CHAPITRE IV

M. Lebègue fit un sourire mondain, tira les manches de sa redingote et poussa Michel et Volodia dans le salon des Arapoff en murmurant :

— N’oubliez pas le baisemain, jeunes gens !

Zénaïde Vassilievna Arapoff était assise dans un grand fauteuil près de la table chargée de porcelaines blanches. C’était une femme de quarante ans, potelée et rose, au nez retroussé, au regard tendre. Elle était myope, et plissait les yeux en parlant.

D’autres dames l’entouraient et causaient avec animation en tournant des cuillers musicales dans leurs tasses.

— Voilà notre petit Volodia et son futur compagnon d’études, dit Zénaïde Vassilievna d’une voix basse et veloutée.

Volodia baisa la main de Zénaïde Vassilievna et déclara posément :

— Nous nous excusons d’arriver si tard…

— Et moi aussi je m’excuse, dit Michel, dans un effort terrible pour vaincre sa timidité.

Il y eut un éclat de rire tout à fait incompréhensible parmi les dames. Une jeune personne, parfumée comme une rose, se pencha vers Michel, le baisa vivement au front et demanda :

— C’est le fils d’Alexandre Lvovitch, n’est-ce pas ?

— Il est arrivé avant-hier, dit M. Lebègue.

— Et il sait monter à cheval, dit Volodia avec fierté.

Michel rougit et dirigea son attention sur la fenêtre ouverte où bourdonnaient des guêpes. Une servante entra dans la pièce avec un grand plateau chargé de tranches de pastèques. Quelqu’un cria :

— Ma chère, j’ai oublié de vous dire. Les Gleboff ont reçu des nouvelles de leur fils qui est à Paris…

Et toutes les dames se mirent à parler ensemble.

— Un garçon très bien… Il s’est fourvoyé… Sa pauvre mère… Toutes les larmes de son corps…

Volodia tira Michel par la manche :

— Elles nous embêtent… On va filer…

Comme si elle eût deviné leur intention, Zénaïde Vassilievna se tourna vers les enfants et dit :

— Ne vous croyez pas obligés de rester au salon, mes petits. On vous attend dans la cour.

La cour était vaste, sablonneuse et cernée d’une palissade en planches. Une quinzaine de gosses étaient rassemblés là et se chamaillaient avec frénésie. La petite Tania, qui venait d’avoir dix ans, pleurait parce que les deux dames les plus généreuses de la ville lui avaient donné deux poupées parfaitement identiques. Sa sœur aînée, Lioubov, maigre et criarde, lui expliquait violemment que ce coup double était une réussite.

— Comme ça, tu as des jumeaux. Ça existe les jumeaux, et c’est tout.

Tania secouait la tête :

— Non… non…

— Tu n’en as jamais vu ?

— Non…

— Alors, si tu ne me crois pas, échange cette poupée contre l’une des miennes.

— Non.

— Nina, explique-lui !

Nina, douce, molle et lunatique, protégeait un petit chat contre les entreprises de son frère Akim.

— Donne-le-moi, dit Akim. Il fera le fauve.

— Jamais ! Il est à moi.

— Regarde les trois filles Arapoff, dit Volodia en s’arrêtant sur les marches de l’escalier. Laquelle te plaît le mieux ?

Michel demeurait bouche bée.

— Lioubov, c’est un diable en jupe, dit Volodia. Je me la réserve. Toi, si tu veux, prends Tania qui n’est pas encore formée, ou Nina, la cadette, qui ramasse tous les petits chats abandonnés du quartier. Ce soir, tu me raconteras tes affaires et je te raconterai les miennes.

— Volodia ! cria une voix stridente.

Et toute la marmaille se précipita vers l’escalier.

Volodia, très maître de ses effets, arrêta d’un geste la ruée :

— Écoutez tous. Je suis venu ici avec mon nouvel ami. Il s’appelle Michel. Il monte à cheval et lance le lasso. Nous allons organiser une représentation magnifique.

— Et moi, je ne veux pas qu’on organise de représentation, dit Lioubov.

Elle le défiait, l’œil brillant, les sourcils rapprochés, la bouche pincée en cul de poule.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas. Et c’est tout. Ça m’embête. Et c’est tout. Et ce sera raté. Et tout le monde se moquera de vous.

— Lioubov, tu es une imbécile ! dit Volodia.

— Et toi, tu es très intelligent. N’empêche que tu ne me forceras pas à sauter dans un cerceau comme la fois où j’ai déchiré ma jupe.

— Tu ne sauteras pas dans un cerceau. Tu feras la danseuse de corde.

— Avec une ombrelle ?

— Oui.

Il y eut un silence ému dans l’assemblée.

— Bon, dit Lioubov, brusquement radoucie. Comme ça, j’accepte.

