CHAPITRE XII
Suzanne fut enterrée dans le cimetière d’Armavir. Ses parents, prévenus trop tard, ne purent assister aux funérailles. La mère de Volodia refusa de se déranger. Il n’y eut pour accompagner le convoi que quelques serviteurs de l’hôtel et quelques commerçants. Mais Michel et Tania furent aux côtés de Volodia pendant la cérémonie. Le lendemain, Alexandre Lvovitch, sur la demande de son fils, invitait Volodia pour un dîner de réconciliation.
Pendant le repas, il fut décidé que Volodia s’installerait chez les Danoff et aiderait Michel dans son travail aux Comptoirs. Volodia, bouleversé de gratitude, les yeux noyés de larmes, la bouche molle, se leva pour dire qu’il ne méritait pas une semblable mansuétude.
— Après ce que j’ai pensé de vous, balbutiait-il, vous auriez dû me maudire. Mais vous m’avez pardonné. À cause de mon chagrin. À cause du passé. Maintenant, je n’ai plus d’autre famille que la vôtre. Je ne veux plus exister que pour aider votre bonheur et m’acquitter envers vous de la dette de reconnaissance que j’ai contractée.
— Ne parle pas de reconnaissance, dit Michel. Occupe-toi seulement de vivre et d’oublier.
— Oublier Suzanne ?
— Non, ta haine contre moi, dit Michel.
Volodia s’approcha de son ami et l’embrassa violemment sur les deux joues :
— Oh ! ça va mieux, soupira-t-il. Tu ne peux pas savoir combien j’ai souffert de te détester.
À dater de ce jour, l’existence de Volodia s’organisa d’une façon saine et monotone. Ayant refusé de retourner à Ekaterinodar, il s’intéressa aux affaires de Michel et s’appliqua vaillamment à aimer le travail de bureau. Par une sorte de convention tacite, les jeunes gens évitaient toute conversation relative à leur ancienne querelle. Ils essayaient de guérir leurs blessures par le silence. Tania elle-même obéissait à cette consigne, bien que sa curiosité ne fût pas en repos. Souvent, lorsqu’elle se trouvait seule avec Volodia, elle était tentée de l’interroger sur ses pensées et ses gestes d’autrefois. Mais, à la dernière minute, la peur de compromettre une paix si chèrement acquise l’empêchait de poser les questions qui lui montaient aux lèvres. Un soir, pourtant, elle osa lui parler. Michel ayant été retenu au bureau, Volodia était rentré seul et n’avait pas tardé à rejoindre Tania dans son boudoir.
Une pluie forte battait les vitres et ruisselait dans les gouttières à gros bouillons. Le samovar fumait sur une table ronde, servie de pain bis, de confitures et de salaisons légères. Un feu de bûches craquait dans la cheminée. Tania s’était allongée sur une méridienne, à boiseries taillées en col de cygne. En face d’elle, Volodia, installé dans un fauteuil, avait croisé haut les jambes, et fumait, les yeux mi-clos, à petites bouffées égales. Tania le regardait avec sympathie. Il avait un peu engraissé. Ses gestes étaient moins nerveux. Visiblement, il reprenait goût à la vie.
— Je vous trouve bonne mine, dit-elle. Et j’en suis heureuse.
Volodia écrasa sa cigarette à demi consumée dans une soucoupe et frotta du bout des doigts ses paupières faibles.
— Oui, ça va mieux, dit-il. Grâce à vous, grâce à Michel.
Tania regretta qu’il n’eût pas dit « Grâce à vous seule. » Et, subitement, elle demanda :
— Vous désiriez vraiment le tuer ?
Les paroles avaient jailli de ses lèvres à son insu. Elle n’avait pas voulu s’exprimer de la sorte. Une autre s’était servie de sa voix. Maintenant, elle attendait avec terreur les réactions que provoquerait cette phrase imbécile. Volodia avait relevé la tête et considérait la jeune femme avec étonnement.
— Tuer qui ? dit-il enfin.
Tania murmura timidement :
— Michel.
Le visage de Volodia eut une contraction et il tenta de sourire.
— Pourquoi me demandez-vous cela ? Nous nous étions juré de ne plus évoquer cette affaire.
