CHAPITRE V
Michel ouvrit les yeux, haussa la tête, et regarda la pendule murale qui marquait cinq heures et demie du matin. Une heure encore à passer dans la chaleur mince des couvertures. Le dortoir de l’Académie d’études commerciales pratiques baignait dans une ombre bleue, où palpitaient, de place en place, les papillons lumineux des veilleuses. Cent cinquante lits flottaient comme un banc de méduses dans ces ténèbres habitées. Cent cinquante respirations égales soulevaient et abaissaient le poids indifférent du silence. L’air sentait vaguement la sueur, le savon, l’encre sèche. Au fond de la salle, le surveillant ronflait derrière un paravent d’étoffe jaune. Et, entre les lits, déambulait la silhouette massive du diadka, sorte de concierge à tout faire, veilleur de nuit infatigable, maître envié de la sonnette des récréations et détenteur des lampes à pétrole. Il était vêtu d’une houppelande fourrée et chaussé de bottes de feutre. À force de préserver le sommeil des autres, il semblait être devenu lui-même une créature de songe. Quelle que fût l’heure à laquelle ils se réveillaient, les élèves l’apercevaient qui errait, le dos rond, les mains dans les poches, dans l’allée centrale du dortoir. Ses semelles touchaient à peine le sol. Son ombre se cassait aux corniches du plafond. Les enfants disaient de lui « Il en sait long… » Et les grands racontaient même que le diadka ne pouvait plus dormir parce qu’il avait eu des démêlés avec le diable.
— Quels démêlés ?
— Il a refusé de cracher sept fois par la fenêtre.
— Et alors ?
— Et alors, il est maudit. Il ne dort plus.
Michel tremblait encore au souvenir de ces paroles étranges. Le diadka s’était arrêté devant un lit et grommelait :
— Tu ne dors pas, Markoff ? Tu bavardes. Je vais te signaler.
— Je dormais, c’est toi qui m’as réveillé, geignait Markoff.
— Il ment et ne craint pas la colère de Dieu ! dit le diadka, et il poursuivit sa ronde en bougonnant.
Quand il fut à l’autre bout de la pièce, Michel se tourna vers le lit voisin et appela d’une voix sourde :
— Volodia ! Volodia ! Tu dors ?
— Que veux-tu ?
— Rien.
Le visage maigre de Volodia sortait de la nuit. Deux cornes de cheveux blonds pointaient de part et d’autre de son crâne. Sa chemise était ouverte.
— Tu es encore triste ? demanda-t-il dans un bâillement.
— Je pense à la maison.
— Il ne faut pas. Pense plutôt au professeur de géographie. Je prépare une blague pour demain.
— Quoi ?
— Je ne sais pas encore. On pourra commencer par faire claquer les lampes en envoyant des boulettes de papier mâché contre les globes.
— Tu trouves ça drôle ?
— Ça fait passer le temps.
De la rue monta brusquement une rumeur de galop, de grelots secoués, de rires :
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Michel.
— Un fêtard, dit Volodia. Il a été au bal, où il y a des jets d’eau, des dames décolletées et du champagne. Et maintenant, il rentre chez lui. À peine arrivé, il dira à son valet de chambre « Ôte-moi mes bottes, Vasska. » Et Vasska retirera les bottes. Et, dans la botte droite, on trouvera une rose que quelque admiratrice y aura glissée en cachette.
— D’où le sais-tu ?
— Je ne le sais pas. Je l’imagine. Tous les fêtards se ressemblent. Nous aussi, nous serons des fêtards, Michel.
— Quand ?
— Plus tard. À seize ans, je pense. Regarde les grands, ils n’en sont pas loin.
