenait entre ses genoux, le frappait de sa main légère, riait, trempé de sueur et d’eau froide, et on voyait les muscles de ses cuisses contractés à se rompre, et les muscles de son ventre arqués en lyre solide, et les muscles de son cou tendus comme des cordes. Le soleil enflammait son profil brutal. D’un seul élan, la jument se cabra et s’effondra sur le dos. Le cavalier et sa monture plongèrent dans le courant jusqu’à mi-corps. Tchass se releva le premier. Un toupet de cheveux noirs lui pendait sur le front. La jument se dressa sur ses jambes de devant, puis sur ses jambes de derrière et poussa un hennissement plaintif. Mais à peine était-elle debout que Tchass bondissait sur son dos avec un hurlement guerrier. De nouveau, la jument se mit à tourner, à encenser de la tête, à crever la vague d’un sabot furieux. Pour la seconde fois, elle disparut dans l’eau avec son cavalier. Puis, elle émergea, ruisselante. Mais Tchass était déjà sur elle et la commandait du geste et de la voix.
À présent, la jument ne bougeait plus. Plantée sur ses jambes raides, elle ronflait, elle haletait sourdement.
— Elle a de l’eau dans les oreilles, dit Tchass. On peut la mener sur terre ferme. Je parie qu’elle garde un trop mauvais souvenir de son bain pour se rouler encore sur le dos.
Et il la frappa de ses talons nus. La bête partit en flèche, gravit le talus et fila droit devant elle, dans la plaine.
— Laissons-les, dit Artem. Ce n’est plus intéressant. Il va la fatiguer. Et, quand elle sera rendue, il en fera ce qu’il voudra. Le vent passe et l’herbe se couche. Dans quinze jours, tu pourras la monter toi-même.
Michel, émerveillé, demeurait au bord de l’Ouroup, les bras libres, la tête vide. Il ne pouvait oublier cet homme nu et cette jument noire, luttant corps à corps dans les gerbes ensoleillées de l’eau. Que n’avait-il quelques années de plus pour rivaliser d’adresse avec Tchass et ses compagnons !
Une fraîcheur amère venait de l’eau. Sur la rive opposée, la plaine continuait, jaune et verte, pour se fondre au bord du ciel dans une vapeur absinthe. Artem avait allumé sa pipe et l’odeur âcre du tabac se mêla au parfum de l’herbe.
— Apprends-moi à lancer le lasso, Artem, dit Michel.
— Je t’ai déjà montré.
— Montre encore.
Artem ramassa négligemment le lasso de Tchass – une longue corde de crins tressés, terminée par un coulant en bois de bouleau – le roula en spires concentriques et l’affermit dans la main de Michel.
— Tiens-le bien. À l’étranger, il paraît qu’ils le font tourner au-dessus de leur tête. Chez nous, c’est à hauteur de hanche qu’on le prépare. Balance doucement… Vise… Vise la branche de cet arbrisseau… Mieux que ça… Réfléchis… Vise… Réfléchis…
Les gros doigts d’Artem serraient les doigts de Michel, guidaient légèrement son geste, et l’enfant sentait derrière son épaule ce corps robuste, cette odeur de pipe, ce souffle.
— Prépare-toi… Attention… Hop… À merveille !
La boucle s’était accrochée à la souche. Michel tira sur le nœud coulant et, bien qu’il fût à pied, passa prestement la corde sous sa cuisse, comme il l’avait vu faire à Tchass.
Artem riait à pleine gorge, les mains au ventre, son grand nez pointé vers le ciel :
— Un vrai Tcherkess !
Michel se redressa avec orgueil. Aucun compliment n’aurait pu le toucher davantage. Un vrai Tcherkess. Voilà ce qu’il voulait être. Il lui était indifférent que les Comptoirs Danoff fussent les plus réputés d’Armavir. Malgré les montagnes de drap et de roubles d’or, il serait un Tcherkess. Il vivrait dans une hutte de terre glaise, se nourrirait de chachlik, de lait caillé, de gruau, boirait de l’hydromel et monterait des chevaux sauvages à longueur de journée. L’espace d’un éclair, il s’imagina, nu, sur une pouliche d’ébène, la giflant à pleines mains, lui broyant les côtes, et l’eau lui sautait au visage et dans les yeux pour le punir de son audace.
