CHAPITRE XIII

— Regarde tout ce que j’ai déjà reçu, Nicolas. Ces corbeilles de roses viennent de Michel. Celle-ci de mes parents. Celle-ci de M. Minsk-à-Pinsk, celle-ci du président du tribunal…

La chambre de Tania était pleine de fleurs. La jeune fille passait d’une corbeille à l’autre, humait les bouquets, s’extasiait, riait, la tête renversée, les joues ardentes.

— La nuit, je suis obligée de les sortir. Leur parfum me donnerait la nausée. Et que dis-tu de ma bague ? Tu es là comme un étranger ! Parle, mais parle donc !

— Je suis heureux de ton bonheur, dit Nicolas. Mais le voyage m’a fatigué. Et puis, cette surprise ! Moi, pauvre imbécile, qui venais pour te consoler de tes déboires avec Volodia !… Tu n’as pas perdu de temps. Ne trouves-tu pas que tu as changé d’avis un peu hâtivement ? Je croyais découvrir une jeune fille hostile aux mariages bourgeois, libre, décidée et sérieuse…

— Et tu découvres une fiancée qui est ivre de joie !

— Oui, dit Nicolas. Cela me déroute un peu.

— Nicolas, dit Tania avec gravité. Tu ne comprendras jamais rien à l’amour. Mais, au fait, pourquoi tenais-tu absolument à me voir ? Quel était ce projet dont tu me parlais dans ta lettre ?

— Cela n’a plus d’importance, maintenant.

— Si, si, raconte-moi, dit Tania.

— Eh bien, dit Nicolas, je voulais t’emmener à Moscou.

— Ça tombe bien : papa a décidé de faire le voyage pour me commander mon trousseau.

— Ce n’était pas pour commander un trousseau que je souhaitais te recevoir chez moi.

— Et pour quoi faire ?

— Pour te distraire de ton chagrin, pour te présenter mes amis, pour t’initier à une vie nouvelle. J’avais cru reconnaître en toi une alliée inconsciente du grand mouvement qui se prépare…

— Nicolas, pas de politique, je t’en supplie, dit Tania. Ma politique : c’est Michel. Je n’en connais pas d’autre, je n’en veux pas d’autre.

Nicolas eut un sourire découragé et emprisonna les mains de Tania dans les siennes. Penché sur ce petit visage échauffé, aux yeux bleus et vifs, aux lèvres mouillées, il se sentait envahi de sollicitude et de mélancolie. Il participait à la joie de Tania, mais condamnait la cause banale de cette joie. Pour elle, du moins, il eût rêvé un destin moins conforme à la tradition. Mais les femmes se ressemblaient toutes. Elles n’avaient pas d’autre rôle à jouer que d’endormir chez l’homme la notion de la grandeur.

— Ne prends pas cet air renfrogné, Nicolas, ou je me fâche, dit Tania en s’écartant de son frère. Je finirai par croire que tu ne m’aimes plus, ou que mon fiancé n’est pas à ton goût.

— Je n’ai vu Michel qu’hier soir, à la descente du train. Et je l’ai trouvé très sympathique, dit Nicolas.

— N’est-ce pas ? dit Tania. C’est l’impression qu’il fait à tout le monde. Et comme il est bien habillé ! Moi, c’est dans sa jaquette que je le préfère. Il a l’air tellement digne qu’il me fait peur. Tu sais que ses parents ont avancé leur voyage ? Ils arrivent ce matin. Nous les aurons à déjeuner. Je suis si émue ! Pourvu que je ne leur déplaise pas trop ! Quelle robe me conseilles-tu de mettre ?

— Je ne suis pas grand connaisseur, dit Nicolas. Tu devrais demander à Lioubov.

— Tu as raison. Lioubov ! Lioubov ! cria Tania.

Et elle sortit en courant de la chambre.