Les grands étaient couchés à l’autre bout de la salle. Élèves des classes de septième et de huitième, ils bénéficiaient d’un régime de faveur scandaleux et enviable. C’est ainsi qu’ils avaient le droit de fumer après le repas au fumoir de l’école, qu’ils étaient dispensés des promenades en rangs dans les rues de la ville, et qu’ils pouvaient manger de la moutarde avec leur plat de viande. Volodia les appelait les « moutardiers », et recherchait assez bassement leur compagnie.
— Ils dorment, les moutardiers, murmura-t-il, et ils voient des dames en rêve. Est-ce que tu as rêvé de Tania ?
— Non.
— C’est que tu ne l’aimes pas. Moi, je rêve chaque nuit de Lioubov. Nous nous promenons dans un parc, et nous nous embrassons. C’est bien agréable. Tu ne comprends pas encore, parce que tu n’es pas très avancé pour ton âge. Mais ça viendra. Je vais me rendormir ; je sens qu’elle m’attend !
— Qui elle ?
— Lioubov, imbécile ! Elle m’attend, ma chérie…
Il pouffa de rire et piqua un plongeon sous les couvertures. Michel se recoucha et ferma les yeux. Mais il ne pouvait pas dormir. Depuis deux mois qu’il était entré à l’Académie d’études commerciales pratiques, une tristesse continue l’engourdissait. Il détestait cette vie recluse et monotone. Le lever à six heures et demie du matin, au tintement de la sonnerie. Les ablutions bruyantes dans le lavabo d’étain aux robinets de cuivre à poussettes. La prière dans la salle des fêtes, dite par M. l’inspecteur en grande tenue. La promenade en rangs. La classe morne. Les récréations dans le préau sonore. Le déjeuner dans le réfectoire. Et, de nouveau, les cours succèdent aux cours, et le ciel s’assombrit, et c’est le départ des externes, et l’étude surveillée, et le dîner frugal, et le dortoir.
Comment Volodia peut-il supporter cette existence fade et lente ? Volodia lit à peine ses leçons, bâcle ses devoirs en une heure, et n’en est pas moins le premier de la classe. Il sait tout sans avoir rien appris. Ses camarades l’aiment et le respectent. Ses professeurs disent de lui « Bourine est un élève brillant. » Même lorsqu’il fait des niches, il n’est jamais soupçonné, jamais puni. Mais lui, Michel Danoff, il faut qu’il travaille comme un forcené pour retenir les vers de Kryloff et les règles d’arithmétique. Il se réveille la nuit pour se réciter les leçons du lendemain. Et, quand ses maîtres l’interrogent, il se trouble et bégaye des âneries qui font exploser la classe en rires et en quolibets. On se moque de lui parce qu’il a mauvaise mémoire. On se moque de lui parce qu’il parle le russe avec l’accent guttural des Tcherkess. Des gamins lui crient dans le préau « Retourne à ton bazar !… » ou « Va peigner la queue de tes chevaux, Tcherkess ! »
Mais, quand il se jette sur eux pour les châtier, ils se réfugient derrière le dos du surveillant, et ils disent :
— Monsieur le surveillant, c’est un Circassien ! C’est un sauvage ! Il veut nous battre !
Non, il n’est pas de ce pays. Il n’a rien de commun avec ces garnements sournois qui le méprisent. On l’appelle « sauvage ». Eh bien ! oui, il est un sauvage. Il le demeurera jusqu’à la fin de ses jours. L’air libre. La steppe. Les gardiens tcherkess. Les chevaux. Voilà sa patrie véritable. Ses amis se nomment Tchass, Artem, Salim… Il n’en aura jamais d’autres. Auprès d’eux, les Moscovites, quels qu’ils soient, font figure d’esclaves. Il secoue son voisin.
— Vassia… Vassia.
— Quoi ?
— Est-ce que tu sais comment on dompte un cheval qui se roule sur le dos ?
— Tu m’embêtes. Je n’aime pas les histoires d’écurie. J’ai sommeil.
