CHAPITRE IV
Le couronnement de l’empereur Nicolas II, au Kremlin, devait avoir lieu le 14 mai 1896. Dès les premiers jours du mois, toute la ville de Moscou s’était transformée en chantier bourdonnant. Une profusion d’arcs de triomphe, de tribunes, d’estrades et de chemins de bois poussait sur le parcours fixé pour le cortège. Des mâts géants se dressaient aux carrefours, avec leurs chevelures de bannières jaunes frangées d’or. Aux fenêtres des maisons, fleurissaient des guirlandes de papier gaufré. Çà et là, des bustes en plâtre de l’empereur et de l’impératrice s’incrustaient dans des niches de feuillages. Les marins de la flotte de guerre, jugés seuls capables d’effectuer des acrobaties à haute altitude, fixaient des ampoules électriques sur les clochers, les tours, les flèches et les coupoles du Kremlin. Une armée de charpentiers taillaient à la hache, dans le bois blanc, les aigles, les couronnes, les chimères, les rosaces et les chiffres impériaux, et les coloriaient sur place à grands coups de brosse.
Et, tandis que les préparatifs se poursuivaient avec fièvre, de tous les districts de l’empire arrivaient des maires de bourgades, des notables de villages, appelés au compte du gouvernement pour offrir à l’empereur le pain, le sel et les cadeaux d’usage. On les logeait tant bien que mal dans le vaste édifice en briques rouges du théâtre Korsh. Sept cents lits de fer et de planches avaient été dressés bord à bord dans le foyer, dans les couloirs, dans les loges et dans les galeries. La scène, l’orchestre et le parterre, privé de ses fauteuils, formaient un vaste réfectoire éclairé par des herses et dominé par les portraits de l’empereur et de l’impératrice, Polonais, Lituaniens, Tartares, Tcherkess, Géorgiens, Arméniens, Kirghizes, Kalmouks, se coudoyaient dans un effarant mélange d’uniformes et de dialectes. Nonchalants et dignes, ils promenaient à travers la ville leurs sabres courbes, leurs pelisses, leurs toques de fourrure, leurs bonnets pointus ou leurs turbans de soie qui faisaient la joie des badauds. Moins heureux que ces hôtes de marque, d’innombrables moujiks étaient venus à pied pour assister à la cérémonie. Ils avaient quitté leur hameau distant de plusieurs centaines de verstes, et ils s’étaient acheminés, avec leur balluchon et leur bâton, sur les routes détrempées par la fonte des neiges, vers la cité sainte où l’empereur leur avait donné rendez-vous. Arrivés dans la capitale des tsars, ils étaient noyés dans le flot gris du peuple moscovite. Où dormaient-ils ? Que mangeaient-ils ? La nuit, sous les portes des églises, sur les marches des chapelles extérieures, il y avait des troupeaux d’hommes et de femmes, couchés à même la pierre, recrus de fatigue, et qui ronflaient. Tous rêvaient du sacre de l’empereur et de la grande kermesse qui suivrait, sur le champ de la Khodynka, avec théâtre, cirque, orchestre et répartition de friandises et de gobelets au chiffre de Nicolas II.
Les cercles révolutionnaires suivaient de près les réactions du peuple à l’annonce des fêtes. La propagande parlée et la distribution de tracts aux portes des usines avaient été accélérées pendant les trois semaines précédant l’arrivée des souverains dans leur ville. Pour sa part, le groupe de Grunbaum avait dépêché des émissaires dans les quartiers pauvres de Moscou, afin de décourager, dans la mesure du possible, l’enthousiasme des petites gens. Ces émissaires racontaient qu’une icône s’était détachée du mur pendant qu’on célébrait un office à la gloire des souverains dans l’église Saint-Vladimir, sur la Loubianka, que la couronne de l’empereur était trop grande et que les orfèvres avaient refusé de la rétrécir, que de nouveaux impôts seraient levés pour payer les fastes du couronnement, et même qu’on avait décidé de se saisir de mille trois cents moujiks, de leur tondre la tête et de disposer ces crânes glabres dans la foule pour dessiner le chiffre impérial en rose sur fond gris.
