CHAPITRE PREMIER
Le contrôleur poussa la porte du compartiment et demanda :
— Vos billets, s’il vous plaît ?
Michel tendit son billet en maugréant :
— Vous l’avez déjà poinçonné.
— C’est possible, mais je vérifie.
— Combien de temps encore jusqu’à Ekaterinodar ?
L’employé tira sa montre :
— Deux heures quarante, si tout marche bien.
— Et sinon ?
— Sinon, à la grâce de Dieu, dit l’homme, et il referma la porte.
Il y avait deux ans que Michel n’avait pas revu Volodia. Olga Lvovna avait retiré son fils de l’Académie d’études commerciales pratiques, avant même la fin des cours. Depuis, il vivait auprès d’elle, à Ekaterinodar, et ne faisait rien. Comment Volodia pouvait-il accepter de ne rien faire ? Michel ne concevait pas le plaisir de l’oisiveté. Tout un côté de Volodia lui demeurait incompréhensible. Certes, les deux amis avaient correspondu avec persévérance, pendant cette longue séparation. Mais Volodia écrivait des lettres tellement lyriques et intelligentes que Michel ne les jugeait pas sincères, et, lorsque Michel voulait lui répondre, il suffisait qu’il s’installât devant son bureau pour ne plus trouver sous sa plume que des phrases banales, indignes du destinataire. Qu’aurait-il pu, d’ailleurs, raconter à Volodia sur son propre compte ?
La vie de Michel, depuis les derniers examens, avait été unie, familiale, laborieuse. Ses études finies, il était revenu à Armavir et son père l’avait associé d’emblée aux affaires des Comptoirs Danoff.
L’entreprise avait ouvert des succursales à Stavropol, à Simféropol et à Astrakhan. Michel voyageait d’un établissement à l’autre, contrôlait la gestion des directeurs locaux, ordonnait les échanges de marchandises entre les maisons filiales et dressait des statistiques de vente par qualités et par régions desservies. Ces statistiques lui avaient permis d’affirmer, à une réunion du comité directeur, que les tissus de fantaisie étaient d’un écoulement difficile à Armavir, qui préférait le madapolam et la cretonne à dessins asiatiques, mais se liquidaient aisément dans le rayon de Simféropol, qu’Astrakhan s’intéressait exclusivement aux coloris criards, propres à séduire la clientèle kalmouk, et que Stavropol suivait la mode de Moscou.
Michel était heureux de son activité et de la confiance que lui témoignait son père. Il suivait avec fièvre la montée d’un chiffre d’affaires, non par souci de lutte, mais par esprit de compétition. Il aimait l’effort, la réussite par l’effort. Souvent même, il renonçait à visiter les gardiens tcherkess de la propriété, pour surveiller l’inventaire des magasins et rédiger des rapports solides.
Il se rappelait parfois l’expression de son père « Cacher le Tcherkess », et il souriait de l’indignation qu’il avait éprouvée jadis à l’entendre. Lui aussi, à présent, « cachait le Tcherkess ». Et mieux qu’Alexandre Lvovitch, peut-être. En était-il moins attaché à son pays, à sa race ?
Il fallait à tout prix décider Volodia à revenir passer quelques jours au Caucase. Volodia racontait dans ses lettres qu’il souhaitait partir pour l’Italie, pour la France. Que ne choisissait-il plutôt Armavir ? Ils s’étaient si bien amusés à Armavir, pendant leurs premières vacances. D’ailleurs, ils avaient besoin l’un de l’autre. Et pas seulement sur le plan sentimental. Une grave question préoccupait Michel depuis quelques semaines. Autrefois, Alexandre Lvovitch avait résolu d’ouvrir une succursale des Comptoirs Danoff à Ekaterinodar. Philippe Savitch Bourine avait été chargé d’acheter le terrain et de tracer les plans de l’édifice. Mais son suicide avait interrompu net les premiers travaux. Et Alexandre Lvovitch, qui était superstitieux, avait renoncé au projet de la succursale « C’est un mauvais signe que cette mort, disait-il, il ne faut pas s’acharner sur une idée, lorsque Dieu t’indique aussi durement qu’elle ne lui est pas aimable. »
Il avait fallu toute l’insistance de Michel, pour que son père revînt sur sa décision. Michel avait prouvé, chiffres en main, que la région d’Ekaterinodar était particulièrement mal desservie, qu’elle rentrait dans la sphère d’action normale des Comptoirs Danoff, et que le terrain acheté suivant les indications de feu Philippe Savitch avait doublé de prix en quatre ans. Il importait d’exploiter cet avantage et de confier à Volodia Bourine, ancien élève de l’Académie d’études commerciales pratiques, la direction exclusive du futur établissement d’Ekaterinodar.
