CHAPITRE X

Le lendemain de la course, Michel, négligeant le bureau, sortit à cheval en compagnie d’un gardien tcherkess. Tania déjeuna seule avec ses beaux-parents, et ils lui parurent soucieux et secrets. Ils évitaient de lui adresser la parole, mais échangeaient entre eux de brèves répliques en circassien. Alexandre Lvovitch regardait fréquemment sa montre. Vers la fin du repas, Tania se hasarda à lui demander :

— Savez-vous où est Michel ?

Il sourit évasivement :

— Mais non… il se promène…

— A-t-on retrouvé les agresseurs ?

— Qui songe à les rechercher ?

— Vous avez donc décidé de classer l’affaire ?

— Mais bien sûr ! Michel est indemne ! N’est-ce pas l’essentiel ?

Cependant, Tania ne voulait pas le croire.

Michel rentra tard dans la soirée. Il était fourbu, couvert de poussière. Ses yeux brillaient de fièvre. Ayant embrassé Tania, il la pria de le laisser seul avec son père. Les deux hommes s’installèrent dans le bureau d’Alexandre Lvovitch. On leur servit à souper, là-bas. Tania profita de ce répit pour courir à son poste d’observation. La fenêtre de Suzanne n’était pas éclairée. Longtemps, Tania demeura penchée sur l’ombre de la rue. Elle appela même à voix basse :

— Suzanne, Suzanne…

Elle était inquiète. Elle avait envie de pleurer. Sans doute, les deux Tcherkess qui s’étaient jetés sur Michel n’avaient-ils agi que par rancune personnelle. Il était absurde d’imaginer que Volodia les eût chargés d’accomplir ce geste. Alexandre Lvovitch lui-même ne croyait pas que Volodia fût coupable. Mais que pensait Michel ? Que préparait-il ? Que devait-elle redouter ? Ses idées tournaient en rond avec une rapidité épuisante. Par moments, elle se sentait au bord d’une catastrophe épouvantable. Puis, tout à coup, sa terreur s’apaisait, et elle se reprochait de s’être alarmée sans raison. Vers dix heures du soir, elle regagna sa chambre et convoqua Oulîta pour la déshabiller. Tout en peignant les cheveux de Tania pour la nuit, la vieille servante lui rapportait, selon son habitude, les derniers ragots d’Armavir.

— Il paraît que le banquier grec a fait une fortune. Tout le monde avait parié sur notre maître. Et c’est un gamin, le fils de Mourad, qui a gagné. Toute la nuit, ils ont fait la fête, dans la maison de Mourad…

— Que dit-on des deux hommes qui ont assailli Michel Alexandrovitch ?

La vieille se troubla. Visiblement, elle avait reçu des instructions de Marie Ossipovna ou d’Alexandre Lvovitch. Elle remuait ses lèvres flasques sans émettre le moindre son. Puis, elle se moucha bruyamment :

— Alors ? dit Tania. Tu te tais ? Tu ne sais rien ? Je te croyais toujours bien renseignée.

— Je le suis, barinia, soupira l’autre. Mais que dire ? On se promène. On cherche. Les gens croient que ce sont des acheteurs qu’on aurait mal reçus au magasin. L’année dernière, un homme a failli tuer des employés de chez nous, parce qu’ils n’avaient pas voulu consentir de rabais. Voilà toute l’histoire !

Tania hocha la tête. Peut-être la vieille avait-elle raison ? Elle le souhaitait de tout cœur, pour Michel, pour Volodia, pour elle-même.

Elle était déjà couchée, lorsque Michel entra dans sa chambre. Il sifflotait avec affectation. Il dit :

— Tu ne dors pas encore ?

— Je t’attendais.

— Moi, je suis éreinté. Cette promenade m’a fait le plus grand bien. Rien de tel qu’une longue course à cheval pour oublier les petits tracas quotidiens.

— Tu as oublié tes petits tracas ?

— Mais oui !

— Même ceux d’hier ?

— Pour l’amour du ciel, Tania, ne fais pas cette grimace ! dit Michel en riant.

Et il passa dans le cabinet de toilette pour se dévêtir. Longtemps, Tania l’entendit chanter une complainte circassienne. Il chantait faux, mais avec entrain. Tania était heureuse. Elle s’endormit avec le son de cette voix amicale dans les oreilles.