Selon les ordres de Grunbaum, Nicolas et Zagouliaïeff devaient se tenir aux abords du Kremlin, pour assister à l’entrée de l’empereur dans sa forteresse, et préparer un rapport sur les manifestations du public durant le défilé.
La date de l’entrée solennelle de l’empereur au Kremlin était fixée au 9 mai, le couronnement et le sacre étant prévus pour le 14. Le 9 mai, dès les premières heures de la matinée, Nicolas et Zagouliaïeff se rendirent à leur poste, sur la place Rouge, face à la porte du Sauveur, dont la tour gothique, surmontée d’un aigle bicéphale, coupait la ligne des remparts crénelés. Des estrades avaient été dressées sur les deux longs côtés de la place. Une foule compacte de privilégiés encombrait les gradins de bois, et, plus bas, le menu peuple se tassait entre le rebord des tribunes et la double rangée de soldats qui limitaient le champ réservé au cortège. Nicolas et Zagouliaïeff se glissèrent, en jouant des coudes, jusqu’à rejoindre la haie serrée des factionnaires. Entre les baïonnettes parallèles, ils découvraient l’espace libre de la place, dominée par la masse rouge du Kremlin, avec ses oriflammes orange ou tricolores, ses tours piquées de lampes, et ses coupoles resplendissantes d’or et de soleil. À gauche, la place était fermée par la cathédrale Saint-Basile aux onze chapelles couronnées de dômes en forme d’ananas et d’oignons. À droite, l’accès de la place était marqué par la double porte ibérienne, entre lesquelles se trouvait la chapelle de la Mère de Dieu, qui serait la première halte du tsar. Des grappes de spectateurs couvraient l’énorme monument en bronze de Minin et Pojarsky. Des bordures de têtes hérissaient les créneaux du Kremlin. Des troupeaux de fourmis stagnaient sur les toits des immeubles. Devant les églises, se tenait le clergé, en habits sacerdotaux de drap d’or, entourant les images.
Le ciel, assombri la veille, s’était éclairci au matin du grand jour, et quelques rares nuages traînaient sur un fond d’azur convalescent. Il faisait doux. Un vent léger jouait avec les bannières et les drapeaux des édifices. De quart d’heure en quart d’heure, les carillons scandaient l’attente, et des nuées de pigeons et de moineaux s’envolaient des clochers et tournaient au-dessus des têtes. Déjà, des vendeurs de kwass et de pâtisseries circulaient parmi l’assistance et criaient leur marchandise à pleine voix. De la foule, lentement grossie, montait une rumeur qui s’étouffait, reprenait, s’amplifiait comme au signal d’un chef d’orchestre. Nicolas retrouvait dans sa poitrine cette sensation terrifiante qu’il avait éprouvée lors de la distribution des tracts à l’usine Prokhoroff. Pris dans la masse du peuple, il en subissait les pulsations secrètes, comme si sa chair eût été liée à toutes ces chairs, arrosée du même sang, animée de la même conscience. Il avait beau se répéter que ces fastes byzantins n’étaient que des parades de foire, derrière lesquelles se dérobaient la misère et la faiblesse honteuses d’un régime condamné, il avait beau s’affirmer que l’amour du moujik pour son souverain n’était qu’une tradition puérile dont le socialisme aurait vite raison, une sorte d’angoisse bienheureuse lui chavirait le cœur à chaque coup de cloche. Pour se défendre contre son exaltation naissante, il échangeait quelques mots avec Zagouliaïeff, qui, costumé en ouvrier, la casquette sur l’oreille, le mégot aux lèvres, contemplait la place avec un sourire de mépris. De temps en temps, Zagouliaïeff lâchait à mi-voix une réplique destinée à édifier ses voisins sur la vraie signification de la fête :
— Ils en ont mis de l’or, et des drapeaux, et des estrades ! grognait Zagouliaïeff. Mais qui paiera la note, sinon le peuple ?
— Le fait est qu’on s’en serait passé, dit Nicolas, avec une conviction hâtive.
Une paysanne en fichu, dont la figure était frappée de trois taches roses, aux joues et au menton, répondit avec humeur :
— Si tu t’en serais passé, pourquoi es-tu venu voir la cérémonie ?
— Il habite à côté, dit Zagouliaïeff. Il aurait eu tort de ne pas se déranger.