— Excusez-moi, chuchota Tania. Je ne sais pas quel démon m’a poussée. Ne me répondez pas. Cela vaut mieux.
Volodia réfléchit un long moment. Puis, il dit d’un ton calme :
— Je préfère vous répondre. Après, vous raconterez tout à Michel, qui, lui aussi, sans doute, brûle d’être renseigné et n’ose pas m’interroger encore.
— Michel ne m’a rien demandé…
— Je le sais, dit Volodia. Mais il souffre de mon silence. Ce n’est pas juste.
Il se leva et fit quelques pas dans la pièce. Tania le suivait du regard, avec tendresse, avec pitié. Tout à coup, il pivota sur ses talons et dit :
— Oui, j’ai désiré sa mort, lorsqu’il vous a épousée. J’aurais été heureux qu’il disparût de ma vie, de votre vie. J’ai répété autour de moi que je le haïssais. Mais je n’ai pas ordonné à ces deux hommes de l’attaquer et de l’abattre en mon absence. Non ! Non !
— Je vous crois, Volodia, dit Tania sans le quitter des yeux.
— Sans doute, reprit Volodia, ont-ils mal interprété mes paroles. Ils ont obéi à une intention vague, et non à un ordre formel. Ils ont pris l’absurde souhait d’un rêveur pour l’expression d’une volonté catégorique. Ils ont cru me rendre service. Mais je suis innocent, je vous le jure.
Tania hocha la tête avec mélancolie.
— Tout de même, vous avez espéré sa mort.
— N’a-t-il pas espéré la mienne ? s’écria Volodia. Ah ! ne parlons plus de cela. J’ai tellement changé depuis ce deuil que je ne sais plus comment justifier mon propre passé. Nous sommes le 17 octobre. Il y a quatre mois aujourd’hui qu’elle a disparu.
— L’avez-vous tant aimée ?
Volodia se rassit et prit son front dans ses mains :
— Non, je ne l’aimais pas. Elle ne m’était pas destinée. Mon mariage a été un mariage de dépit. C’est comme si j’avais triché avec le destin. On m’avait distribué un certain nombre de cartes, avec lesquelles je devais jouer contre mes adversaires. Et moi, j’ai tiré une carte fausse de ma manche, et je l’ai glissée parmi les atouts. Et, aussitôt, tout le jeu s’en est trouvé brouillé, décalé, compromis… Moi-même, je ne me retrouvais plus dans mes comptes. J’accumulais erreur sur erreur, malice sur malice. Cette idée saugrenue de vous narguer en réinstallant à Armavir… Cet argent que j’ai versé au Grand Bazar du Caucase… Cette claustration de Suzanne… Cette grossesse… Cet attentat contre Michel… Cette mort… Autant de chutes pitoyables, après un mauvais départ… Et la petite carte fausse, la petite Suzanne, était cause de tout cela…
Il avait une face figée de somnambule. Son regard errait au-delà des murs, comme s’il eût suivi la démarche d’un promeneur invisible. Une bûche s’écroula dans l’âtre, et des étincelles crépitèrent faiblement. Un bruit de dispute monta dans la rue et se calma. Tania ramena un châle sur ses épaules.
— Oui, dit-elle, tout avait l’air factice, mal équilibré et bête, depuis notre double mariage. Et nous en souffrions tous, sans savoir comment nous évader de cet enchantement.
— Nous n’aurions pas pu nous en évader sans l’intervention de Dieu, dit Volodia. Il a fallu que Dieu retire du jeu la petite carte fausse, qu’il reprenne Suzanne, et la tempête s’est apaisée. Tout est rentré dans l’ordre. Oui, c’est affreux, tout est rentré dans l’ordre parce que Suzanne a cessé de vivre. Elle a payé pour nous. Elle a racheté nos fautes…
Tania prit les mains de Volodia dans les siennes et dit :
— Volodia, mon ami, vous cherchez à vous faire mal.
— Non… Non… Laissez-moi parler, dit-il avec une exaltation croissante. Je n’avais pas compris que les personnages qui m’entouraient n’étaient pas des marionnettes soumises à ma fantaisie, mais des êtres de chair, de sang. Oh ! le choc avec la réalité, le choc avec la vie, qu’il est donc terrible et décevant, Tania ! Comment pouvez-vous m’avoir pardonné toutes ces vilenies ?