Michel a la gorge serrée. Il voudrait pleurer. Il fredonne pour lui-même, à mi-voix :
Allah Verdy ! Que Dieu soit avec toi
Quelle que soit ta terre d’origine…
Que fait-il dans ce dortoir surchauffé ? Pourquoi n’est-il pas dans la cahute d’Artem, à écouter la galopade des chevaux éveillés aux premières lueurs de l’aube ? Il sellerait Chaïtan et partirait, bourdonnant et vif, comme une mouche dans l’espace. Une mouche. Il y en a une qui se promène sur le drap. On parlait aussi d’une mouche dans la fable qu’il devait apprendre pour ce matin. Comment était-ce donc ? Ah ! oui :
Une mouche survient et des chevaux s’approche,
Prétend les animer par… par… par quoi ?
Il ne s’en souviendra jamais, et le professeur ne manquera pas de l’interroger.
— Élève Danoff, je suis au regret de vous marquer un zéro pour votre récitation.
Voilà ce que dira le professeur. Et il ajoutera :
— Bourine, récitez la fable à la place de votre camarade.
Alors, Volodia se lèvera de son banc, blond et fier, comme une épée au soleil. Tout le monde fera silence. On entendrait voler une mouche. Ah ! cette mouche ! Il semble à Michel que les mots de la fable sont une nuée de mouches noires qui tourbillonnent dans sa tête et l’empêchent de réfléchir. Fatigué, il ferme les paupières et tente de dormir un peu. Mais ses rêves mêmes sont visités par un bourdonnement innombrable.
— Élève Danoff, cela suffit. Zéro.
Michel revint à sa place, tandis que les rires fusaient dans ses oreilles chaudes.
— Un peu de silence, messieurs, dit le professeur en tapant sur sa chaire avec une règle en bois. L’infirmité mentale d’un camarade ne doit pas être un sujet de joie mais de mélancolie pour les gens de son entourage.
Le voisin de Michel, un gosse de dix ans au visage piqué de taches de rousseur, fit mine de pleurnicher dans son coude.
— Imbécile, gronda Michel.
Volodia, qui était assis au premier rang, se tourna vers Michel et lui adressa un regard de tendresse compatissante.
— Le renard rouge ! cria-t-il, tandis que s’apaisaient les derniers rires de la classe.
La sonnette des récréations secoua la marmaille entassée entre les quatre murs blancs de la salle, et ce fut une ruée générale vers le préau. Volodia et Michel couraient côte à côte dans les couloirs sonores.
— Je les déteste, disait Michel.
— Moi aussi, disait Volodia. Mais il ne faut pas le montrer.
— Pourquoi ?
— Parce que tu n’es pas le plus fort.
— Et alors ?
— Il vaut mieux être ridicule que vaincu.
Le préau retentissait d’une galopade bruyante. La tradition voulait qu’en arrivant dans cet espace de vitres et de pierres, les élèves criassent leur enthousiasme à pleins poumons. Le diadka avait fourré des boules de coton dans ses oreilles.
— Les voilà frappés d’idiotie, grognait-il.
Une chaîne s’organisait en hâte. Quelques troïkas improvisées fonçaient d’une porte à l’autre. Les duels à la règle opposaient des gaillards hirsutes, aux faces enflammées et aux doigts bleus. Une colonne de « cavaliers » tournait en rasant les murs. Et celui qui tenait la tête, soucieux de préserver sa dignité toujours menacée, glapissait en cadence « Ne-dépassez-pas-le-chef ! Ne-dépassez-pas-le-chef ! »
Dans un coin, Larionoff, un grand de quinze ans déjà, assemblait les petits qui voulaient entendre ses aventures de chasse. Ce chenapan efflanqué, aux yeux bigles et à la lèvre mauvaise, avait la réputation de connaître spécialement les mœurs des ours blancs et des baleines. Mais il ne donnait de consultations que contre un paquet de bonbons à la framboise. Michel et Volodia se rapprochèrent du groupe.