— Et moi, j’habite Toula, dit un grand moujik à la barbe rousse et au caftan déchiré, et j’ai une jambe de moins, et je marche sur des béquilles, et voilà, je suis venu.
— Pourquoi ? dit Zagouliaïeff. Tu crois que le tsar te rendra ta jambe ? Il aurait suffi de quelques roubles prélevés sur les crédits du sacre pour acheter un appareil sanitaire aux malheureux estropiés, mais le tsar a préféré laisser crever les invalides, et dépenser des millions pour commander des drapeaux, des cierges et des uniformes.
Le paysan cligna de l’œil :
— Le tsar a peut-être plus besoin de drapeaux et d’uniformes que moi d’une jambe articulée.
— Sans doute, s’écria Zagouliaïeff, parce que sans drapeaux et sans uniformes l’empereur n’existe plus, l’empereur n’est plus qu’un homme comme toi et moi !…
— Oui, dit la paysanne, mais il a les drapeaux et les uniformes, et comme ça il est plus fort que toi, et, si ça ne te plaît pas, tu n’as qu’à rentrer chez toi !
Il y eut des rires autour de la femme. Quelqu’un cria :
— Bravo, Akoulina ! Tu lui as cloué le bec !
— Les imbéciles ! dit Zagouliaïeff. Il suffit qu’on sorte les icônes et qu’on pende des torchons tricolores aux mâts de la ville pour qu’ils ravalent leur rancune et deviennent doux comme des moutons !
Un vendeur de boissons traversa le groupe, et le moujik estropié se paya une rasade de kwass :
— À la santé de notre petit père, dit-il. Ah ! comme je vais hurler quand il passera devant nous !
— Il ne te verra même pas, dit Nicolas.
— C’est vrai, il ne me verra pas, dit le moujik. Mais il m’entendra. Et, comme ça, il saura qu’il y a dans la foule un Ivan Kousmitch, qui est venu avec ses béquilles, et qui gueule pour lui jusqu’à s’en déchirer la gorge. Ça lui fera plaisir.
— Et tu iras aussi à la Khodynka ? demanda Nicolas en souriant.
— Bien sûr que j’irai, mon petit. J’attendrai toute la nuit qu’on me laisse entrer dans le champ. Et je recevrai des cadeaux de l’empereur, et un petit gobelet de métal à son chiffre. Quand les fêtes seront finies, j’emporterai le petit gobelet dans mon village, près de Toula, et je le poserai devant les icônes, et je n’y boirai que les dimanches !
— Laisse-le, Nicolas, dit Zagouliaïeff. Tu perds ton temps. Ceux-là aussi, nous saurons les convaincre. Mais plus tard, plus tard…
Un nuage voila le soleil, et une rumeur consternée monta des tribunes. Puis, le soleil revint et des voix crièrent :
— Le soleil du tsar !
Le vent jouait avec la poussière blonde, sur la place. Un frisson agita le front régulier des troupes. La tenue des baïonnettes se rectifia selon un ordre bref. Et, sur l’océan houleux de la foule, il y eut un mouvement de visages roses, de mains, de chapeaux, un tremblement de couleurs minuscules, un tassement de confetti pressés.
Soudain, le canon tonna. Le bourdon de la cathédrale de l’Assomption donna le signal, et toutes les cloches de toutes les églises de la cité carillonnèrent à la volée. Un grondement uniforme secouait la ville. Le sol tremblait. Les oreilles devenaient énormes. Nicolas, les jambes molles, la tête vide, regardait, dans les clochers, les sonneurs, juchés sur des escabeaux, et qui disparaissaient à mi-corps sous le manteau des cloches. Des nuées d’oiseaux tournaient dans le ciel. Les oriflammes claquaient au vent. Les parures dorées du clergé et les baïonnettes des troupes resplendissaient au soleil. Le cortège avait quitté le palais Petrovsky et traversait Moscou. Déjà, des voix hurlaient, dans la foule, pour annoncer l’approche de la procession. Ils étaient à la hauteur de la porte triomphale d’Alexandre Ier. Ils atteignaient le pavillon de réception de la municipalité. Non, ils n’étaient encore qu’à la maison du gouverneur général.
— Vite ! Vite ! Notre sauveur ! criait le moujik estropié.