Alexandre Lvovitch avait délégué Michel pour examiner, sur les lieux, la possibilité de reprendre la construction de la succursale, et pour proposer à son ami le poste de directeur local. Il avait spécifié toutefois que Volodia Bourine n’entrerait en fonctions qu’après un stage de trois ans à la maison centrale d’Armavir. Michel avait aussitôt expédié un télégramme pour avertir Volodia de son arrivée, mais sans préciser le but de son voyage. En vérité, Michel redoutait un peu cette entrevue avec Volodia. Comment retrouverait-il son ami ? Ne serait-il pas déçu par ce jeune homme de vingt ans qu’il ne connaissait plus guère ?
Il regarda sa montre et son cœur battit plus vite. Le train longeait les vastes marécages de Kara-sou. À gauche, à droite, le remblai dominait une étendue de joncs verts et de flaques brunes, d’où montait le coassement flûté des crapauds. Une odeur de vase pourrie envahit le compartiment.
— On approche ! dit quelqu’un dans le couloir.
Un contrôleur, vêtu d’une tunique bleue, avec un sifflet pendu sur la poitrine, traversa le wagon en se dandinant. La locomotive poussa un meuglement prolongé. Déjà, les premières maisons s’envolaient comme des pages livides. Michel se pencha par la fenêtre et reçut en plein visage une gifle de vent furieux. La gare de briques ouvrait sa grande verrière enfumée à l’avant du convoi. Un aiguillage secoua le train. Les wagons défilèrent le long du quai où des porteurs en tablier blanc attendraient, les poings sur les hanches. Derrière eux, se pressait la cohue des parents, des amis, qui agitaient les bras et criaient avec des voix mécaniques. Le train s’arrêta enfin, comme enlisé dans la foule. Un grand silence vint des machines mortes. Michel aperçut, tout près des porteurs, un jeune homme blond et maigre, aux oreilles écartées, aux lèvres gourmandes, qui secouait son chapeau et riait en plissant les yeux.
— Volodia ! hurla Michel.
Il se précipita dans le couloir, bouscula une grosse dame impotente, buta contre des valises et des porte-plaids, et se retrouva sur le quai, devant Volodia.
— Enfin ! Enfin ! te voilà, Michel ! Tu n’as pas trop changé. Un peu grossi, peut-être ; mais il faut ça pour imposer au personnel des bureaux. Et moi, comment me trouves-tu ?
— Magnifique !
— Tu as bon goût, mon petit. Porteur ! Porteur ! Empoigne les bagages de ce respectable gentleman et suis-nous au pas de course, si tu en es capable ! Bien entendu, tu loges à la maison. Maman est d’accord. Elle fait toutes mes volontés, à présent. Ça n’a pas été sans mal ! Quelle bagarre ! Sois tranquille, elle ne nous dérangera pas. Elle habite une chambre, et moi tout le reste. Nous serons libres, libres, libres comme des externes ! Ha ! Ha ! Tu te souviens des externes, Michel ? Comme nous avons envié leur sort ! Par ici ! Par ici ! Porteur ! Il est complètement abruti, le bougre ! Moi aussi, d’ailleurs !
Il s’essuya le front avec un mouchoir plié en quatre, qui était violemment parfumé, gonfla ses joues et poussa un soupir de joie.
Le porteur arrima les bagages dans la calèche de Volodia. Les deux amis s’installèrent sur la banquette arrière, qui était tendue d’un drap bleu tout neuf. Le cocher claqua de la langue. Et la voiture s’éloigna de la gare au petit trot.
— Le retour de l’enfant prodigue ! dit Volodia.
Michel regardait son compagnon et lui souriait avec une tendresse amusée. Non, Volodia n’avait pas changé. Il était bien le même, bavard, léger, railleur, séduisant. Il suppliait Michel de lui raconter sa vie au Caucase, et l’interrompait aussitôt pour lui vanter les charmes d’Ekaterinodar. Il l’interrogeait sur ses espérances sentimentales, et lui coupait la parole pour évoquer le souvenir d’une certaine actrice aux dessous luxueux.