— Et moi, qu’est-ce que je ferai ? Et moi ? Et moi ? s’écrièrent les invités.

— Chacun aura son rôle. Je vais étudier le programme. Suivez-moi.

Volodia descendit les marches du perron et se dirigea vers le hangar, traînant à sa suite un troupeau humble et murmurant. Tania, la prunelle éteinte, la lèvre boudeuse, ses deux poupées jumelles dans les bras, fermait le cortège. Elle avait un petit visage clair, aux yeux bleus finement bridés. De lourdes boucles blondes, soyeuses, lumineuses, encadraient ses joues. Elle marmonnait :

— Si au moins l’une des poupées était un garçon et l’autre une fille. Mais toutes les deux sont des filles !

Michel se tourna vers elle et dit avec une hardiesse qui le surprit lui-même :

— Vous pourriez habiller l’une des poupées en garçon et l’autre en fille.

Tania s’arrêta, réfléchit un instant et baissa les paupières d’une façon coquette :

— C’est vrai ! Merci. Oh ! Merci.

Puis elle jeta un glapissement qui parut lui déchirer la bouche :

— Nina ! Lioubov ! C’est arrangé ! J’ai un garçon et une fille !

Mais personne ne répondit à son cri de joie. Les enfants s’étaient groupés autour de Volodia, qui, assis sur un tonneau, pérorait avec des gestes décisifs :

— On commencera par une entrée de clowns. Les clowns seront Akim et moi-même.

— Ça m’est égal, dit Akim, qui mangeait une pomme avec une expression de paresse béate.

— Ensuite, viendra le numéro de Michel, l’homme de la steppe.

À ces mots, Michel frémit d’orgueil et de crainte. Son cœur battait à coups rapides dans sa poitrine. Comme il sentait que l’attention générale se concentrait sur lui, vivement il cambra la taille.

— Tu prendras un cordon de store pour le lasso. Et puis, il te faut un cheval sauvage. Qui veut faire le cheval sauvage ?

— Moi, dit Tania, et elle lança à Michel un chaud regard de tendresse.

Michel cligna des yeux et une vague de chaleur lui gonfla les joues.

— Tu ne sais pas faire le cheval sauvage, s’écria Lioubov. Tu ne sors pas de tes poupées !

— Si, je sais le faire, répliqua Tania. On courbe la tête, on renifle et on tape du pied.

— Tu auras l’air bête et tout le monde se moquera de toi ! Et c’est tout ! Et le numéro sera raté !

— Lioubov, gronda le directeur du cirque, si tu nous embêtes encore, je vais t’envoyer ma main sur la figure.

— Alors, moi je ne ferai pas la danseuse de corde ! dit Lioubov en ricanant. Et je sifflerai pendant que vous jouerez, et c’est tout !

Tania s’était rapprochée de Michel et le poussait doucement de l’épaule :

— Vous êtes content que j’aie accepté de faire le cheval ?

— Oh ! oui, bredouilla Michel.

— Vous savez, c’est moi qui suis la plus gentille des trois. Lioubov a mauvais caractère. Et Nina vient à peine d’avoir six ans. Elle ne pense qu’à ses petits chats. Non, c’est vraiment moi la meilleure. J’ai dix ans. Et vous ?

Elle lui souriait, le front baissé, le regard coulé à ras de sourcils.

— J’aurai douze ans, dans un mois, dit Michel, et il respira profondément, car il avait l’impression d’étouffer.

Volodia, qui l’observait depuis un moment, cria :

— Alors ? Ça va les affaires ?

— Il nous taquine, dit Tania. Il est amoureux de Lioubov.

Michel sentit qu’il fallait répondre quelque chose, mais il ne trouvait pas de mots pour exprimer son plaisir. Il demanda :

— Vous courez vite ?

— Très… Papa dit de moi que je suis une vraie flèche.

— Moi aussi, je cours vite. Ce doit être bon de courir derrière vous, dit Michel.

Ces paroles lui parurent tellement audacieuses, qu’il ferma les paupières, comme pour se soustraire au spectacle d’un cataclysme inévitable. Mais le monde ne broncha pas d’une ligne. Et, lorsque Michel rouvrit les yeux, Tania, le visage ardent, confiait ses deux poupées à la fille de la cuisinière :

— Tu les tiendras pendant mon numéro avec Micha. Elles regarderont.

Très rapidement, la cour des communs fut transformée en cirque. La piste était délimitée par une rangée de caisses et de tonneaux. Le hangar servait de coulisses. Sur la palissade en planches, Volodia fixa, au moyen de punaises, une grande affiche qu’il avait rédigée lui-même avec des encres de couleur :


CIRQUE BOURINE-ARAPOFF.