Michel et ses parents arrivèrent à deux heures de l’après-midi. Toute la famille Arapoff s’était réunie pour les recevoir : Constantin Kirillovitch et sa femme, le ménage Kisiakoff ; Nicolas, Akim, la petite Nina. Tania avait refusé de descendre au salon avant que les présentations eussent été faites et les premiers propos engagés.

— Tu veux soigner ton entrée ! avait dit Lioubov.

— Non, mais j’ai peur.

— Quelle sotte ! Ils sont d’accord. Même en te voyant, ils ne reviendront pas sur leur décision.

À deux heures dix, Tania, pâle et l’œil vide, descendit l’escalier en se tenant à la rampe. La bonne et la cuisinière l’épiaient par la porte entrebâillée de l’office :

— La voilà ! La voilà, notre colombe !

Tania leur sourit tragiquement et murmura :

— Je n’oserai jamais entrer dans le salon.

— Il faut. On vous attend, mademoiselle.

— Comment sont-ils ? demanda Tania.

— Lui est beau, grand, imposant comme un général. Elle est petite, avec une figure jaune…

— Ah ! soupira Tania. C’est affreux !

Et elle s’accota au mur pour reprendre haleine. Elle avait mis cette robe lilas tendre que Michel lui avait dit aimer, et des fleurs fraîches garnissaient son corsage. Elle toucha d’un doigt rapide les boucles de sa chevelure.

— Est-ce bien, ainsi ? demanda-t-elle.

— Un ange ! Un ange du paradis ! s’écria la cuisinière.

Rassurée par ce compliment, Tania poussa la porte du salon et s’immobilisa, étourdie, dans la lumière des grandes fenêtres ouvertes.

— Et voilà la petite fiancée, dit Arapoff.

Tania ne voyait pas ses parents, ses sœurs, ses frères. Son regard était exclusivement occupé par un homme de haute taille, à la barbe grise et aux yeux bleus, et par une petite femme, jaune et triste, qui clignait des paupières en la dévisageant : Alexandre Lvovitch et Marie Ossipovna, le père et la mère de Michel. Tania s’avança vers eux, fascinée et molle, baissa la tête et fit la révérence, en soulevant à deux doigts le bord de sa large jupe plissée.

Marie Ossipovna s’approcha de Tania et lui baisa la joue de ses lèvres froides.

— Elle est jolie ! hein ? hein ? Et timide ! hein ? Il faut qu’une jeune fille soit timide, dit-elle avec un accent circassien prononcé.

Alexandre Lvovitch sourit dans sa barbe claire, embrassa Tania à son tour, et lui souffla à l’oreille :

— Nous serons des amis, n’est-ce pas ?

Et Tania sentit, tout à coup, que cet homme était bon. Elle eut envie de pleurer et regarda Michel. Il était debout derrière ses parents et observait la scène avec une expression inquiète qui le vieillissait un peu. Elle lui tendit la main. Il serra cette main, très fort, très longuement, comme pour un adieu.

— Maintenant tout est décidé, tout est réglé, Tania, dit-il gravement. À la vie et à la mort !

— À la vie et à la mort ! répondit Tania.

— Mes enfants ! Mes enfants ! criait Arapoff. Songez à nos estomacs qui crient famine. Vous aurez souvent l’occasion de vous avouer votre amour. Mais vous aurez rarement l’occasion de goûter à des cèpes au raifort comme ceux que j’ai l’honneur de vous présenter !

— Constantin, ne fais pas de plaisanteries pareilles ! dit Zénaïde Vassilievna.

— Et pourquoi pas ? Alexandre Lvovitch te dira qu’il n’y a pas de honte à être fier de sa marchandise ! C’est moi qui ai fait les marinades, vous savez ?

Zénaïde Vassilievna, qui avait revêtu une robe violette très digne, était gênée par l’entrain jovial de son mari.

— Un peu de tenue ! Constantin ! dit-elle.

— Je suis contre la tenue, dit Arapoff. La tenue engendre l’ennui. Et nous voulons être gais comme des pinsons. À table ! À table !