Il faisait à peine jour lorsqu’elle se réveilla. D’une main engourdie, elle voulut toucher l’épaule de Michel. Mais ses doigts palpèrent en vain les draps vides, la couverture froide. Elle se dressa sur son séant. Michel, debout au milieu de la pièce, vérifiait son revolver. Il avait revêtu son uniforme tcherkess. Un poignard d’argent ornait sa ceinture. Retenant son souffle, Tania se recoucha sur les oreillers. Michel regardait toujours le revolver. Puis il sourit. Tania eut peur de ce sourire tranquille. Le visage de Michel lui parut soudain étranger. Elle pensa crier. Mais aucun son ne sortit de sa gorge. Quelqu’un frappait à la porte. Michel glissa le revolver dans sa poche.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en collant sa figure contre le battant.

— C’est moi, dit la voix d’Alexandre Lvovitch. Tu es prêt ?

— J’arrive.

Et, avant que Tania eût tenté le moindre mouvement, il avait quitté la pièce. Tania consulta sa montre de chevet : il était cinq heures du matin. Elle se leva, courut à la fenêtre. Les croisées de sa chambre donnaient sur la cour. Dans la brume du petit jour, elle vit le palefrenier qui sortait un cheval de l’écurie. Le cocher astiquait les portières de la calèche. Des poules se promenaient en se dandinant sur les gros pavés. Saisie d’une brusque inspiration, Tania enfila un peignoir et se rendit dans le salon de l’aïeule. Comme à l’accoutumée, les meubles dormaient sous leurs housses grises. Les papiers-journaux, étalés sur le sol, guidèrent Tania jusqu’à l’embrasure de la fenêtre. Elle tourna l’espagnolette. Une bouffée d’air frais toucha son visage. La rue, en contrebas, était déserte. On entendait sonner, très loin, le cor du berger communal. Un meuglement prolongé lui répondit. Les troupeaux sortaient des étables. Tania frissonna et regretta son lit. Au bout d’un moment, la calèche des Danoff vint se ranger contre le trottoir. Alexandre Lvovitch prit place dans la voiture, et le cocher lui recouvrit les jambes avec un plaid à carreaux. Puis le palefrenier amena un cheval sellé. Michel le suivait, tête basse. Il tenait une cravache à la main, dont il fouettait ses bottes en marchant. Tout à coup, il leva le front et Tania eut l’impression que leurs regards se croisaient. Michel hésita un moment et enfourcha sa monture qui dansait d’impatience. La calèche et le cavalier s’ébranlèrent, côte à côte. Tania les vit disparaître au tournant de la rue. L’idée que Michel était parti en compagnie de son père lui semblait rassurante. Quelle que fût la raison de ce voyage matinal, Alexandre Lvovitch surveillerait son fils et l’empêcherait de commettre une folie. Mais que ces gens étaient donc mystérieux et compliqués ! Elle s’épuisait à les aimer et à les comprendre ! Une contraction nerveuse lui serra les tempes. Elle se sentit malheureuse. Volodia. Michel. Suzanne. Trop de visages s’accumulaient dans son esprit et sollicitaient sa pensée. Le plus sage était de dormir. Comme elle allait se retirer, elle remarqua qu’une lumière brûlait derrière les vitres de Suzanne. Tania attendit quelque temps dans l’espoir que Suzanne viendrait à la croisée. Puis une lassitude morbide s’appesantit sur elle. Elle referma la fenêtre, descendit dans sa chambre et se recoucha frileusement dans le lit trop vaste.

Ce fut Oulîta qui la réveilla, aux environs de onze heures. Sans ouvrir les yeux, Tania lui demanda :

— Il fait beau ?

— Oui, barinia.

— Les messieurs sont rentrés ?

— Oh ! non. Ils ont dit qu’ils partaient pour toute la journée, déclara la vieille avec fierté.

Puis elle s’approcha de Tania et chuchota d’une voix gourmande :

— Il y a du nouveau, en face.

— Quoi ?

— La petite dame est malade. Le docteur est venu hier. On a mis une garde à son chevet.

Tania se dressa sur ses coudes :

— Tu es sûre ?

— Sûre ! Elle perd du sang. Il paraît que ce n’est pas grave. Mais le portier m’a dit qu’on avait aussitôt télégraphié à Ekaterinodar, pour rappeler le mari.

Tania écoutait ces paroles avec stupéfaction. Une boule de feu se formait dans son ventre. Tout à coup, elle s’entendit crier :

— Oh ! vous m’embêtez tous ! Volodia qui est parti ! Michel qui veut se venger ! Suzanne qui est malade ! Mais qu’est-ce qu’ils ont contre moi ?