FORCE, COURAGE ET GRÂCE.

Plus de 20 attractions.


La femme de chambre de Zénaïde Vassilievna apporta un panier de vieux vêtements pour les travestis. Son apparition souleva une clameur rapace. Les enfants fondirent sur le panier, s’agrippèrent aux anses, renversèrent la charge dans le sable, fouillèrent les défroques avec une fièvre hâtive de chiffonniers. Volodia, debout au milieu d’eux, s’efforçait de rétablir l’ordre parmi cette marmaille déchaînée :

— Les plumes et les aigrettes sont pour les chevaux. Tania, sers-toi. La vieille robe rose, pour la danseuse de corde. Le frac déchiré pour les clowns. La toque de Zénaïde Vassilievna pour l’homme de la steppe…

Ceux qui étaient servis reculaient, farouches, serrant leur butin contre leur ventre. Lioubov secouait, à bout de bras, une jupe de soie tachée de rouille :

— Je ne mettrai jamais ça. Je ne veux pas être ridicule. Je ne ferai pas la danseuse de corde, et c’est tout.

Volodia imposa les échanges indispensables, calma les jalousies naissantes, excita les enthousiasmes suspects. À cinq heures, la troupe était rangée au complet, dans le hangar. Akim fut chargé de « prévenir les parents ». Il revint en courant :

— Ils arrivent !

Dès que les grandes personnes se furent installées sur le perron, Volodia, en haut-de-forme et ganté de blanc, commanda :

— Les clowns en avant !

Les portes du hangar s’ouvrirent en grinçant, et Volodia, suivi d’Akim, qui n’avait pas lâché sa pomme, entra en piste aux applaudissements du public. Les enfants piaillaient :

— Vite, vite, refermez les portes ! Il ne faut pas qu’on voie les autres artistes !

Déjà, des voix maternelles criaient, à l’autre bout de la cour :

— N’est-ce pas Nina que j’aperçois, tout au fond ?

— Et Sonietchka ! Tu n’as pas trop chaud, Sonietchka ?

— Les portes ! hurla Lioubov.

Volodia rebroussa chemin et ferma les portes d’un coup de pied. Puis Michel l’entendit qui s’éloignait en imitant le chant d’un homme ivre.

— Il joue bien, dit-il. On croirait vraiment un homme ivre.

— Après, c’est à nous, murmura Tania.

Il faisait sombre dans le hangar. Quelques filets de lumière brillaient aux fentes des planches disloquées. Du plafond, pendaient des toiles de sac. Tania était blottie contre Michel, et il sentait le souffle de la fillette sur sa joue. Autour d’eux, se pressaient des visages obscurs. Quelqu’un soupira :

— J’ai envie de sortir.

— On ne sort pas, dit Michel.

Les ténèbres le rendaient courageux. Une exaltation singulière lui dilatait la poitrine. De toute évidence, il éprouvait pour Tania un sentiment d’une valeur exceptionnelle. Était-ce un des entraînements amoureux dont Volodia paraissait friand ? L’aigrette accrochée au front de Tania scintillait légèrement dans l’ombre.

— J’ai peur, dit Tania.

Une voix querelleuse retentit au fond du hangar :

— Je n’irai pas. Et c’est tout ! Je ne veux pas me montrer dans une robe trop longue.

— Tu es une fille. Et toutes les filles sont des buses. Quand Volodia reviendra, il te tirera les cheveux, répondit un invité.

Tout à coup, les portes s’ouvrirent avec violence. Le numéro de clowns était fini. Volodia et Akim regagnaient les coulisses en riant. Akim n’avait plus sa pomme.

— À vous, dit Volodia, en s’épongeant le visage avec le revers de la manche.

— À nous ! s’écria Tania. Mon Dieu ! Oh ! Michel ! Je n’oserai jamais…

— Tu fais des manières et tout le monde le comprend, et c’est tout ! grogna Lioubov.

— Tania, le public s’impatiente, espèce de toupie ! hurla Volodia.

— Bien, dit Tania.

Dans un grand effort, elle redressa la tête et sortit du hangar en caracolant et en reniflant à pleine gorge.

« Pourvu que tout se passe bien », songea Michel. Et, les genoux faibles, le cœur défaillant, il suivit la fillette.

— Caracole, toi aussi, lui cria Volodia.

Michel se mit à caracoler le long des caisses. La lumière brusque du ciel l’aveuglait. Il regarda les parents, massés au fond de la cour, qui bavardaient entre eux avec des mines aimables. Des gamins de la rue s’étaient hissés sur la palissade et contemplaient le spectacle en croquant des graines de tournesol. Ils crièrent :

— Oh ! la drôle de fille !