— Tu ne m’as toujours pas expliqué quelles sont tes occupations à Ekaterinodar, dit Michel.
Volodia dressa un doigt devant son nez et proféra d’une voix sourde :
— Elles sont multiples, diverses et passionnantes.
— Ce n’est pas une réponse. Que fais-tu ?
— Rien.
— Comment ça ?
— Je dis « rien ». Je ne fais rien. Ou, plutôt, ce que je fais et rien, c’est à peu près la même chose. Tu sais que ma mère s’est révélée une femme d’action étonnante. Achetant, vendant, jouant même à la Bourse, elle a redoré en cinq ans le blason écaillé des Bourine. Et moi, mon Dieu, je l’ai regardée faire. Et je continue à la regarder faire. Et je la regarderai faire jusqu’à ce qu’elle s’arrête de travailler…
— Et alors ?
— Alors ?… Eh bien, nous serons assez riches pour que je persiste à ne rien faire, je pense.
— Et tu es heureux ?
— Follement.
Michel hocha la tête d’un air triste et réprobateur.
— Mais tes projets ? dit-il. Tu voulais écrire, devenir célèbre…
— Je le veux encore ! s’exclama Volodia. Mais je n’ai pas le temps.
— Tu as trop de temps.
— C’est la même chose. L’excès de loisirs détourne des grandes tâches. Et puis, ces invitations continuelles, ces soupers, ces bals, ces réceptions, ces spectacles… Mais ne crains rien, j’ai une belle idée en tête… Je la réserve pour des jours meilleurs, mais je ne l’oublie pas. Tu entendras parler de moi, Michel, avant peu. « Un nouveau Gogol nous est né. » Voilà ce qu’on dira de moi. « Un nouveau Gogol. » Comme pour Dostoïevski. Mais laisse-moi souffler un peu…
Michel estima que le moment était venu de confier à Volodia les raisons de sa visite.
— Tu ne me demandes pas pourquoi j’ai fait ce voyage ? dit-il.
— Mais pour me voir, j’espère.
— Bien sûr. Pour te voir, et pour te parler d’un projet aussi.
— Tu vas te marier ?
— Non.
— Tu veux fonder une école de danse ?
— Sois sérieux, Volodia. Mon père a décidé d’ouvrir une succursale à Ekaterinodar et j’ai pensé qu’il te serait agréable d’en assumer la direction.
— Hein ?
Volodia arrondit des prunelles stupides.
— Tu n’as rien à faire de la journée, reprit Michel, et comme tu as suivi les cours de l’Académie d’études commerciales pratiques…
Il fut interrompu par un éclat de rire. Volodia riait, le menton renversé, la bouche ouverte. Ses oreilles écartées se gonflaient de sang.
— Ça par exemple ! ça par exemple ! Tu es bien gentil, Michel, mais je n’accepte pas…
— Et pourquoi donc ?
— Mais parce que ça m’embête. Tu me vois dans un bureau, avec des bouliers, des registres, des cartons verts et des manches en lustrine ?…
Michel, déçu par les plaisanteries de Volodia, rougit et murmura du bout des lèvres :
— Tu préfères vivre des mensualités que te verse ta mère ?
— Eh ! bien sûr, dit Volodia avec simplicité. Au reste, il vaut mieux pour toi que je n’entre pas dans votre affaire. Je suis si étourdi ! Certainement, je vendrais du tulle pour du velours et du satin pour du calicot. Tu mesures la catastrophe ? Je suis un poète, mon cher.
— Et un fainéant.
— Et un fainéant, je te l’accorde. Il y a des hommes qui sont nés pour être le luxe coupable de leur époque. Je suis de ceux-là.
— Soit, dit Michel. Je regrette ton refus, comme tu le regretteras toi-même, peut-être. Je trouverai quelqu’un d’autre pour ce poste et la succursale n’en marchera que mieux.
Volodia renifla nerveusement et prit la main de Michel dans les siennes :
— Tu ne m’en veux pas, au moins ?
— Mais non.
Ils demeurèrent silencieux, un moment. Michel était gêné par les paroles de son camarade et se demandait s’il ne fallait pas les considérer comme une injure personnelle. Susceptible à l’extrême, il ne pouvait supporter l’idée d’une moquerie, si légère fût-elle. Il éprouvait souvent de ces fortes colères immobiles, dont ses proches s’apercevaient à peine, et dont lui-même souffrait pendant des journées entières sans parvenir à les exprimer. Le nom des Danoff, l’honneur de sa famille, les mérites particuliers de sa profession, constituaient un groupe de sujets sacrés, qu’il était dangereux d’aborder en sa présence. Toutefois, une grâce plénière s’attachait aux propos subversifs de Volodia. Ce garçon-là pouvait tout se permettre. Devant lui, Michel avait honte de son intransigeance comme d’un défaut de culture.