— Figurez-vous, disait Larionoff à son auditoire extasié, figurez-vous que mon père a acheté une baleine qui s’appelle Rose. Il l’a entreposée dans l’un des grands bassins que nous avons au bord du Volga. Et il est en train de la dresser. Déjà, elle vient quand on la siffle…
— Et qu’en fera-t-il plus tard ? demanda un mioche en s’interrompant de curer son nez.
— Plus tard ? C’est très simple, il lui fera tirer les péniches sur le fleuve, et il gagnera beaucoup d’argent.
Volodia et Michel pouffèrent de rire.
— Que faites-vous là, tous les deux ? dit Larionoff. Vous n’avez rien donné pour entendre. Filez, si vous ne voulez pas que je vous torde les oreilles.
— Il rit et il a eu un zéro en récitation, siffla le gamin au visage taché de son, qui était le voisin de Michel en classe.
— Un zéro ! s’écria Larionoff. C’est un zéro qui prétend se moquer de moi ? Et quel zéro ! Regardez-moi sa gueule. Espèce de Tcherkess à la manque ! Quand il est sur un cheval, il doit trembler dans sa culotte et appeler sa maman pour qu’elle le descende bien vite et lui poudre les fesses !
Michel blêmit sous l’offense et crispa les poings dans ses poches.
— Viens, dit Volodia. C’est un idiot. Et il est plus fort que nous. Viens.
— Non, dit Michel.
Il serrait les dents, et ses yeux noirs se chargeaient d’une colère brillante. Larionoff le dominait de la tête, mais Michel s’avança vers lui et le tira par un bouton de son uniforme :
— Répète ce que tu as dit.
— Et pourquoi donc ? D’abord, tu parles trop mal le russe. Je ne te comprends pas.
— Et ça, tu le comprends ? demanda Michel en lui appliquant une gifle plate sur la joue.
Il hurla encore :
— Hourra !
Et, avant que Larionoff eût tenté de se ressaisir, il lui comprimait la gorge à pleins doigts.
— Lâche-moi, criait Larionoff.
Michel donna un coup de tête dans le menton de son adversaire et tous deux basculèrent sur le sol.
— Vas-y, Michel ! glapit Volodia.
Michel, à genoux sur la poitrine du grand, lui cognait le crâne contre les dalles. Il avait perdu toute notion de temps et de discipline. Une rumeur houleuse était dans ses oreilles. À quelques centimètres de son visage, il voyait ce visage jaune, aux prunelles révulsées, à la bouche ouverte. Sa haine se nourrissait de ce spectacle odieux. Autour de lui, les élèves avaient fait cercle et commentaient passionnément le combat.
— C’est Michel Danoff qui donne une correction à Larionoff !
— Un petit de première qui tabasse un grand de septième !
— Comme il est fort !
— Il a l’air d’un fou !
Et, vraiment, Michel se sentait devenir fou de rage et de joie primitives. Il s’évadait de son uniforme d’écolier, de sa timidité d’écolier, de sa tristesse d’écolier, de son zéro d’écolier. Oh ! si Artem, si Tchass avaient pu le voir ! Un spasme lui serra la gorge. Il aboyait des paroles incohérentes en circassien :
— Kham Kalfig ! Si haï Woshk !
Ces voyelles gutturales étaient comme une insulte lancée à toute la civilisation. Au moment où Michel enfournait ses deux pouces dans les narines de Larionoff, une main solide le saisit par le collet et le tira en arrière.
— Élève Danoff ! Qu’est-ce qui vous prend de brutaliser ainsi votre camarade ?
Un inspecteur était devant Michel et lui brisait le bras entre ses doigts secs.
— Il… Il m’a insulté, balbutia Michel, échevelé, le souffle rauque.
— C’est bon. Nous tirerons cette affaire au clair. De toute façon, vous aurez trois jours de cellule.
— Pourquoi ? Je n’ai fait que me défendre.
— Il ne vous a pas attaqué.