Tania galopait d’une façon alerte et gracieuse en secouant ses lourdes boucles blondes. Le jeu de ses jambes fascinait Michel et lui donnait vaguement la nausée. Elle était vraiment très jolie avec sa jupe cloche semée de fleurs. Le mouvement de la course découvrait ses jupons amidonnés. Ses bottines jaunes étaient minuscules. Le comble du bonheur eût été de courir derrière elle jusqu’à en mourir de fatigue et de joie. Mais, tout à coup, une idée atroce traversa Michel et l’arrêta, stupide, au centre de la piste : il n’avait pas le lasso.

Volodia avait ouvert la porte du hangar et criait :

— Ton lasso, tu l’as oublié ici !…

Les parents éclatèrent de rire. Tania s’assit sur une caisse et dit « Eh bien ! » Et Michel, brûlé de honte et de rage, dut revenir aux coulisses et accepter le cordon de store que lui tendait une main charitable.

— Ce n’est rien… Un accroc, disait Volodia.

Les rires se turent enfin, et Michel, ivre de haine, les dents serrées, le cœur meurtri, reprit sa course en grommelant des injures. Patience ! Il leur montrerait à ces rieurs imbéciles de quoi était capable un garçon de sa race. Il les étonnerait par son adresse. Il les obligerait à regretter leur effronterie. Comme ils le complimenteraient plus tard ! Comme on parlerait de lui à table, ce soir même, et tous les autres soirs ! « C’est le fils d’Alexandre Lvovitch ! Un vrai Tcherkess !… »

En quelques enjambées, Michel se rapprocha de la fillette. Elle tourna vers lui une figure rose et moite. « Je suis Tchass et elle est la jument noire », songea Michel. Il cria :

— Hourra ! Hourra ! pour se donner du courage.

Et, de la main droite, il balançait la masse pliée du lasso. Tout à coup, il leva le bras, lança la corde. Un sanglot aigu répondit à son geste. La boucle, mal dirigée, avait frappé l’œil gauche de Tania. Les deux mains sur le visage, la fillette trépignait et poussait des hurlements affreux. D’un seul mouvement, le public avait abandonné ses places.

— Ma petite fille ! Ma chérie ! Apportez vite de l’eau ! Il faut prévenir Constantin Kirillovitch ! Un peu de valériane, Macha ! Et des mouchoirs !…

Les artistes, jaillis des coulisses, accouraient à toutes jambes, en glapissant :

— Un accident ! Un accident !

Michel, pétrifié, demeurait à l’écart du groupe. Ses mains devenaient froides. Et sa tête lui faisait mal. De toutes ses forces, il tentait de comprendre. Mais à quoi bon réfléchir ? N’avait-il pas blessé une fille, la fille de son hôte, l’amie de son meilleur ami ? Par ce geste, il s’était désigné au mépris des autres enfants et à la juste rancune de la famille. En vérité, il méritait qu’on le chassât dans la rue. Volodia s’approcha de lui, la mine consternée.

— Ne t’inquiète pas, dit-il.

— Laisse-moi. Je me tuerai, grogna Michel.

Cependant, le groupe se défaisait lentement autour de la victime. Et Michel vit Zénaïde Vassilievna reconduire sa fille vers la maison. Tania marchait à petits pas boiteux. Sa robe était trempée d’eau. Une compresse énorme, gorgée de coton, tapissée de gaze, lui couvrait l’œil gauche et une moitié de la joue.

— Mon Dieu, dit Michel. Elle est aveugle. Et c’est ma faute…

— Mais non, dit Volodia. Les filles aiment qu’on les batte.

— Je ne peux plus rester dans cette maison, dit Michel d’une voix basse. Je ne suis pas digne de cette hospitalité. Je ne suis pas digne de mon nom. Je ne suis pas un Danoff. Si Artem savait ça…

Arrivée au perron, Zénaïde Vassilievna confia sa fille à une nounou éplorée et revint sur ses pas.

— Mes enfants, dit-elle, après ce petit incident, j’espère que vous allez jouer à des jeux plus calmes. Tania va se reposer un peu et vous rejoindra dans un moment…

Tandis qu’elle parlait, Michel s’était approché d’elle.

— Je vous demande pardon, murmura-t-il. Je ferai tout ce que vous exigerez pour réparer ma faute.

— Tout ce que j’exigerai ? s’écria Zénaïde Vassilievna en riant, alors emmène tes petits amis prendre une tasse de chocolat au salon, et quitte cet air grognon.

— Pardon ! Pardon ! dit Michel. Je suis un chien. Un sale chien !

Et il se donnait des claques sur les joues :

— Chien ! Chien !

— Allons ! Allons ! Calme-toi, dit Zénaïde Vassilievna. Ce n’est rien…

Elle se baissa vers lui et le baisa sur la tempe. Michel ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, Mme Arapoff avait disparu.