Il frappa dans ses mains et désigna la salle à manger d’un geste large :

— Messieurs, à vos postes de combat.

Nicolas examinait avec curiosité ces deux familles, resserrées autour du couple futur. Qu’y avait-il de commun entre ces hommes et ces femmes, endimanchés et joyeux ?

Pourquoi s’efforçaient-ils de paraître heureux à tout prix ? Ne s’en trouvait-il pas un parmi eux qui redoutât que cette union ne fût inutile et néfaste ?

Le service était copieux. Les hors-d’œuvre se composaient d’esturgeon, de saumon fumé, de béluga, de cèpes marinés, de mousserons au vinaigre, de caviar frais, de balyk, de sandre en gelée et de marmelade d’aubergines. On se passait les plats. On se recommandait les spécialités de la maison. Et les flacons de nastoïki circulaient de main en main, sous l’œil affairé de l’hôtesse :

— Un peu de lavaret, Alexandre Lvovitch ?

— Merci. Mais je goûterais volontiers de vos œufs farcis.

Arapoff tentait d’intéresser la mère de Michel à la culture des roses. Mais Marie Ossipovna ne répondait que du bout des lèvres, et mangeait, mangeait, l’œil furtif et le geste brusque. Avec son front bas et ses prunelles noires d’oiseau, elle semblait une étrangère, mal apprivoisée, un peu hostile et ignare. Elle mêlait des mots circassiens aux mots russes, secouait la tête, marmonnait « Allah ! Allah ! » entre deux bouchées, et refusait de boire une goutte de vin. Son mari, Alexandre Lvovitch, avait un visage calme et noble de chef, et un sourire loyal. Sa barbe grise faisait l’admiration des enfants. Et aussi sa façon de parler, très lente et très douce. Il discutait avec Zénaïde Vassilievna des modalités et de la date du mariage.

— Nous organiserons une cérémonie remarquable à Armavir. La date en sera facile à fixer. Voyons, nous sommes en août. Eh bien, mettons novembre !…

— Pourquoi si tard ? demanda Tania.

Toute la tablée partit d’un franc éclat de rire. Michel se troubla et but une gorgée d’eau avec précipitation.

— Il est pressé de s’envoler, le petit oiseau ! hein ? hein ? dit Marie Ossipovna.

— Il faut le temps de tout préparer, de commander le trousseau, de lancer les invitations, dit Zénaïde Vassilievna.

— Moi, je suis pour les mariages discrets, dit Lioubov.

Personne ne prit garde à cette remarque saugrenue.

Lioubov était très vexée de n’être pas le point de mire de l’assistance, malgré sa robe de satin bleu à gorgerette d’Alençon et ses boucles d’oreilles en or travaillé. Depuis quelques minutes, elle éprouvait le besoin torturant de lancer une plaisanterie ou d’annoncer une nouvelle stupéfiante qui attirât sur elle l’attention dispersée des convives.

Après les hors-d’œuvre froids, on servit les champignons sautés à l’huile, des rognons au madère et des boulettes de poulet, arrosées de sauce à la tomate. Les voix des dîneurs sonnaient plus franchement, et le laquais versait des vins du Rhin dans les verres.

— Où diable avez-vous trouvé ce vin-là, estimable Constantin Kirillovitch ? s’écria Kisiakoff, congestionné et la barbe luisante. Mon imbécile d’intendant ne me sert que du vin du Caucase !

Il s’arrêta, effrayé par la gaffe, et ajouta, tourné vers Alexandre Lvovitch Danoff :

— Le vin du Caucase est délicieux, d’ailleurs !

— Je n’en bois jamais, dit Alexandre Lvovitch.

— Est-ce que nous ne pourrions vraiment pas nous marier en septembre, en nous pressant un peu ? demanda Tania.