Volodia, inquiet du mutisme de son ami, lui demanda timidement :
— Qu’as-tu, Michel, tu ne me parles plus ?
— Je regarde la ville, dit Michel. C’est beau chez vous, c’est aéré, c’est neuf, c’est propre. Une vraie cité européenne.
Des maisons jaunes et roses, à perrons courbes et à colonnettes de plâtre, défilaient une à une derrière les grilles feuillues des jardins. La calèche dépassa la place de l’église Sainte-Catherine et tourna dans la rue Boursakovskaïa, pour éviter le trafic de la rue Rouge. Tout à coup, Michel se pencha vers Volodia et murmura en clignant de l’œil :
— Oh ! la belle fille.
Une jeune fille mince et blonde suivait le trottoir à petits pas précieux. Elle portait un chapeau blanc à plumes vaporeuses, une veste d’un lilas tendre, pincée à la taille, et une large jupe du même ton qui se balançait mollement au gré de sa démarche.
Lorsque la calèche fut à la hauteur de l’inconnue, Volodia retira son canotier et se souleva maladroitement de son siège. L’inconnue inclina la tête et sourit.
— Qui est-ce ? demanda Michel.
— Je t’expliquerai plus tard, dit Volodia en se rasseyant.
— Une nouvelle conquête ?
— Peut-être.
— Cachottier, s’écria Michel. Mais tu ne t’en tireras pas à si bon compte. Je t’embêterai jusqu’à ce que tu me livres son nom.
— Elle t’intéresse donc autant que ça, cette jeune fille ?
— Eh oui !
— Ça me fait plaisir, dit Volodia.
Et il croisa nonchalamment ses longues jambes habillées d’un tissu gris perle.
En pénétrant dans la demeure des Bourine, Michel retrouva cette impression d’ennui glacé, d’hostilité luxueuse, qu’il avait éprouvée sept ans plus tôt, lors de sa première visite à la famille de Volodia.
Olga Lvovna ne quittait sa chambre qu’aux heures des repas et passait le plus clair de son temps devant un bonheur-du-jour encombré de factures. La banqueroute, qu’elle avait évitée de justesse, lui laissait au cœur une inquiétude avare. Par crainte d’un nouveau revers de fortune, elle restreignait ses propres dépenses, épluchait méchamment les comptes de ses domestiques, réduisait les menus, chicanait son portier sur l’éclairage et invoquait à tout propos la fragilité des jouissances terrestres. Les deux tiers de son personnel ayant été congédiés par mesure d’économie, et les quelques serviteurs maintenus à leur poste étant incapables d’assurer l’entretien de toute la maison, elle avait fait condamner les pièces d’apparat, revêtir les meubles de housses, enfermer les lustres dans des capuchons de tulle et recouvrir les tapis avec du papier journal. Le soir, alors que la valetaille était déjà couchée, Olga Lvovna descendait, une bougie à la main, pour vérifier le cadenassage de la porte d’entrée et dénombrer l’argenterie et les cristaux de ses buffets. Un seul être échappait à cette rage de contrôle et de ladrerie : Volodia. Elle avait prétendu, d’abord, le soumettre comme les autres à son autorité. Mais, très vite, elle avait compris que l’obéissance de Volodia lui eût été désagréable. Elle ne s’expliquait pas très bien la nature du sentiment qui l’incitait à émanciper Volodia. Elle s’étonnait de sa propre indulgence. Tout ce qu’elle se refusait à elle-même, elle l’accordait à son fils, sans récriminations. Les mensualités du jeune homme étaient calculées largement, ses notes de tailleur et de jeu payées avec exactitude.
— Il faut qu’un garçon fasse la noce ! disait-elle.
Sans doute pensait-elle à son mari et gardait-elle encore, au fond de sa conscience, une sorte d’admiration honteuse pour la vie de cet homme qui lui avait fait tant de mal.
Olga Lvovna ne recevait personne, par crainte des frais inutiles et par horreur instinctive des étrangers.