— Comme elle est bonne ! dit Michel.

Brusquement, il s’imagina sauvant Zénaïde Vassilievna d’un incendie. Les flammes dévoraient le dernier étage de la maison. Et lui, dressé sur l’échelle des pompiers, environné de fumée et d’étincelles craquantes, descendait les barreaux de bois en portant Zénaïde Vassilievna dans ses bras vigoureux. En bas, la foule noire l’acclamait, l’appelait par son nom : « Micha ! le héros ! Micha ! » Et Tania, assise au bord du trottoir, levait vers lui un regard d’extase. « Il a blessé la fille. Il a sauvé la mère. » Rasséréné par cette vision bénéfique, Michel consentit à suivre la horde des invités qui se ruait vers la table.

À sept heures du soir, comme les enfants jouaient aux charades costumées, dans le salon, Tania fit une apparition tragique, l’œil bandé, la démarche aveugle et un sourire douloureux aux lèvres. On l’entoura :

— Tu as mal ?

Michel s’était avancé vers elle, penaud et taciturne.

— Tania, je suis malheureux de ce que j’ai fait, dit-il.

Elle mit beaucoup de noblesse dans le regard de son œil valide et répondit :

— Je ne vous en veux pas, Michel. On risque toujours quand on fait le cheval.

— Tu ne sais pas faire le cheval. Si tu le savais, ça ne serait pas arrivé. Et c’est tout, dit Lioubov. Moi, ça ne m’est jamais arrivé.

— Lioubov, je te défends d’embêter Tania, dit Volodia en levant la main.

Michel lança un regard de haine à la fillette et grogna :

— À toi aussi, je peux taper sur l’œil, si je veux !

— Sauvage ! cria Lioubov. Je le répéterai à maman ! Maman ! Maman ! Il a dit…

Mais, à ce moment, la porte d’entrée claqua vigoureusement, et les dames qui étaient assises dans le salon tournèrent la tête :

— Constantin Kirillovitch !

— Eh oui ! c’est moi, mes amis, c’est moi ! dit Arapoff en entrant dans la pièce.

Il se tenait droit comme un officier et souriait gaiement dans sa barbe blonde :

— Alors ? Vous avez bien papoté ? Vous avez dit du mal de vos amies et de vos maris, et du bien de vos enfants et de vous-mêmes ?

— Les hommes se figurent toujours qu’on parle d’eux en leur absence, soupira une petite rouquine au nez impertinent et à la poitrine renflée comme un flanc de théière.

Arapoff effleura des lèvres le front de sa femme et baisa successivement la main de toutes les invitées.

— N’est-ce pas qu’il est beau, papa ? murmura Tania.

— Oui, dit Michel.

— Il plaît beaucoup aux dames. Il est médecin.

— Et les enfants ? demanda Arapoff. Tiens, ma petite Tania s’est offert un pansement sur l’œil pour son anniversaire ?

Michel sentit son cœur se décrocher dans sa poitrine.

— Ce n’est rien, dit Tania. Un accident au cirque. Demain, il n’y paraîtra plus.

— Pas besoin du docteur ?

— Non, papa.

— Alors, c’est parfait ! Quelle journée ! Je suis fatigué et bête. Venez m’embrasser, les mioches.

À ces mots, les enfants se précipitèrent sur Constantin Kirillovitch avec des piaillements d’allégresse. Tania s’accrocha au cou de son père. Nina et Lioubov se pendirent à ses bras. Akim empoigna sa jambe droite, comme une colonne.

— Prisonnier ! Prisonnier ! criaient-ils.

— Que faut-il faire pour que vous me relâchiez ? disait Arapoff, riant et se débattant avec douceur.

— Des caramels ! Des caramels !

— C’est une condition terrible… Je ne sais si je dois… Enfin… Allez les chercher dans l’entrée… Un paquet bleu…

Les enfants l’abandonnèrent et s’élancèrent vers la porte en hurlant.

Arapoff se tourna vers les dames :

— Je reviens du jardin. Les roses sont admirables, veloutées, charnues, souriantes…

— On croirait que vous parlez d’une femme, Constantin Kirillovitch, dit la petite dame rousse.

— C’est vrai, le langage est le même, dit Arapoff.

Zénaïde Vassilievna regardait son mari avec une expression d’adoration inquiète. Elle savait qu’il la trompait, mais n’osait pas exiger une fidélité absolue d’un homme aussi charmant, sociable et cultivé.

— Zina ! dit Arapoff en lui tapotant la joue comme à une fillette. Je vais m’occuper de la cuisine. Quand je n’y mets pas le nez, le chef néglige son travail. D’ailleurs, il ne sait pas orner un plat. Et ses marinades sont ratées. Ah ! la table, les roses, les femmes !