Lioubov sentit que le moment était venu de déclencher son offensive. Elle éclaira son visage d’un gracieux sourire et dit :

— Savez-vous que le séduisant Volodia est parti d’Ekaterinodar, hier soir, pour une destination inconnue ?

Un silence étonné accueillit ces paroles. Tania devint toute rouge et piqua du nez dans son assiette. Michel reposa son verre et feignit de s’essuyer les lèvres avec acharnement.

— Il est parti ? Eh bien, bon voyage, dit Constantin Kirillovitch.

— Il paraît qu’il compte se rendre à Moscou pour se distraire, pour oublier, ou pour se marier, peut-être, reprit Lioubov. Je ne serais pas surprise qu’il cherchât à se marier. Et même…

— Excusez-moi, dit Alexandre Lvovitch d’une voix calme, mais je ne comprends pas très bien l’intérêt de cette nouvelle.

— Elle n’a pas d’intérêt, balbutia Lioubov, troublée. J’ai dit ça… pour… pour dire quelque chose…

— Quand on a envie de parler pour ne rien dire, hein ? il vaut mieux se tourner du côté du vent, grommela Marie Ossipovna.

Tania se rapprocha de Michel et lui chuchota à l’oreille :

— Que pensez-vous du départ de Volodia ?

Michel haussa les épaules. Il paraissait triste et anxieux.

— Volodia est malheureux, dit-il. Il a préféré quitter cette ville pour ne pas assister à notre bonheur. Je le comprends un peu. Je le plains…

Le laquais présentait un cochon de lait à la peau craquelée et blonde. Arapoff, inquiet de la tournure que prenait la conversation, s’efforçait d’éveiller la bonne humeur de ses invités en versant des rasades de vodka et en racontant des anecdotes :

— Un jour, Isaac rencontre Moïse et il lui dit…

— Ne craignez-vous pas que Volodia tente quelque mauvais coup contre nos enfants ? soupira Zénaïde Vassilievna en se penchant vers Alexandre Lvovitch. Toutes ces difficultés…

— Il n’y a pas de bons mariages sans difficultés, dit Arapoff. Lorsque j’ai épousé mon incomparable Zénaïde Vassilievna, il y avait tellement de boue à Ekaterinodar que la calèche nuptiale s’est enlisée et qu’il nous a fallu poursuivre la route sur un char à bœufs ! Ma mère pleurait et disait que c’était un mauvais présage !

Cette boutade fit rire Alexandre Lvovitch et ramena les convives à une discussion générale sur les détails de la cérémonie. Kisiakoff était le seul qui se tînt à l’écart du débat. Il avait accaparé sa voisine, la petite Nina, et se dépensait pour elle en compliments et en plaisanteries. Le regard allumé, la lèvre rouge, il marmonnait :

— Vous êtes un petit bouton de rose, une petite herbe fraîche qu’on aime à respirer. Et vous ne savez rien de votre grâce. Il faut que ce soit un vieux monsieur, comme moi, qui vous révèle à vous-même. Vous allez encore en classe, n’est-ce pas ?

— Oui, murmurait Nina, vaguement effrayée par cette barbe noire qui s’avançait jusqu’à lui frôler la joue. Je suis en sixième.

— Charmant ! Charmant ! Et vous rentrez avec un peu d’encre au bout des doigts. Et quels sont vos jeux préférés, ma petite chérie ?

— Je ne joue guère, dit Nina avec componction. Je m’occupe de mes bêtes, de mes petits chats.

— De vos petits chats ! Coquine ! Un jour, vous me montrerez vos pensionnaires. Et je vous regarderai les caresser. Vous les caressez sous le menton ?

— Oui, et derrière les oreilles.

— Derrière les oreilles ! C’est admirable !

Kisiakoff avala un verre de vodka et saisit le poignet de Nina dans sa grosse main chaude :

— Soyons des amis, voulez-vous ? J’aime les petites filles. Et vous êtes une toute petite fille. Vous êtes triste, sans doute, de vous séparer de Tania ?