Des sanglots lui gonflaient la bouche. Elle hurla encore :

— Va-t’en ! Va-t’en ! Sorcière !

Et elle tira les couvertures sur sa tête, pour que la servante ne la vît pas pleurer.


— On les a rattrapés sur la route, avant Koubanskaïa, dit Tchass. Ils n’ont presque pas résisté. D’ailleurs, ils étaient trop fatigués, et leurs chevaux ne valaient rien. Tout de suite, j’ai envoyé Hadji pour vous prévenir.

— Je te remercie, dit Alexandre Lvovitch avec un sourire. Je sais qu’on pourrait te charger de retrouver une aiguille dans une botte de foin.

— Où sont-ils ? demanda Michel.

Tchass désigna de la main une hutte, à la lisière de l’aoul :

— Chez moi. Ils vous attendent.

Michel et Alexandre Lvovitch emboîtèrent le pas au Tcherkess. Avant d’arriver à la maison, Tchass se retourna et dit :

— Ils ont si peur ! C’est à peine s’ils ont mangé !

Ils durent se baisser pour pénétrer dans la cabane. Les murs de terre glaise, passés à la chaux, dégageaient une fraîcheur agréable. Deux hommes gisaient sur le sol, côte à côte, les poings dans le dos. Ligotés des épaules aux chevilles, ils haussaient douloureusement vers les visiteurs leurs têtes furieuses et souillées de poussière. Alexandre Lvovitch demanda d’une voix calme :

— Ils sont désarmés ?

— Oui, dit Tchass.

— Détache-les.

Tchass se pencha vers les prisonniers et se mit en devoir de les déficeler. Tandis qu’il travaillait, Alexandre Lvovitch demanda encore :

— Comment vous appelle-t-on ?

L’un des hommes ouvrit la bouche et découvrit un tronçon de langue, rose et bourgeonnante.

— Il est muet, dit Tchass. Il se nomme Aï.

— Et l’autre ?

— L’autre, c’est Adzoug, de l’aoul de Goulkevitchi.

Adzoug se dressa le premier et frotta des deux mains ses cuisses meurtries par les cordes. Il était très grand, large d’épaules, avec une taille épaisse et des jambes torses. Sa bouche était déformée par une cicatrice. Il louchait. Aï, le muet, petit et trapu, se leva à son tour et cracha par terre. Tchass posa tranquillement la main sur son poignard.

— Tu les reconnais ? demanda Alexandre Lvovitch en se tournant vers Michel.

— Oui, dit Michel.

Et il fit un pas vers les prisonniers.

— Je pourrais vous abattre comme des chiens galeux, dit-il.

— Tu le peux, dit Adzoug avec sérénité.

— Mais je vous offre une chance.

— Garde-la pour toi.

Aï se mit à rire, avec un affreux gargouillis d’arrière-gorge. Tchass serra la main sur le manche de son poignard :

— Je vais faire chercher les anciens de l’aoul, poursuivit Michel. Devant eux, vous avouerez votre crime. J’ai besoin de leur témoignage.

— Je n’ai rien à dire, grommela Adzoug en se dandinant d’une jambe sur l’autre.

— C’est ce que nous verrons, dit Michel.

Tchass sortit pour appeler les anciens. Au bout d’un assez long temps, il ramena trois vieillards, qui se rangèrent aux côtés d’Alexandre Lvovitch.

— Je vous demande, dit Michel, en se tournant vers eux, d’être les témoins des aveux que je vais recevoir.

— Je ne ferai pas d’aveux, dit Adzoug.

— Reconnais-tu au moins m’avoir attaqué pendant la course d’Armavir ?

— Oui.

— Tu agissais sur les ordres de Bourine ?

Adzoug rejeta la tête et dit :

— Non.

Alexandre Lvovitch toucha le bras de son fils.

— Laisse-le, dit-il. Il est plus misérable encore que je ne l’imaginais. Il s’est vendu à son maître. J’ai honte pour lui à la pensée qu’il porte l’uniforme tcherkess.

Tout à coup, les yeux du prisonnier étincelèrent :

— Je suis un Tcherkess.