— Vous êtes un bon vivant, dit une vieille dame sévère à lorgnon.

— Je suis vivant, voilà tout. Je cueille tous les plaisirs de l’existence avec une égale gratitude.

— Il y a des limites, s’exclama une grosse femme quelque peu moustachue, mère de huit enfants.

— Papa, demanda Tania en sortant son bonbon de la bouche pour en admirer la couleur mordorée, est-ce qu’on ne pourrait pas rester à souper avec les grandes personnes ? C’est mon anniversaire.

— Tu n’y songes pas, dit Zénaïde Vassilievna. Les enfants doivent être couchés à neuf heures.

Tania avança une lippe désenchantée :

— Pour une fois !

— Mais oui, reste donc, reste, dit Constantin Kirillovitch avec rondeur. Et j’invite tous tes petits amis à te tenir compagnie.

— Voilà comme il est ! soupira Zénaïde Vassilievna en joignant les mains d’un air amoureux et triste. Je t’assure, Constantin…

Elle ne put achever. La porte s’ouvrit et Philippe Savitch Bourine, maigre, sec, en redingote olive, apparut sur le seuil. Un instant, il se tint immobile et considéra l’assemblée avec colère. Il était de mauvaise humeur. Ce matin même, il avait eu avec sa femme une scène pénible, vulgaire. Elle lui reprochait ses dépenses excessives et le soupçonnait d’entretenir une maîtresse. C’était vrai qu’il entretenait une maîtresse et qu’elle lui coûtait cher. Mais il n’était pas le seul mari infidèle d’Ekaterinodar. Arapoff, par exemple, était encore plus coupable que lui. Cependant, jamais Zénaïde Vassilievna n’aurait osé adresser à son époux la moindre réprimande. Il avait de la chance, Arapoff. Un bon mariage. Une maison confortable. Des enfants sains et joyeux. D’un coup d’œil rapide, Philippe Savitch isola son fils dans le groupe des petits invités. Chaque fois qu’il voyait Volodia, il éprouvait un sentiment d’irritation et de gêne. C’était plus fort que lui. Ce gamin l’agaçait. Sa femme l’agaçait aussi d’ailleurs. Tout le monde l’agaçait. Il était fatigué de vivre.

— Tu en fais une tête ! dit Arapoff en lui tendant la main.

— Des ennuis.

— Dans tes affaires ?

— Oh ! mes affaires, dit Bourine avec mépris.

Il était architecte, mais la fortune de sa femme lui permettait de refuser la plupart des commandes.

— Ta femme ? demanda Arapoff à voix basse.

Bourine inclina la tête :

— Elle ne veut pas comprendre.

— Quoi ?

— Que j’en ai assez.

— D’elle ?

— D’elle, de l’autre, de moi…

— Que de cachotteries ! dit Zénaïde Vassilievna en s’avançant vers Philippe Savitch. Je croyais que vous nous amèneriez Olga Lvovna.

— Elle s’excuse. Elle est malade.

Des pas retentirent dans l’antichambre. Arapoff se porta au-devant des nouveaux arrivants. Les maris de ces dames revenaient du Cercle. Il y eut des exclamations, des embrassades. Un maréchal de la noblesse, pansu et fessu, s’écriait en appliquant de grandes tapes sur le dos d’Arapoff :

— Alors, mon bon. On ne te voit plus. J’avais besoin de te parler. Je suis allé jusqu’à ton jardin, tu n’y étais pas.

— Je n’y ai pas mis les pieds de la journée ! dit Constantin Kirillovitch, oubliant qu’il avait affirmé, quelques instants plus tôt, avoir passé son après-midi à soigner les roses.

Zénaïde Vassilievna rougit légèrement et détourna la tête.


La table, drapée d’une nappe blanche, était chargée de hors-d’œuvre nombreux. Caviar frais, glauque et léger, caviar de conserve, pressé en brique, ceps marinés, radis noirs à la crème, concombres salés, raisins au vinaigre et au sucre, harengs habillés d’oignons et de carottes, esturgeon fumé, tomates farcies, balyk, cochon de lait au raifort, saumon froid, pâté de choux. Des flacons de vodka blanche, de vodka au poivre et de vodka à la sorbe, des fioles d’eau-de-vie aux groseilles, aux framboises et aux cassis, des bouteilles de vin blanc et rouge de Crimée, de vin du Caucase rosé et lourd et de vin français, bordaient ce parterre de victuailles. L’air sentait le poisson, la marinade, le fenouil. Les domestiques s’empressaient derrière les chaises. La voix de Tania retentit :

— Est-ce qu’il y aura une bombe glacée pour le dessert ?

— Oui, et arrosée de chocolat chaud ! dit Arapoff.