Une impatience rageuse gagnait Nicolas et Zagouliaïeff lui-même. Zagouliaïeff grignotait des graines de tournesol.
— Ils sont fous, marmonnait-il, fous à lier !
Et, tout à coup, une immense clameur ébranla l’espace. La procession s’était arrêtée devant la chapelle de la Vierge d’Ibérie, située entre les deux portes de la Résurrection qui donnent accès à la place Rouge. Sans doute, le tsar et la tsarine mettaient-ils pied à terre pour que le vicaire de Moscou leur présentât la croix et l’eau bénite. À présent, ils pouvaient s’avancer en paix vers la citadelle sainte du Kremlin.
Nicolas, hissé sur la pointe des pieds, le cœur battant, les yeux brûlés de poussière, regardait, au fond de la place, ce remous de dorures, de vitres et d’uniformes rouges qui annonçait l’arrivée solennelle de l’empereur.
— Les voilà, cria-t-il.
Un mugissement sauvage répondit à ses paroles. La foule bouillonnait, comme prête à faire craquer le cordon des troupes au port d’arme. Les premiers éléments du cortège firent leur apparition sur la place Rouge. Des canons tonnaient. Des cloches sonnaient une bienvenue formidable. Voici le maître de police et douze gendarmes à cheval, rangés par deux de front, les cosaques particuliers de Sa Majesté, vêtus de robes rouges, le fusil au poing, un escadron de cosaques de la garde impériale, armés de lances à oriflammes, les députés des peuplades asiatiques soumises à la Russie, l’émir de Boukhara, le khan de Khiva, les représentants de la noblesse. Voici la cohorte bariolée des valets de pied, des coureurs empanachés aux couleurs impériales, des nègres de la chambre, des musiciens, des veneurs et des piqueurs. Viennent ensuite les voitures découvertes et dorées, traînées par six chevaux, du grand maître et de l’archigrand maître des cérémonies, du maréchal et du grand maréchal de la cour, les carrosses des grandes charges et des petites charges.
— L’empereur ! L’empereur !
Nicolas, assourdi, suffoqué, écrasé, se sentait envahi par un enthousiasme stupide. Il avait oublié Zagouliaïeff, Grunbaum, les camarades. Une idée folle le traversa : « Et si le cheval de l’empereur faisait un faux pas ou s’emballait, désarçonnant le monarque devant son peuple ? Ah ! pourvu que tout se passe bien pour lui, pourvu que tout se passe bien pour la Russie ! » Une nouvelle clameur l’arracha à ses réflexions :
— Notre ange ! Notre Sauveur ! Notre petit père béni ! hurlaient des gosiers innombrables.
À la suite de deux détachements de chevaliers-gardes et de gardes à cheval, c’était l’empereur. Nicolas tira ses jumelles de l’étui et les braqua sur la silhouette mouvante. Le tsar portait l’uniforme de grande tenue de colonel de la garde, avec le cordon bleu de l’ordre de Saint-André passé en travers de la poitrine. Sa jument grise était harnachée de cuir rouge et caracolait un peu en encensant de la tête. Dans le champ arrondi des verres, s’inscrivait à présent le visage de Nicolas II : un visage fin, au nez retroussé et à la barbe courte, châtain clair. Il paraissait excessivement pâle et fatigué.
Nicolas le vit s’avancer vers lui, personnellement. Il lui sembla que les yeux doux et tristes de l’empereur l’apercevaient et l’isolaient dans la foule. Un frisson le parcourut de la nuque aux talons, comme si un contact magique venait de s’établir entre lui, misérable avocaillon socialiste, et l’autocrate de toutes les Russies. Autour de lui, la foule s’étranglait dans un rugissement de bête. Des chapeaux volaient à bout de bras. Des femmes élevaient leurs enfants au-dessus de leur front.
— Idolâtres ! siffla Zagouliaïeff.
Comme ce petit Zagouliaïeff, avec sa casquette et ses joues creuses, paraissait donc haineux, disgracieux et ridicule, auprès de l’empereur entouré de cette pompe et de cet amour.
— Vive l’empereur ! Longue vie à l’empereur ! aboyait le moujik infirme.