Un meuglement prolongé secoua la plaine. Les vaches descendaient à l’abreuvoir. L’horizon se voilait de lumière jaune. On eût dit qu’une poussière de cuivre, impalpable, brouillait la vue. Venait-elle du ciel ? Venait-elle de l’herbe ? Le monde entier trembla derrière cette nuée fine. Un coup de vent creusa la steppe. Le soir tombait. Michel se sentait très seul et très grand, tout à coup. Un chien aboyait au loin.
— Viens boire une tasse de lait, dit Artem. Puis tu retourneras chez toi. Le soleil va se coucher. Il ne faut pas que ton père s’inquiète.
Un vaste foyer de pierre occupait le centre de la masure. Le tuyau de tôle montait en cône jusqu’au plafond. Les murs, en terre glaise, étaient décorés de poignards d’argent, de sabres damasquinés et de peaux de bêtes. Et, sur le sol, traînaient des coussins de cuir et des bourkas en feutre pelé. Artem et Michel s’assirent en tailleur devant une table basse. Tout en buvant son lait, l’enfant écoutait les bruits crépusculaires de l’aoul(1), la rentrée des chevaux, les rires des femmes, l’appel des hommes essoufflés et joyeux. Un musicien invisible jouait sur la flûte de roseau. Quelqu’un l’accompagnait en claquant deux pièces de bois l’une contre l’autre, au rythme de la mélodie. Une voix grêle chanta :
Allah verdy ! Que Dieu soit avec toi
Quelle que soit ta terre d’origine…
— Je voudrais rester parmi vous, dit Michel.
Artem essuyait ses grosses lèvres barbouillées de lait :
— On ne peut pas, Michel… On ne peut pas…
La fille d’Artem, une Circassienne mince, les cheveux tordus en tresses, les jambes enfournées dans des pantalons bouffants en soie bleue, entra dans la pièce et s’inclina gravement devant l’invité. Elle tenait à deux mains un de ces fromages tcherkess, ronds, durs et légèrement dorés, comme de la corne.
— Accepte-le, dit Artem. Et reviens-nous bientôt.
— Demain… Après-demain… Tous les jours ! dit Michel.
Une barrière de ronces marquait la limite de la propriété. À l’approche du crépuscule, les feuilles devenaient pointues et méchantes. Un épervier planait au-dessus de Michel, avec une lenteur redoutable. Michel bâilla de fatigue et de plaisir « Bientôt, on va marquer les chevaux au fer… Puis, il y aura la fête de l’aoul… Enfin, mon propre anniversaire, dans un mois… »
Le cheval dépassa les broussailles et partit au galop sur la route ouverte. Michel tenait les rênes d’une main et, de l’autre, balançait un lasso imaginaire à hauteur de sa hanche.
« Je suis Michel, le Djiguite ! » criait-il.
Tandis que Michel achevait d’étriller son cheval dans la cour, un commis de son père, vêtu à l’européenne et le crayon glissé derrière l’oreille, s’avança vers lui à petits pas obséquieux :
— Michel Alexandrovitch, excusez-moi de vous importuner : votre père vous demande de passer au bureau.
Michel conduisit sa bête à l’écurie, vérifia la ration d’avoine, lava ses mains et son visage à l’abreuvoir et se dirigea vers le magasin.
Les Comptoirs de drap Danoff & Fils occupaient tout un quartier de la ville et ouvraient sur trois rues leurs vitrines bondées d’étoffes en rouleaux. Le revendeur ambulant, le Tcherkess montagnard, le négociant arménien du littoral se servaient chez les Danoff d’Armavir, parce que leur marchandise était loyale et leurs prix calculés au plus juste. Le grand-père de Michel avait fondé l’entreprise en pleine conquête du Caucase par les armées russes. À cette époque-là tous les Arméniens établis dans la montagne – les ancêtres des Danoff en tête – étaient passés aux ordres du tsar très chrétien. Employés comme guides, interprètes et francs-tireurs, contre les Tcherkess mahométans, ils avaient rendu un service appréciable aux forces impériales. En récompense, dès l’année 1839, ils reçurent la nationalité russe et le droit de bâtir une ville administrée par leurs propres soins. Ces citadins de fraîche date parlaient le circassien mieux que le russe, portaient la tenue des Tcherkess, enlevaient leurs fiancées suivant la coutume musulmane, juraient par le nom d’Allah, mais fréquentaient régulièrement l’église, où un prêtre, spécialement venu d’Etchmiadzine, leur enseignait les vertus chrétiennes.