Cette fois encore, elle avait rechigné à l’idée d’accueillir Michel sous son toit. Mais Volodia avait insisté, tempêté, boudé, pendant une journée entière. Et Olga Lvovna, de guerre lasse, avait fini par lui donner raison. Au reste, elle n’était pas mécontente d’avoir capitulé devant son fils. Elle goûtait une joie amère à se sentir contrecarrée par lui sur quelque terrain que ce fût. Cependant, pour marquer sa désapprobation de principe, elle avait résolu de ne pas se montrer à Michel avant huit heures du soir.
À huit heures du soir, elle quitta sa chambre et se dirigea vers la salle de billard, où Michel et Volodia jouaient à cinq billes. Comme Michel venait de rater un carambolage, la porte s’ouvrit dans un grincement lugubre, et il vit une petite femme sèche, noire, aux yeux tristes, qui s’avançait rapidement vers lui.
— Le voilà donc, ce fameux Michel, dont on me parle tant et qu’on ne rencontre jamais, dit-elle.
Michel baisa une patte nerveuse et dure de volaille.
— Il a changé, il a changé, mais je le reconnais, dit encore Olga Lvovna. Les yeux, le nez. Et comment avez-vous trouvé mon fils ? C’est un gaillard, n’est-ce pas ? Un gaillard et un chenapan !
Visiblement, elle était très fière de Volodia, et quêtait les louanges.
Comme Michel se taisait, elle poursuivit avec enjouement :
— C’est un problème pour une mère d’élever un fils de cette trempe. La jeunesse est un gouffre. Elle a besoin de nourritures fines, de champagne, de vêtements chics et d’argent. Le tout est dévoré en un clin d’œil. Ce costume que vous lui voyez, dans quinze jours il n’en voudra plus ! Et pourtant il vous paraît neuf et taillé à la dernière mode, sans doute ? Combien l’as-tu payé, Volodia ?
— Laisse donc, maman, dit Volodia d’un ton agacé. Ces histoires n’intéressent pas Michel.
— Tu juges les autres d’après toi-même, mon fils. Mais je suis sûre, moi, que Michel est un garçon raisonnable et qui connaît le prix des choses. Je retrouverai la facture du costume. Tout est si cher ! Et pourtant rien n’est assez cher pour Volodia ! L’argent file, file…
Elle donna une tape sur la nuque de son fils, le menaça du doigt, grommela : « Brigand ! » et pria les jeunes gens de passer à table.
Le repas fut morne et fade.
Un laquais bourru déambulait derrière les chaises. Les vins étaient trop vieux. Olga Lvovna, qui ne mangeait guère, bavardait à perdre haleine sans s’inquiéter du mutisme des convives. Michel devinait que Volodia jugeait sa mère en silence et avait honte d’elle. Peut-être était-il même fâché d’avoir invité son ami ? À plusieurs reprises, Michel feignit de s’intéresser aux doléances ménagères d’Olga Lvovna. Il tenta aussi de raconter sa vie à Armavir et de rire aux plaisanteries de la maîtresse de maison. Mais ses paroles et son rire lui parurent faux et serviles. Il sentait le regard de Volodia sur son visage et sur ses mains. Volodia comprenait la comédie charitable de Michel. Il en souffrait, peut-être. À moins qu’il ne lui en sût gré, humblement. Cette seule pensée était intolérable.
Après le repas, Olga Lvovna recommanda au laquais d’éteindre les lumières inutiles et de cadenasser les portes pour la nuit :
— Je passerai derrière vous pour vérifier. Vous servirez les liqueurs de ces messieurs sur le plateau d’argent.
Ayant dit, elle prit congé de Michel et remonta dans sa chambre.
— Eh bien, dit Volodia en rentrant dans la salle de billard, que penses-tu de ce petit dîner de famille ?
Michel rougit et ne répondit pas.
— La mort de mon père l’a beaucoup affectée, dit Volodia à voix basse. Elle n’était pas comme ça, autrefois. Maintenant, elle ne veut plus voir personne. Elle devient un peu étrange, un peu sauvage…
Il alluma une cigarette à longue cartouche de carton et ajouta vivement :
— D’ailleurs, je prends rarement mes repas à domicile. Le Cercle, les invitations…
Le maître d’hôtel apporta quelques bouteilles de liqueur et des verres. Il était mal rasé. Le col de son veston paraissait élimé, verdâtre.