— Tu as tort de lui répondre, dit Zénaïde Vassilievna. Elle devient mal élevée.

— Et après ? Je suis allé exprès aux cuisines pour voir s’il y aurait de la glace ! dit Constantin Kirillovitch.

— Constantin ! dit Zénaïde Vassilievna avec reproche.

Mais il ne l’écoutait plus :

— Philippe Savitch, tu ne bois rien, tu ne manges rien…

Un gros homme à favoris d’étoupe pérorait en balançant sa fourchette :

— Pendant mon dernier voyage de Minsk à Pinsk…

Tania, qui était assise à côté de Michel, le poussa du genou.

— Minsk à Pinsk… Celui-là, chaque fois qu’il ouvre la bouche, il parle de Minsk à Pinsk. Nous l’avons surnommé M. Minsk-à-Pinsk…

Et elle éclata de rire.

— Un peu moins de bruit, les enfants, dit Zénaïde Vassilievna.

— Et pourquoi donc ? s’écria Arapoff. Qu’ils rient ! C’est de leur âge ! Je suis heureux et je veux que tout le monde le soit. Même Philippe Savitch !

Bourine qui mastiquait une olive, fronça les sourcils :

— Être heureux et braire, ça fait deux, dit-il d’une voix sinistre.

La gaieté d’Arapoff lui était insupportable. Il souhaitait confusément qu’une catastrophe endeuillât cette famille prospère. Lorsque Zénaïde Vassilievna parla de son fils aîné, Nicolas, un garçon de seize ans déjà, qui terminait ses études à Moscou, il dressa l’oreille. Nicolas inquiétait ses parents. Sa santé était précaire. Il écrivait rarement.

— Pourvu qu’il ne tombe pas sur de mauvais camarades, sur des libéraux, soupira Zénaïde Vassilievna.

— Tous les intellectuels sont libéraux, dit M. Minsk-à-Pinsk. C’est la nouvelle mode. Savez-vous que le professeur de droit civil à la Faculté de Moscou, Kovalevsky, n’a pas craint de dire à ses élèves : « Comme dans notre pays le droit n’existe pas, je ne vous ferai pas un cours de droit civil, mais d’adaptation » ? Je tiens ces paroles de mon neveu.

— Kovalevsky a été révoqué, dit Constantin Kirillovitch.

— Oui, mais il y a des milliers de Kovalevsky en Russie, des milliers ! s’écria Philippe Savitch avec une soudaine allégresse.

Cette pensée le soulagerait un peu. L’angoisse qu’il lisait dans les yeux de Zénaïde Vassilievna lui était douce.

— Tout est pourri, ajouta-t-il.

Et il renifla avec sentiment.

— Moi, je ne veux plus qu’on parle de politique, susurra la petite dame rousse.

— Oui, oui, plus de politique, reprirent d’autres voix.

Il faisait chaud. La vodka et le vin montaient à la tête.

Une dinde rôtie et un plat de canard à la confiture de pommes ranimèrent l’appétit et la conversation.

M. Lebègue, mince, pâle, la cravate déviée, tentait vainement d’intéresser sa voisine aux charmes de la poésie française :

— Il y a dans Victor Hugo des vers qui sont d’un charme si pénétrant qu’on ne peut que les murmurer du bout des lèvres : « Sarah, belle d’indolence… »

— Sarah ! C’est une juive ? demandait la grosse dame moustachue.

Le maréchal de la noblesse tapa du plat de la main sur la table :

— Le problème juif est à sa phase critique.

— Le monde entier est à sa phase critique, dit Bourine.

M. Minsk-à-Pinsk buvait beaucoup et balbutiait des compliments à la jeune personne potelée et rousse qui était assise à sa droite. Subitement, il ferma les paupières et devint si rouge que Zénaïde Vassilievna craignit une attaque d’apoplexie.

— Ouvrez la fenêtre, dit-elle aux domestiques.

— C’est ça, ouvrez les fenêtres, s’écria Bourine. Donnez de l’air…

Arapoff décocha un coup d’œil à Philippe Savitch.

— Que veux-tu, je suis malheureux, dit Bourine.

Les domestiques ouvrirent la croisée sur un carré de nuit, pure et fraîche.

Michel tourna la tête vers la fenêtre. Tout à coup, il pensait que cette même nuit reposait sur la maison paternelle et sur l’aoul perdu dans l’herbe et le vent. Artem et Tchass étaient assis, jambes croisées, autour de la petite table. Les chevaux hennissaient en rêve. C’était triste.

— Vous avez l’air drôle. Vous ne mangez pas, dit Tania. C’est à cause de mon œil ?

— Oui, dit-il…

Et il rougit de son mensonge.