En fait l’activité commerciale d’Alexandre Lvovitch Danoff avait considérablement discipliné son caractère. À l’encontre de ses concitoyens, il s’était efforcé, dès son plus jeune âge, de se conformer à un idéal de civilisation raffinée. Dans sa façon de parler, même, et de se vêtir, il obéissait aux modes de la capitale. Il disait volontiers : « Je cache le Tcherkess en moi, par politesse envers ceux qui ne le sont pas. » « Cacher le Tcherkess », Michel jugeait cette formule offensante et absurde. Comment son père, si noble, si grave, si réfléchi, pouvait-il renier ainsi les vertus d’une race admirable ? Et pourquoi, s’il tenait tant à « cacher le Tcherkess », avait-il acheté à son fils un cheval, un chapeau d’astrakan et un petit poignard à fourreau de velours rouge ? Pourquoi lui avait-il promis une carabine Monte-Cristo ?
D’ailleurs, c’était peut-être pour lui donner cette carabine que son père le convoquait au bureau ? Une invitation aussi exceptionnelle ne se justifiait que par la nécessité d’une réprimande ou la promesse d’un cadeau. Et Michel n’avait rien à se reprocher.
— Monte-Cristo ! Monte-Cristo ! s’écria Michel en sautant, à cloche-pied.
Et, soudain, frappé par l’évidence, il se rua en courant dans le magasin rempli d’acheteurs, bouscula un commis qui déroulait une pièce de drap et s’arrêta, essoufflé, devant la vitre dépolie du bureau.
— Entre.
Alexandre Lvovitch était assis derrière une table en acajou massif, chargée de registres et de cahiers. Au mur, pendait un portrait d’Alexandre III en tenue de couronnement.
— Assieds-toi.
Michel s’installa sur une chaise et attendit que son père eût achevé la lecture d’une pièce comptable.
Alexandre Lvovitch avait un beau visage laiteux, au nez busqué, aux prunelles bleues et calmes. Une barbe, d’un gris lustré, lui prenait les joues et le menton. Il la caressait d’un doigt nonchalant et répétait :
— Oui… Oui… Oui…
Tout à coup, il se redressa, posa les deux mains à plat sur la table et dit :
— D’où viens-tu, Michel ?
— Du domaine. J’ai vu Artem. Tchass a capturé la jument noire. Il l’a conduite vers l’Ouroup…
Alexandre Lvovitch sourit, se leva et s’approcha de son fils :
— Tu les aimes tant que ça, les chevaux, Michel ?
— Oui, dit Michel avec gravité, et il poussa un soupir, comme si cet aveu eût décidé de son existence future.
— Il y a autre chose pourtant, dans la vie, que les chevauchées, le lait caillé et les palabres avec des gardiens tcherkess. Ce sont des distractions. Mais, pour mériter les distractions, il faut travailler longtemps, longtemps…
— Travailler ?
— Écoute, Michel. Nous sommes aujourd’hui le 15 août 1888. Dans un mois, exactement, tu auras douze ans…
« Mon anniversaire ! Il va me parler du Monte-Cristo », songea Michel.
— Douze ans, reprit Alexandre Lvovitch. Douze ans, et tu n’as pas encore mis les pieds dans une école ! Il est temps de penser à ton éducation. Voici. Il existe à Moscou un établissement qui s’appelle l’Académie d’études commerciales pratiques…
Michel frémit de la tête aux pieds et ravala une goulée de salive.
— Comme tu seras mon successeur, un jour dans cette affaire, poursuivit Alexandre Lvovitch, il est bon, il est indispensable, que tu suives les cours de cette institution.
— Mais, toi…, balbutia Michel.
— Moi, j’ai souffert de mon ignorance. J’ai dû m’instruire seul, lutter seul. Je veux que ces difficultés te soient épargnées. Au reste, nos cousins, les Bourine d’Ekaterinodar, destinent leur fils, Volodia, à la même école. Tu ne connais pas Volodia. Moi non plus. Mais je suis sûr qu’il est un charmant garçon. Tu partiras donc d’abord pour Ekaterinodar. Tu y passeras quelques jours. Puis, Philippe Savitch Bourine vous conduira, toi et son fils, jusqu’à Moscou. Et là…
— Je serai seul…
— Oui, tu seras seul, dit Alexandre Lvovitch avec une dureté soudaine.