— Il m’a dit « Espèce de Tcherkess à la manque… »
— Hum… Ce n’est pas une raison. Vous auriez dû vous plaindre à moi. J’aurais fait un rapport.
— Je n’aime pas me plaindre.
Larionoff s’était relevé, la lèvre saignante, la joue souillée de poussière, et filait, tête basse, vers les lavabos.
— Hou ! Larionoff ! Kss ! Larionoff ! hurlaient les petits.
Quelqu’un cria :
— Vive Michel Danoff !
Michel dressa fièrement le menton. Un goût âcre était dans sa bouche. En passant la main sur son visage, il s’aperçut qu’il saignait du nez.
— Allons, du champ, du champ ! disait l’inspecteur en claquant ses paumes l’une contre l’autre.
La sonnette tinta pour annoncer la fin de la récréation. Volodia et Michel rejoignirent leurs camarades qui se hâtaient vers la classe de danse.
L’enseignement de la danse tenait une place capitale dans l’éducation des élèves de l’Académie. Un maître de ballet de l’Opéra impérial de Moscou, aidé d’un pianiste français, s’efforçait d’inculquer à cette jeunesse turbulente les premières notions d’harmonie et de maintien. Pour la danse, comme pour le reste, Volodia dépassait aisément ses compagnons.
— Et une et une, et deux et deux, et trois, scandait le professeur en dodelinant sa tête de porcelaine fine.
Les enfants se soulevaient et s’abaissaient en cadence aux sons vigoureux du piano. Michel lorgnait Volodia, souple et nonchalant. Le cou dégagé, les reins cambrés, les pieds lestes, Volodia pesait à peine sur le sol.
— Il paraît qu’en quatrième on leur apprend déjà le quadrille des lanciers, chuchotait quelqu’un.
— Et une et une, et deux… je ne veux entendre personne… et deux… rentrez-moi ce ventre… et trois… et une… Markoff vous êtes un cancre et vous ne sortirez pas dimanche… et une et deux… très bien, Bourine… et deux et trois… Un peu plus vite, monsieur Labadie… et une… top-top… et deux… top… top…
Michel suait à grosses gouttes et retombait sur ses talons en soufflant.
Cet exercice était fastidieux et inutile « C’est bon pour des filles. »
— Et deux… top-top, poursuivait le professeur… Michel Danoff, vous manquez effroyablement d’allure… On dirait que vous avez du plomb dans vos poches… et vos genoux, rentrez-moi vos genoux… et trois, top-top… Ce n’est pas avec une dégaine pareille qu’il vous faut espérer briller aux bals et aux réceptions…
Michel s’attendait aux rires serviles de ses camarades. Il se mordit les lèvres, furieusement. Mais, à sa grande surprise, un silence gêné accueillit la remarque du professeur. Michel regarda ses voisins. Ils souriaient timidement. On eût dit qu’ils l’admiraient pour sa gaucherie.
— C’est la correction de tout à l’heure qui leur a donné à réfléchir, murmura Volodia.
— Tu crois ?
— Ils ont peur de toi, maintenant. Ils t’estiment.
— Et trois, top-top…
Un doux orgueil envahit le cœur de Michel. Il se sentait bon et juste, fort et généreux. La musique de M. Labadie devenait particulièrement entraînante et joyeuse. Les élèves qui sautillaient en mesure avaient des têtes sympathiques, et leurs gestes n’étaient pas dénués de grâce. Tout à coup, Michel évoqua le visage hargneux de Larionoff, sa lèvre fendue, ses joues griffées, son regard faux.
— Crois-tu qu’il ait très mal ? demanda-t-il à Volodia.
— Qui ?
— Larionoff.
— Tu le plains ?
— Non… C’est… c’est pour savoir, dit Michel d’un air confus.
— Tu devrais le savoir mieux que moi. Tu l’as bien assommé. Sûrement, il aura une bosse. Peut-être deux…
— Deux bosses ?