Michel éleva son verre, le regarda par transparence et demanda tout à coup :
— Le moment n’est-il pas venu de me révéler le nom de cette jeune fille que nous avons croisée en calèche ?
Volodia éclata d’un rire sonore et claqua ses mains l’une contre l’autre.
— Elle t’a fait une impression durable, à ce que je vois !
— Elle est très belle.
— Oui, dit Volodia. Et tu la connais.
— Moi ?
— Toi ! C’est Tania ; la petite Tania Arapoff dont tu étais amoureux à douze ans et que tu as failli éborgner avec un cordon de store !
— Ce n’est pas possible ! dit Michel. Elle est devenue si blonde, si mince, si…
— Ne va pas plus loin. Tu n’as jamais su parler des femmes.
— Pourquoi n’as-tu pas arrêté la calèche pour que je refasse connaissance avec mon ancienne victime ?
Ayant vidé son verre d’une lampée, Volodia fit une grimace conventionnelle de vieux buveur et alluma une nouvelle cigarette.
— Réponds-moi, faux frère ! s’écria Michel.
— C’est très compliqué, dit Volodia. Je ne voulais pas te présenter à elle avant quelques jours, parce que…
— Parce que quoi ?
— Parce que je préférais être sûr de… de…
— De quoi ?
Volodia redressa la tête, renifla, cligna de l’œil et dit brusquement :
— J’ai décidé de l’épouser !
— Pardon ?
— J’ai dit « J’ai décidé de l’épouser. » Je la courtise vaguement depuis quelques années. Et, maintenant, j’ai décidé de l’épouser. Tu as beau arrondir des yeux de poisson, si ça me plaît, je l’épouserai…
Il haussait le ton, furieux contre son propre embarras.
— Tu pourras me dire ce que tu voudras, je m’en fous ! grogna-t-il enfin.
— Même si je te dis que tu as raison de l’épouser ? demanda Michel.
Volodia regarda son ami avec méfiance et murmura sur un ton radouci :
— Tu parles sérieusement ?
— Oui.
— Je te remercie, Michel. Vois-tu, j’hésite encore un peu. Je voulais avoir ton avis.
— Je me demande pourquoi !
— Parce que tu es sérieux, posé… J’ai confiance en toi. Donc, tu me conseilles de…
— Puisque tu l’aimes !
— Oui, je crois que je l’aime.
— Et elle ?
— Elle m’adore, dit Volodia avec conviction.
— La pauvre ! dit Michel.
— Tu la plains ?
— Oui, parce que tu la tromperas, tu la rendras malheureuse…
— Ce n’est pas sûr, ce n’est pas sûr, dit Volodia d’un air léger. Je suis très capable de m’attacher, de… de fonder une famille…
Il pouffa de rire :
— Fonder une famille ! Tu te rends compte ? Demain, je lui ferai ma demande. Elle ne se doute de rien…
Il écrasa sa cigarette dans son verre et poursuivit gravement :
— Elle ne peut pas me refuser. Je suis un parti inespéré pour cette petite. Imagine un peu la fille d’un médecin municipal, et, tout à coup, le fils Bourine vient demander sa main. C’est un conte de fées !
Michel eut l’impression désagréable d’entendre parler Olga Lvovna par la bouche de Volodia.
— Ta mère est-elle au courant de ton projet ? demanda-t-il.
— Pas encore. Mais je sais qu’elle y est opposée.
— Alors ?
— Elle finira par céder. D’abord je suis presque majeur. Et puis, elle n’ose pas me dire non. Je suis son caprice, son luxe… Tu comprends ? Oh ! je prévois qu’il y aura des scènes, des larmes, des malédictions. C’est une habitude à prendre.
Lorsqu’ils quittèrent la salle de billard pour monter dans leurs chambres, les couloirs étaient déjà plongés dans l’obscurité. Dans l’escalier, ils croisèrent Olga Lvovna, en peignoir de dentelle noire, un bonnet à rubans violets sur le crâne et une bougie à la main.
— Vous avez bavardé bien longtemps, dit-elle. Moi, je vais vérifier les verrous et faire un tour aux cuisines et au cellier. Ces domestiques sont tous des voleurs, des voleurs…
Une petite toux sèche lui secoua la poitrine. Elle hocha la tête et poursuivit son chemin. Volodia regarda un instant la lueur de la bougie qui tournait dans le corridor. Puis il poussa un soupir et chuchota :
— Si je me marie, j’habiterai ailleurs.