— Un peu. Je l’aimais bien. Mais elle sera heureuse avec Michel, et c’est ce qui compte avant tout.

— Oui, oui, grognait Kisiakoff en pétrissant les doigts de Nina sous la table. Ça vous fait tout drôle de vous dire qu’un monsieur emmène votre sœur et va… hum… et va la rendre heureuse… Je gage que vous attendez votre tour avec impatience ! Sans doute y a-t-il déjà quelque garçon du gymnase dont la pensée vous empêche de dormir ? Chut ! Je ne dévoilerai rien à vos parents…

— Mais non… Mais je ne sais pas ce que vous voulez dire… Mais…

— « Mais, mais, mais », je vous adore ! « Mais, mais, mais », vous êtes exquise ! « Mais, mais, mais », je demanderai à votre papa de vous laisser venir chez nous, à Mikhaïlo !

Il souffla et passa un doigt dans son faux col :

— Il fait une chaleur !

On apporta de la glace à la vanille, arrosée de chocolat fumant. Deux laquais, spécialement engagés pour la circonstance, versaient du champagne dans des flûtes de cristal. Un carré de ciel bleu vibrait dans la fenêtre ouverte.

L’air sentait les salaisons, les roses, l’herbe sèche et les parfums des dames. Arapoff se leva et se mit à chanter :


Qui boira la coupe ?

Qui sera prospère ?

Celui qui boira la coupe,

Celui qui sera prospère,

C’est notre cher Michel !…


Nicolas regardait son père, sa mère, les invités, et s’étonnait de la distance qui le séparait de ce monde. Trois jours plus tôt, il était à une réunion, chez Grunbaum avec Zagouliaïeff. Là, il avait lu un rapport sur la situation de la classe laborieuse en Angleterre. Il avait reconnu l’impossibilité d’une révolution pacifique et la nécessité de multiplier les proclamations et les réunions ouvrières clandestines. Et on l’avait applaudi. Il avait senti, alors, combien il aimait ce groupe de jeunes socialistes bavards, et, derrière eux, toute cette humanité d’artisans, de moujiks, de soldats et de lycéens, dont il exprimait et assumait l’angoisse. En vérité, il avait cru, sur le moment, qu’il n’y avait pas d’autre Russie que celle des petites gens et des grandes souffrances. Mais, tout à coup, après quelques heures de train, voici qu’il tombait en pleine réunion familiale, dans une pièce claire où sonnait le rire des jeunes filles, et où son père, élégant et blagueur, levait son verre à la santé du futur ménage. Ces êtres-là étaient riches, heureux, insouciants. Ils n’étaient pas plus méchants que les autres. Nicolas les estimait autant que les autres. Cependant, ils devaient, selon sa propre volonté, disparaître.

— Tu ne bois pas, Nicolas ? demandait Arapoff.

— Si, si ! dit Nicolas, et il avala une gorgée de champagne sec qui lui brisa la langue.

Les convives se levèrent en repoussant leurs chaises. Tania prit le bras de Michel et s’avança vers Nicolas qui allumait une cigarette.

— Je veux que vous deveniez de grands amis, dit-elle.

— Ce sera facile ! dit Nicolas.

— Si nous faisions une partie de whist ? proposa Arapoff.

— Constantin ! Un jour pareil ! Tu n’as pas honte ? dit Zénaïde Vassilievna.

Et, de nouveau, tout le monde se mit à rire. Nicolas rit comme les autres. Un plaisir coupable menaçait de l’envahir et de le priver de sa force « Non, je n’ai pas le droit, je n’ai pas le droit d’être heureux à cause de cela », songea-t-il.

Il tira quelques bouffées de sa cigarette, nerveusement, et s’approcha de la fenêtre. Kisiakoff posa une main sur son épaule.

— Alors, le philosophe, toujours plongé dans vos méditations ? dit-il. Toujours prêt à régénérer le monde ?