— Mais vous-même, dit-elle, ne m’avez-vous pas pardonné mon mariage ?
Il battit des paupières et rougit d’un coup, comme les très jeunes gens. Un tic léger bridait sa lèvre.
— Je vous aimais profondément, Tania, balbutia-t-il. Je vous ai aimée, tout en vous détestant. Je n’étais venu à Armavir que pour ne pas disparaître de votre vie. Je ne pouvais pas accepter l’idée de notre séparation… J’étais… oui… j’étais fou de vous !…
— Et maintenant ?
Il eut une moue mélancolique.
— Maintenant, je ne vous aime plus, dit-il. C’est fini. Suzanne ne comptait pas de son vivant. À présent, il n’y a plus qu’elle au monde.
Ils se turent. La pluie s’était arrêtée. Une buée opaque voilait les vitres.
Tania s’étonnait de l’allégresse qui était en elle. Volodia lui avouait qu’il ne l’aimait plus. Et, cependant, elle était heureuse. On eût dit que cette révélation la soulageait d’un grand poids.
— Nous étions si naïfs ! dit encore Volodia.
Des larmes brillaient au bord de ses paupières. Il les essuya du poing, durement, toussota, avala le fond de sa tasse :
— Quelle heure est-il ?
— Six heures, dit Tania.
Une porte claqua au rez-de-chaussée. Un pas alerte gravit l’escalier. Michel pénétra en coup de vent dans le boudoir.
— Mes amis, dit-il, la pluie a cessé. J’ai fait atteler la calèche. Que pensez-vous d’une promenade aux environs, pour nous ouvrir l’appétit ?
Un quart d’heure après, installés dans la calèche, les jambes enroulées dans un couvre-pieds, les trois jeunes gens traversaient la ville et s’élançaient dans la steppe. Tania était assise entre Volodia et Michel. Il lui semblait qu’elle avait trouvé sa place véritable entre ces deux hommes, dont l’un était son ami et dont l’autre l’avait choisie pour femme. L’air vif sentait la terre mouillée, la vapeur d’eau. La plaine coulait jusqu’à l’horizon, d’un seul flux égal et triste. L’herbe était rare, fanée. Parfois, un coup de vent ouvrait de longs sillages dans cette immensité où pourrissaient les dernières fleurs de l’automne. Dans le ciel, bas et gris, de gros caillots de nuages se bousculaient, s’accolaient avec force. En renversant la tête, on ne voyait que cette mer de nuées, pleine d’éboulements silencieux et de lourdes rencontres. Des corbeaux noirs, aux ailes spasmodiques, se hissaient en quelques battements jusqu’à la limite du regard, poussaient un cri rauque et redescendaient, foudroyés d’extase, comme des pierres. Les grelots des chevaux tintaient gaiement. Le cocher fredonnait une chanson de route.
— On a l’impression qu’on pourrait rouler des jours et des jours, sans rien rencontrer d’autre que cette herbe et que ces nuages, dit Volodia.
— Plus vite, cria Michel, en se penchant vers le dos du cocher.
Le cocher cingla ses bêtes. La calèche bondit, fendit l’herbe sifflante. Des crachats de boue sautaient au visage des voyageurs. L’air grondait à leurs oreilles comme la corde d’une contrebasse.
— Plus vite encore, hurla Michel.
Le cocher haussa les épaules :
— Je fais ce que je peux.
— Alors, tu vas me céder ta place.
— Ne m’offensez pas, barine.
Le cocher passa les guides dans une main, se signa et lança un ululement féroce :
— You-ou…
Fouettées, les bêtes partirent au galop.
— Vous n’avez pas peur ? demanda Volodia en serrant la main de Tania sous les couvertures.
— Non, dit-elle, puisque je suis entre vous deux.
Elle ouvrit la bouche pour avaler une lampée d’air humide. Le vent lui coupait la figure. Ses paupières rapprochées étaient brûlantes.