Au dessert, on servit du champagne sucré. Constantin Kirillovitch ordonna d’en verser un doigt dans le verre des enfants. Puis, il réclama le silence, se leva, la flûte à la main, le visage animé, la barbe légèrement défaite et déclara d’un ton emphatique :

— Je dédie mon premier toast aux dix ans de Tania.

Quand les applaudissements se furent tus, il bomba le torse et se mit à chanter :


Qui boira la coupe ?

Qui sera prospère ?

Celle qui boira la coupe.

Celle qui sera prospère,

C’est notre chère Tania…


Tania se dressa, confuse, les yeux brillants, et porta le verre à ses lèvres.

— Bois jusqu’au fond ! criaient les invités en claquant leurs mains l’une contre l’autre.

— Laisse cette petite, dit Zénaïde Vassilievna. Tu es ridicule.

— Jusqu’au fond ! Jusqu’au fond ! répétait Arapoff avec une rage joyeuse.

Tania vida son verre, et se laissa tomber sur sa chaise en gémissant :

— Ouf !

— Bravo ! hurla Constantin Kirillovitch.

— J’ai bien bu, n’est-ce pas ? dit Tania, en tournant vers Michel son seul œil bleu et tendre.

Mais, déjà, Constantin Kirillovitch saisissait un plateau, le chargeait d’une flûte pleine et s’approchait de la petite dame rousse avec une démarche glissante de danseur. Il se tenait, la tête haute et la main passée derrière le dos :


Qui boira la coupe ?

Qui sera prospère ?…


— Bois jusqu’au fond ! Bois jusqu’au fond ! crièrent les convives.

Tania criait plus fort que les autres.

— Tout ça ?… Je ne pourrai jamais ! gazouillait la dame.

Et elle posait sur sa poitrine une patte molle et blanche ornée de bagues.

— Jusqu’au fond ! Jusqu’au fond ! vociférait Arapoff. Nous ne vous laisserons pas avant.

Les invités criaient. Les domestiques riaient. Zénaïde Vassilievna souriait d’un air indulgent et doux. Et les enfants sautaient sur leur chaise et battaient des mains. La dame vida son verre et, d’un geste large, l’envoya se briser dans un coin de la pièce.

— Je n’en veux plus ! Vous m’avez tuée ! dit-elle en s’éventant gracieusement avec un mouchoir brodé.

— Ça c’est un anniversaire ! dit Tania, le regard fiévreux.

— Pour le mien, on n’a pas bu le champagne, dit Lioubov. On voit bien que tu es le chouchou de la famille !

Un coup de tonnerre roula au loin.

— Le ciel est de la fête, dit Arapoff.

— J’ai peur, dit la petite dame rousse. Quand il tonne, j’ai des picotements aux extrémités.

Après le repas, les grandes personnes passèrent au salon et les enfants se rassemblèrent sur le perron pour regarder l’orage. Dans le ciel, d’un violet menaçant, se boursouflaient d’étranges remous d’écume grise. L’averse tombait, raide, sur le sol. On entendait le bruit du sable troué d’eau et des feuilles de tilleul secouées. Un éclair fendit l’horizon d’une gifle blanche.

— La pluie sur la tête, c’est magnifique ! dit Volodia, et il se rua dans la cour.

Quatre ou cinq gamins se précipitèrent à ses trousses.

— On les suit ? demanda Tania.

— Non, dit Michel, restons.

Ils restèrent l’un près de l’autre, face à la nuit déchaînée. Derrière eux, il y avait la maison chaude, trapue, vivante. Et, devant eux, cette ombre infinie cinglée de gouttes d’argent.

— Si la foudre tombait ! Reviens, Volodia, ou je me plains à maman, et c’est tout ! cria Lioubov.

— C’est agréable d’être au bord de l’orage et d’avoir une maison solide derrière soi, dit Michel.

Tania ne répondit pas. Michel sentait dans sa main cette petite main souple. Il lui sembla que, d’une minute à l’autre, il allait s’évanouir de joie.

— Quand devez-vous partir pour Moscou ? demanda Tania.

— Dans cinq ou six jours. Pourquoi ?

— Pour rien…

L’eau ruisselait des gouttières et s’accumulait en mare au pied de l’escalier. Volodia revint avec ses compagnons, trempé, radieux, une branche cassée à la main :

— Vous êtes tous des mauviettes !

— Tais-toi, dit Tania. Écoute…

À travers le murmure étouffé de la pluie, parvenaient les sons limpides d’un piano. On eût dit que la musique descendait du ciel avec cette eau légère. Une voix d’homme chantait :


Par habitude, les chevaux connaissent

Le logis de ma bien-aimée.

Ils font sauter la neige épaisse.

Le cocher chante des chansons.


— C’est papa qui chante, dit Tania. Sans doute, une dame lui a demandé…

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