— Toujours, dit Nicolas. Mais ce n’est pas simple. Les hommes se complaisent dans le mal et la facilité.

— Et pourquoi ne serait-ce pas Dieu qui aurait voulu ce mal ? dit Kisiakoff. Et pourquoi le mal parfait ne serait-il pas aussi aimable à Dieu que le bien parfait ? Et pourquoi le pécheur que Dieu ne retient pas sur la pente du péché serait-il condamné, alors que Dieu ne lui a pas donné les moyens d’échapper à cette condamnation ? Non, si le mal subsiste, c’est qu’il est, comme le bien, d’essence divine.

— Admettre l’essence divine du mal, c’est nier Dieu.

— Pas du tout. C’est vous qui diminuez Dieu en niant sa responsabilité dans la destinée des méchants. L’homme adore Dieu dans toute sa plénitude, lorsqu’il sait être méchant avec volupté. Voyez-vous, il y a un critérium qui ne me trompe jamais : c’est à la volupté qu’on reconnaît l’accord entre le créateur et sa créature. Et, cette volupté, vous pouvez l’obtenir aussi bien en faisant l’aumône qu’en violant une fille.

— Vous avez une théorie bien commode, dit Nicolas.

— Pourquoi me faudrait-il rechercher la difficulté ? Le christianisme a été la religion de la difficulté. Le Christ a méconnu la terre pour glorifier le ciel. « L’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » Vous, les socialistes, vous vous rapprochez de moi sans le savoir, puisque vous redécouvrez les plaisirs de la terre au détriment des plaisirs célestes.

— Vous ignorez tout de nos conceptions, dit Nicolas.

— Non, non, je n’ignore rien, dit Kisiakoff en plissant les yeux. Pour vous, le bien-être du peuple est une fin en soi. Vous voulez éduquer ce peuple, lui donner un bon toit, un bon feu, une bonne marmite et des joies dominicales. Vous êtes, comme moi, des voluptueux. Et je vous en félicite. Mais, ce que je vous reproche, c’est de prétendre contrôler cette volupté administrative, avec tarifs, horaires et comité d’organisation, c’est pire que le bagne. La volupté doit être spéciale à chacun de nous. Chacun de nous doit prendre son plaisir où bon lui semble, faire le bien et le mal comme bon lui semble. Vous avez une opinion timide de la félicité animale.

— Mais nous ne voulons pas de la félicité animale ! s’écria Nicolas. Nous voulons simplement l’institution d’un régime populaire, qui seul permettra d’améliorer le sort des ouvriers et des paysans.

— C’est ce que j’appelle préparer la félicité animale du peuple.

— Nous nous occuperons aussi de leurs âmes.

— Alors, vous leur donnerez une religion ?

— Oui.

— Laquelle ?

— Mais, la religion chrétienne, dit Nicolas.

— C’est impossible, puisque la religion chrétienne est une religion « désincarnée », ascétique, ennemie des satisfactions matérielles. Souvenez-vous des paroles du Christ dans le Sermon sur la Montagne « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtus ! » Le Christ n’est pas venu apporter au monde une paix immédiate par l’augmentation des salaires, la distribution des terres et la réglementation du travail, mais une foi stérile dans l’au-delà.

— Nous compléterons l’œuvre du Christ.

— La compléter, c’est la défigurer. Vouloir le bien-être tangible, c’est renier la doctrine du Christ, c’est être l’Antéchrist. Vous êtes un Antéchrist, mon cher Nicolas, dit Kisiakoff.

Et il se mit à rire en caressant sa barbe du bout des doigts.