— Oui.
— Surtout, il doit être humilié…
— Ce n’est pas grave.
— Non, ce n’est pas grave.
— Si Tania apprenait ton exploit ! reprit Volodia.
— Eh bien ? dit Michel.
— Elle en perdrait la tête !
L’air fleurait vaguement la résine, la poussière arrosée. Le piano sonnait à grand renfort de pédale. Le professeur bondissait avec ses élèves et retombait sur ses pieds avec une souplesse de chat.
— Et trois et quatre… C’est mieux, Danoff… C’est bien mieux… Et cinq… Mes observations n’auront pas été inutiles… Et six…
Michel acquiesçait du menton et tirait la langue, parce qu’il s’appliquait de tout son cœur, à présent.
À la fin du cours, Michel avait oublié les menus désagréments de la journée et ne songeait plus qu’à sa joie toute neuve. Dans le vestiaire, les externes se pressaient devant les patères numérotées. Ils allaient partir, rentrer dans leurs familles chaudes et closes, oublier l’école. Une mère les attendait, sans doute, avec des mains douces et un front parfumé, un père, des frères, des sœurs. Michel et Volodia considéraient leurs camarades avec un sentiment d’envie. Les grands astiquaient d’un revers de manche les boutons de leur uniforme, enfilaient leur pardessus à martingale serrée et coiffaient crânement la casquette de drap noir cerclée de velours vert. Tous parlaient d’une manière ardente et péremptoire :
— Tu as vu, les Bylinoff ont changé d’attelage !
— Le trotteur de mon père est excellent. C’est un demi-sang anglais, dressé par Bogdanoff.
— Bogdanoff n’a jamais su dresser un trotteur !
— La prochaine fois on te demandera de l’aider !
Devant l’Académie d’études commerciales pratiques, une file de traîneaux encombrait le boulevard Pokrovsky. Les chevaux piaffaient. Les cochers aux tenues matelassées et aux ceintures de couleurs vives tiraient sur les rênes et juraient dans leurs grandes barbes fumantes. Un à un, les externes descendaient les marches du perron et se dirigeaient vers leurs voitures respectives. À peine installés, ils glissaient leurs cahiers et leurs livres sous la banquette, par crainte qu’on reconnût en eux de modestes élèves de l’Académie. Par ce geste sacramentel, ils rompaient ostensiblement avec l’école et ses représentants. Ils devenaient des « étudiants », des hommes libres.
— On fait la course, Kolia ? criait un élève.
— D’accord. Je te laisse cinquante mètres de handicap.
— Je n’en veux pas. Nos chevaux valent les tiens.
— En route. Va, Stepan.
Les équipages s’ébranlaient à tour de rôle. Des courses s’organisaient tout au long du boulevard Pokrovsky, jusqu’au champ de Vorontzoff. Et les internes, massés à la grille, pénétrés de jalousie et d’ennui, échangeaient entre eux des paris mélancoliques :
— C’est Kolia qui l’aura, dit Michel. Il a pris la corde.
Volodia fronçait le nez en connaisseur :
— Je parierais plutôt pour l’autre. Il ne donne pas à fond. Il se réserve. Il faut toujours parier pour ceux qui se réservent…
Comme ils s’apprêtaient à regagner le vestiaire, Larionoff les dépassa. Il portait un paquet de cahiers sous le bras. Sa lèvre était tuméfiée. Ses yeux étaient obstinément braqués sur le sol. Il s’éloigna, à pied, le dos rond, sous la neige qui tournoyait finement.
— Il s’en va à pied, dit Michel. Ses parents n’ont pas de voiture.
Son cœur se serra, tout à coup. Il eut honte.
— Eh bien, oui, dit Volodia. Il s’en va à pied. Et nous, nous ne pouvons même pas nous en aller à pied. Alors ?
— C’est tout de même nous qui avons le plus de chance, dit Michel.