— Ah ! oui ? dit Alexandre Lvovitch. Tu me permettras d’en douter. Un vrai Tcherkess n’aurait pas consenti à servir un homme tel que Bourine. Un vrai Tcherkess aurait craché à la figure de Bourine, si Bourine lui avait proposé la besogne que tu as accepté de faire. Comment, voilà un pleutre qui n’ose pas tuer son adversaire, mais qui supplie deux Tcherkess de préparer l’attentat, et qui se réfugie lui-même à Ekaterinodar pendant que les autres risquent leur tête ? Et, non contents d’obéir à ce pleutre, vous prétendez encore lui demeurer fidèles ? Excusez-moi, je ne vous comprends pas.

Les Tcherkess baissaient le front.

— De mon temps, dit Alexandre Lvovitch, quand un homme avait à se venger de quelqu’un, il ne payait pas des gardes du corps pour exécuter son dessein. Il travaillait lui-même. Les jours ont changé. Les hommes aussi. Je le regrette.

Adzoug paraissait soucieux.

— Qu’en disent les anciens ? demanda Alexandre Lvovitch.

L’un des vieillards s’inclina et posa une main sur sa poitrine :

— Tu parles comme le Coran. Je resterais des heures à t’entendre.

— Ces deux hommes, dit un autre, ne méritent pas des paroles, mais d’être noyés avec une pierre au cou.

— Je veux oublier leur nom et le nom de leur père, dit le troisième.

Aï ne riait plus, mais mâchait sa moustache rare. Des gouttes de sueur glissaient sur le front d’Adzoug. Visiblement, il soutenait un combat intérieur violent.

Enfin, il s’écria :

— Bourine n’a rien ordonné. Nous avons agi sans qu’on nous commande.

— Par haine contre moi ? demanda Michel vivement.

— Bourine disait souvent, reprit Adzoug, qu’il te détestait, qu’il paierait cher pour être débarrassé de toi. Puis, il est parti… Il nous avait promis de nous prendre à son service, quand il s’installerait à Ekaterinodar… On a attendu… On ne savait pas… Pour le décider, pour lui montrer qu’on n’était pas des ingrats, on a eu l’idée de te régler ton compte…

Il se gratta le crâne et ajouta d’une voix bourrue :

— On regrette. On croyait bien faire. On s’est trompé. Ça arrive.

Michel réprima un sourire :

— Il n’en reste pas moins que Bourine désirait ma mort, dit-il.

— Il ne parlait pas de toi avec amitié, dit Adzoug.

— S’il ne vous a pas ordonné de me tuer, il vous a laissé entendre qu’une telle issue lui serait agréable.

Aï secouait sa petite tête rusée en signe de négation.

— Non, dit Adzoug. Pas tout à fait.

— Mais presque.

— Oui, presque, dit Adzoug.

Un cheval hennit. Des chiens aboyèrent au loin. Michel jeta un coup d’œil à son père pour demander conseil. Tchass serrait toujours le manche d’argent de son poignard. Alexandre Lvovitch leva la main et dit :

— Voici ma sentence. Je vous offre la liberté. Mais à une condition. Vous vous obligez sur l’honneur à partir immédiatement pour Ekaterinodar. Là, vous verrez Bourine et vous lui direz que, s’il lui arrive de se présenter à mes yeux ou aux yeux de mon fils, nous l’abattrons sans pitié. Qu’il ne s’avise donc plus de remettre les pieds à Armavir.

— Il doit revenir pour chercher sa femme, dit Adzoug.

— À ses risques et périls. Il est prévenu.

Adzoug réfléchit en plissant le front avec effort. Enfin, il murmura :

— C’est juste. Je lui dirai.

— Tu le jures ? demanda Michel.

— Sur le Coran.

Michel tira quelques billets de sa poche et les tendit au Tcherkess :

— Voici pour vos frais de voyage. Vous prendrez le train ce soir même.

— Allah te bénisse, dit Adzoug en empochant l’argent. Sommes-nous libres ?

— Vous l’êtes, dit Michel.

Puis, s’adressant à Tchass :

— Laisse-les sortir, dit-il. Et fais préparer leurs chevaux.

Tchass lâcha son poignard et inclina le buste :

— Ta justice est notre justice.

Les deux prisonniers quittèrent la hutte, suivis de Tchass. Les vieillards leur emboîtèrent le pas, en silence.

— Je te remercie, dit Michel en serrant la main de son père. Si tu n’avais pas été là, j’aurais sûrement commis une sottise.

— Et j’aurais commis la même sottise, si toi tu n’avais pas été là, dit Alexandre Lvovitch en souriant. Nous sommes quittes.

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