— D’ailleurs, on ne peut pas croire à la fois en Dieu et en Jésus, reprit-il, et cela pour la simple raison que la doctrine de Jésus n’est pas faite pour le monde de Dieu. Le Christ a trahi Dieu. Et, si Dieu a admis que Jésus fût arrêté, bafoué, crucifié, et qu’il mourût entre deux larrons, c’est qu’il était furieux contre le Christ. Il a rappelé le Christ, il a tué le Christ, parce que le Christ avait trompé sa confiance. Il a voulu même que le souvenir du Christ s’effaçât dans les cervelles humaines. Et c’est pour ça qu’il a refusé d’accorder l’éclat de sa présence à cette agonie. Il a souhaité que cette mort fût aussi lamentable et laide que la mort de n’importe quel malfaiteur. Il a montré aux foules stupéfaites ce corps faible et blanc, ce corps vulgaire. Et le Christ avait beau implorer la clémence de son père, Dieu se taisait obstinément. Bien mieux, il poussait le bras des bourreaux, il enfonçait avec eux la couronne d’épines sur le crâne du supplicié, il plantait avec eux les clous noirs dans les paumes et dans les pieds offerts. Et il eut un soupir de soulagement lorsque la forme du Christ fut rivée au bois de la potence, et qu’elle apparut, écartelée entre ciel et terre, entre Dieu et homme, entre créateur et créature, comme la défroque d’un intermédiaire malhonnête. Les fidèles regardaient cette croix de sang qui biffait l’œuvre impie du Christ. Ils comprenaient qu’il n’y avait plus personne entre eux-mêmes et Dieu. Ils étaient heureux. Ils songeaient que leurs enfants le seraient aussi, jusqu’à la nuit des âges. Mais le venin du Christ était dans la conscience de ses apôtres. Ceux-là propagèrent la mauvaise parole. Et, par amour du Christ, ils nous éloignèrent de Dieu. Nous attendons encore la venue de l’Antéchrist qui nous ramènera dans la lumière de Dieu, après les ténèbres du christianisme. Peut-être êtes-vous cet Antéchrist tant espéré ? À moins que ce ne soit quelqu’un de vos amis, ou moi-même ?

Nicolas observait Kisiakoff avec inquiétude. Les yeux de cet homme brillaient d’une lueur froide et noire. Ses lèvres étaient mouillées de salive. Il haletait, comme au terme d’un long effort. Était-il ivre ?

— Eh bien, moi, dit Nicolas, si l’on me demandait de choisir entre Dieu et le Christ, je choisirais le Christ !

— Vous êtes un sentimental, dit Kisiakoff. Réfléchissez à mes paroles. Et vous reconnaîtrez que je n’ai pas tort.

Il tira de sa poche un grand mouchoir, s’essuya les mains et le visage, et dit encore en regardant par la fenêtre :

— Ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’on peut dire n’importe quelle ordure, et le ciel est toujours bleu !

Nicolas frémit, comme s’il eût posé le pied sur une pierre glissante. Il s’apprêtait à répondre, lorsque Lioubov le rejoignit.

— Vania, susurra-t-elle en se pendant au bras de son mari, tu sais, il me faudra une robe pour le mariage.

Kisiakoff eut un sourire servile et inclina légèrement la tête :

— Tout ce que tu voudras, ma colombe.

— Je la vois en faille bleue, avec des incrustations de velours noir autour du corsage. Comme j’ai la peau très blanche…

— Oui, oui, c’est vrai, tu as la peau très blanche ! dit Kisiakoff.

— Cela flattera mon teint, n’est-ce pas ?

— Ah ! ma jolie ! Quand je pense que ton frère a voulu me prouver que je ne devais plus t’aimer comme je t’aime !

— Quelle audace ! dit Lioubov, et elle éclata de rire.

— Oui, dit Kisiakoff. Ces jeunes gens n’ont aucun savoir-vivre.

— Où sont les fiancés ? demanda Marie Ossipovna. J’ai un petit souvenir que je voudrais remettre à Tania.

Michel et Tania s’étaient enfuis du salon. Par la fenêtre ouverte, Nicolas les regarda traverser le jardin. Ils se dirigeaient vers un vieux banc qui était près de la grille. Bientôt, ils disparurent. Nicolas se sentit désemparé et triste, comme s’il ne devait plus les revoir.

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