Le ciel. La plaine. Le ciel. La plaine. Tiens, un étang bordé de roseaux roussis ! Un tertre. Des milans tournoient autour d’un carré d’herbe piétinée. Quelques chardons arrachés palpitent dans l’ouragan. Plus vite, plus vite encore. Les chevaux volent. Des mottes de glaise bombardent la voiture. Les essieux craquent à se briser. Michel tourne vers Tania un drôle de visage aux yeux puérils et au nez rouge. Il crie quelque chose. Tania ne comprend pas ses paroles et lui tire la langue pour le narguer. Volodia retient son chapeau de fourrure qui risque de s’envoler. Dieu ! qu’il est amusant, avec son air effaré et grave ! Elle le pousse du coude :
— C’est agréable, hein ?
Et il hurle :
— On va se casser le cou !
Ce sillon noir, là-bas, c’est la route. Un chariot passe, tiré par des bœufs invisibles. On n’aperçoit que sa charge bâchée qui glisse sur la pointe des herbes, comme à la surface de l’eau.
— Fouette tes chevaux, endormi ! glapit Michel.
— Oui, fouette tes chevaux, répète Tania.
— Vous êtes des sauvages, dit Volodia. Nous allons verser. J’en suis sûr !
Il se met à rire. Tania ne l’a jamais vu rire, depuis la mort de Suzanne. Et, maintenant, il rit. Comme elle est heureuse de le savoir heureux ! Il est vraiment son ami, son frère ! Michel a remarqué le rire de Volodia. Il crie :
— Hourra ! en levant les deux bras au ciel.
— Hourra ! reprend Volodia.
— Hourra ! piaille Tania.
— You ! Droujok ! beugle le cocher.
Plus vite. Plus vite. Le passé est loin. La ville est loin. Et le ciel se rapproche.
Un éclair brille, comme une flambée de soufre. Une vapeur d’argent tombe d’un nuage noir. Il pleut, du côté du fleuve.
Le tonnerre gronde, coléreux et bref. Le cocher retient ses bêtes et se signe rapidement.
— On rentre, barine ?
— Pas encore ! Pas encore ! supplie Tania.
— Moi, j’aime la pluie sur le visage, dit Volodia.
Cette phrase, Tania l’a déjà entendue, il y a très longtemps, dans la bouche même de Volodia. Mais quand ? N’était-ce pas sur le perron, à Ekaterinodar ? Michel tenait la main d’une petite fille peureuse. Et il pleuvait, il pleuvait… On dirait que cela se passait dans une autre vie ! Pourquoi donc a-t-elle envie de pleurer ? Elle n’a pas le droit de pleurer. Elle dit :
— Nous avons bien le temps de rentrer, n’est-ce pas ?
Le cocher bougonne, et campe sur sa tête son petit chapeau orné de plumes de paon. Les bêtes renâclent et halètent. Michel remonte la capote de la voiture. Une odeur de cuir mouillé se mêle au parfum de l’herbe et de la terre.
— En route.
De nouveau, les grelots sonnent. Il fait sombre. Le ciel se gonfle, se tord, crache un feu livide. Le vent dérape sur la plaine ébouriffée. Et, tout à coup, un grésillement pressé attaque la capote. Il pleut. Les chevaux hennissent, effrayés, et accélèrent leur allure. Toute la steppe est rayée d’argent fin et mouvant. Les herbes s’affaissent. Les oiseaux se cachent. Tania sort sa main de la voiture et la rentre toute trempée. Elle lèche l’eau de pluie sur sa paume.
— Ça sent le ciel, dit-elle joyeusement.
Michel lui sourit. Volodia lui sourit. Elle voudrait les embrasser tous les deux. Elle cherche leurs mains sous la couverture, les unit et pose sa propre main mouillée en travers de leurs doigts.
— Nous trois, nous trois, répète-t-elle.
— Aïe ! Aïe ! Aïe ! gémit le cocher. Quel orage ! Sainte mère de Dieu ! Protège nos humbles carcasses !
Et il se met à psalmodier des prières.
Puis le crépitement de la pluie s’apaise. Le silence lisse la steppe luisante. Dans le ciel gris, roulent des nuages inoffensifs et obèses. La nuit est proche. La lune monte dans un bain de vapeurs. Les grelots tintent plus nettement dans l’air. Et, très loin, au bord du monde, on entend le tonnerre qui s’endort avec des roucoulements engorgés.
Maintenant, c’est fini. Maintenant, nous pouvons rentrer, dit Tania.