En vérité, Nicolas avait l’impression bizarre que le lustre de cette cérémonie rejaillissait sur lui, qu’il était purifié, ennobli par le seul spectacle de l’empereur à cheval, entouré de son escorte chamarrée. Et il ne se défendait plus contre son enthousiasme. Il était heureux de son enthousiasme. Il écoutait avec volupté le beuglement de la populace, comme si ces cris ne s’adressaient pas au tsar, mais à lui-même, comme si ce triomphe était son propre triomphe, comme si c’était lui qu’on allait couronner dans la personne du tsar. Et, vraiment, le tsar n’emmenait-il pas toute la Russie dans son sillage, n’était-il pas toute la Russie, unie dans un seul corps, dans une seule âme ? Ah ! que la Russie était grande ! Que la Russie était belle !
Le tsar, détaché de l’escorte, se rapprochait à pas lents de la porte du Sauveur. Les clameurs se turent. Le tsar retira sa toque et pénétra, tête nue, dans l’enceinte. Nicolas avait les larmes aux yeux. Un cri s’échappa de sa gorge :
— Hourra !
Le paysan infirme le poussa du coude :
— Tu as compris, maintenant ?
Les acclamations, qui avaient cessé après le passage de l’empereur, reprenaient pour saluer le carrosse doré, attelé de huit chevaux, de l’impératrice douairière et de sa fille, la grande-duchesse Olga Alexandrovna. Deux pages étaient juchés aux soupentes de la voiture. À travers les glaces, on apercevait le visage de la veuve d’Alexandre III. Il y avait si peu d’années qu’elle avait fait le même trajet solennel, en compagnie de son mari, et devant cette même foule délirante.
Après le carrosse de l’impératrice douairière, venait le carrosse de l’impératrice régnante, Alexandra Féodorovna, attelé de chevaux blancs, tenus par des palefreniers des écuries de la cour. Derrière, s’avançaient les voitures des grandes-duchesses, des princesses étrangères et des dames de la cour. Des détachements de cavalerie de la garde fermaient le cortège. Enfin, la place demeura vide, blanche, morte, entre les remparts mouvants du public.
Nicolas chercha des yeux Zagouliaïeff et le vit à quelques rangs derrière lui, qui discutait avec un cocher en tenue de fête.
— Moi, je n’ai rien vu, disait Zagouliaïeff. Mais ceux des premiers rangs m’ont affirmé qu’il ne s’est découvert qu’après avoir passé la porte du Sauveur.
Le cocher secouait sa grosse tête bouillie :
— Comment serait-ce possible ? Tout le monde se découvre en passant la porte du Sauveur, et lui, lui…
— Eh bien, lui s’est jugé trop fier, et il n’a pas voulu obéir à l’ordre de ses ancêtres.
L’homme se gratta la nuque avec application, contempla ses ongles noirs et grommela :
— C’est mauvais ! C’est mauvais !
Puis, il claqua des doigts gaiement.
— Ils t’ont menti et voilà tout, dit-il avec simplicité.
— Je ne le crois pas, murmura Zagouliaïeff.
Et, se tournant vers Nicolas, il ajouta rapidement :
— Vous, jeune homme, n’auriez-vous rien vu, n’auriez-vous rien entendu dire au sujet du passage de l’empereur sous l’image sainte ?
— Non, dit Nicolas. Je ne sais rien.
Zagouliaïeff lui décocha un regard surpris, haussa les épaules et conclut en riant :
— Eh bien, mettons que je me sois trompé !
Le cocher s’éloigna en bougonnant. Zagouliaïeff saisit Nicolas par le coude :
— Pourquoi ne m’as-tu pas soutenu devant cet imbécile ?
— Je… je ne sais pas, dit Nicolas avec lassitude. J’avais remarqué des hommes aux allures louches autour de nous… des policiers…
Il avait honte de son mensonge, de sa lâcheté. Zagouliaïeff cracha par terre.
— Froussard ! dit-il. Bourgeois indécrottable ! Ils t’ont eu comme les autres, avec leurs drapeaux et leurs cloches. Mais, sois tranquille. Sur la Khodynka, nous prendrons notre revanche. Là-bas, il y aura moins de drapeaux, et moins de cloches, et plus de peuple. On pourra travailler.
— Oui, dit Nicolas.
Il lui fallut un grand effort pour sourire à son camarade.