— Et tu ne viendras pas me voir ?
— Non.
— Et il y aura plein de garçons autour de moi, qui se moqueront de moi parce que je parle mal le russe…
— Tu sauras faire respecter ton nom.
Michel bondit sur ses jambes et, secoué par des sanglots épais, s’agrippa au veston de son père :
— Mon nom ? Quoi, mon nom ? Je suis un Tcherkess ! Je veux le demeurer. Je ne veux pas le « cacher » comme toi ! Toi, tu n’es plus un Tcherkess ! Et c’est pour ça que tu m’interdis de rester ici ! Et c’est pour ça que tu me forces à apprendre un tas de choses stupides !
Alexandre Lvovitch revint à son fauteuil et attira son fils contre ses genoux.
— Je ne suis plus un Tcherkess ? dit-il d’une voix douce. Tu connais mal ton père. On peut être un Tcherkess sans porter la tunique cintrée, le poignard d’argent et la toque de fourrure. On peut être un Tcherkess sans vivre dans un aoul. Être un Tcherkess, vois-tu, mon petit, c’est placer au-dessus de tout la religion de l’honneur, des ancêtres, de l’hospitalité. Crois-tu qu’on perde ces vertus pour cela seulement qu’on s’habille à l’européenne ? La défroque ne compte pas…
Il se tut, réfléchit et ajouta gaiement :
— Je pourrais m’habiller en Chinois. Cela ne changerait rien !
Ils gardèrent le silence. Derrière la vitre dépolie du bureau, on entendait claquer les billes des bouliers, maniées par des mains rapides. Une pièce de drap s’effondra avec un bruit sourd et cossu. Des acheteurs se querellaient en dialecte tcherkess.
La gorge de Michel était irritée par les larmes. La tête lui tournait. Il respirait sur le veston de son père ce parfum d’eau de Cologne qu’il aimait tant.
— Eh bien, quoi ? Mon petit, mon petit, murmura Alexandre Lvovitch.
— As-tu prévenu maman ?
— Oui.
— Qui est-ce qui m’accompagnera ?
— Artem. Vous irez en train jusqu’à Tikhoretsk et, de là, vous louerez une voiture…
— Une troïka ?
— Si tu veux, dit Alexandre Lvovitch en riant. Une troïka avec des grelots et un cocher qui chantera en fouettant ses bêtes.
Michel rit un peu, comme son père, mais sans entrain, par pure politesse. Ses yeux ne distinguaient plus très bien les objets autour de lui. Des coups sourds ébranlaient sa poitrine.
Va, dit Alexandre Lvovitch d’une voix enrouée.
— Michel sortit, traversa le magasin, tête basse. Les commis accrochaient déjà les volets de bois aux vitrines. Des lampes à pétrole brûlaient sur les tables vides. L’air sentait le cuir de bottes, l’étoffe neuve, la colle. Un dernier acheteur chargeait son ballot de drap sur l’épaule. Michel quitta la salle de vente, franchit la cour à pas lents et pénétra dans l’écurie, où son cheval Chaïtan, mastiquait sagement la ration d’avoine.
Il faisait chaud dans l’écurie. On y respirait une odeur de paille écrasée et de crottin. Un fanal allumé pendait au plafond de bois. Chaïtan, ayant entendu le pas de son maître, tourna vers lui sa tête fine et rousse, marquée d’une étoile blanche au front. Michel s’approcha de l’animal, passa une main sur son dos, plaqua la joue contre son encolure glissante et tiède.
— Chaïtan, Chaïtan, je vais te quitter. On m’envoie à Moscou, murmura-t-il.
Dans un éclair, il revit Tchass sur sa jument noire, Artem dans sa hutte, le retour par la route libre, tout ce passé perdu, tout ce trésor qui lui tombait des mains.
— Adieu, Chaïtan.
Et, frappé d’une détresse subite, il se mit à sangloter à gros hoquets, le nez enfoui dans la crinière de la bête.
Chaïtan ne bougeait pas, respirait d’une haleine égale. Les chevaux voisins remuaient doucement leurs chaînes et grattaient le sol d’un sabot léger. Michel les appela par leur nom, à mi-voix, entre deux sanglots :
— Bouïane, Mouchka, Oudaloï…
Puis, soudain, il s’appliqua un grand coup de poing sur le front et s’enfuit de l’écurie sans se retourner.