CHAPITRE III

Depuis trois quarts d’heure, Philippe Savitch Bourine déambulait à longues enjambées de la fenêtre du salon à la bergère bouton d’or.

— Vous êtes sûre qu’il rentrera pour le souper ? demanda-t-il enfin.

Zénaïde Vassilievna, qui travaillait à une tapisserie, secoua la tête :

— On n’est jamais sûr de rien avec lui. Il a dit qu’il rentrerait…

— Oui… Oui… Il est encore avec ses cholériques ?

— Hélas !

— On n’a pas idée ! Il faudra que je me résigne à attraper le choléra pour avoir sa visite !

Tania et Lioubov, qui étaient assises sur le sofa et feuilletaient un journal illustré, pouffèrent de rire. Philippe Savitch fronça les sourcils. Un tic rapide fit sauter sa paupière gauche. Il était un peu ivre et, comme toujours dans ces cas-là, n’admettait pas la plaisanterie.

— Voulez-vous que je lui fasse une commission ? demanda Zénaïde Vassilievna.

— Merci. Je préfère lui parler moi-même, dit-il rudement.

Mais aussitôt, il s’aperçut de sa maladresse et murmura :

— Il y a si longtemps que je ne l’ai vu ! Vos filles ont encore embelli depuis ma dernière visite…

— Il y a sept jours, dit Lioubov.

— Vous avez bonne mémoire… Hum… N’a-t-on pas ouvert la grille ?

— Mais non.

Il y eut un silence gêné, et Tania se pencha vers Lioubov pour lui chuchoter à l’oreille :

— Le pauvre, il a des chagrins d’amour !

— Avec une tête pareille ! dit Lioubov.

Tania rougit et haussa les épaules :

— Je ne le trouve pas si mal… Une distinction triste et méchante…

— Surtout depuis qu’il s’est mis à boire.

— Quelle sottise !

— Il pue l’alcool à dix pas.

— Ce n’est pas vrai.

— Tu parles de lui dans ton journal ?

— Non.

— Ah ! je croyais…

— Pourquoi ?

— Akim m’avait dit…

— Qu’en sait-il, Akim ?

— Il a trouvé ton carnet, et il l’a lu en cachette.

Tania s’enflamma jusqu’au bout du nez :

— La belle affaire. Il n’a rien pu comprendre. C’est chiffré.

— Asseyez-vous, Philippe Savitch, dit Zénaïde Vassilievna. Vous me donnez le mal de mer. Votre femme va bien ?

Philippe Savitch eut un regard traqué, porta la main à sa pomme d’Adam pointue et dure comme une corne, et répliqua :

— Bien… oui… je vous remercie… Un peu fatiguée par ces chaleurs, toutefois…

— Et Volodia ?

— Je viens de recevoir une lettre de lui.

Tania redressa la tête.

— Ah ! oui ? En quelle classe est-il donc à présent ? demanda Zénaïde Vassilievna.

— En sixième. Il travaille correctement. Je suis content. Mais je compléterai son éducation. À l’école de préparer les hommes, aux parents de les parfaire. Je vais le parfaire, le parfaire, oui.

— Et plus tard ?…

Philippe Savitch réprima un hoquet. Ses yeux s’emplirent de larmes. Il renifla et répondit d’une voix vague :

— Plus tard, j’espère le faire entrer comme directeur dans l’affaire des Danoff. Vous savez qu’ils ont acheté un terrain à Ekaterinodar pour y installer une succursale ? Mon fils et Michel Danoff sont devenus d’excellents amis. Et je m’en félicite. Les Danoff l’invitent régulièrement chez eux pour les grandes vacances. Des gens frustes. Des Tcherkess. Ou de faux Arméniens. Mais ils ont de l’argent. N’est-ce pas une calèche qui tourne le coin de la rue ?

Tania et Lioubov bondirent à la fenêtre :

— Si. C’est papa.

— Tant mieux, soupira Bourine… ou plutôt… excusez-moi… cet entretien était fort agréable, mais je suis tellement pressé de revoir Constantin Kirillovitch !

— Pauvre Philippe Savitch, murmura Tania. Il a l’air si malheureux, si malheureux ! Sûrement, il n’a pas la femme qu’il lui faut.

— Il en a deux, ricana Lioubov en tirant sa sœur vers la porte. Viens au-devant de papa. Oui, il en a deux… Sa femme et une autre… Une modiste…

— Ce n’est pas vrai ! cria Tania dans l’antichambre. D’ailleurs, s’il a deux femmes, il est encore plus à plaindre, parce qu’aucune des deux ne le comprend !

— Et toi, tu le comprends ?

— Je ne réponds pas à des questions stupides !

— Eh bien, eh bien, on se dispute en mon absence, dit Constantin Kirillovitch en gravissant lourdement les marches du perron.

Il repoussa les deux jeunes filles qui s’avançaient vers lui et passa dans son bureau pour changer de linge. Comme il enfilait sa robe de chambre, on frappa à la porte et la voix de Philippe Savitch se fit entendre :

— Je t’attends depuis une heure. On peut entrer ?

— Entre ! Entre, mon cher.

Bourine pénétra dans la pièce en coup de vent.

— Enfin je te retrouve ! s’écria-t-il.

— Tu es malade ?

— Ce n’est pas le médecin que je viens voir, c’est l’ami.

— Alors, c’est que tu as des démêlés sentimentaux avec ta couturière ?

Bourine poussa un mugissement nasal et se laissa tomber de tout son poids sur le petit divan des consultations.

— Oui ? Non ? demanda Constantin Kirillovitch.

— Oui, dit Bourine. Mais, cette fois-ci, nous frisons le drame.

— Ta femme est intervenue ?

— Il s’agit bien de ma femme !… Tu sais que j’ai installé ma maîtresse, confortablement…

— Oui.

— Tu sais que j’ai payé ses dettes…

— C’était régulier.

— Mais tu ne sais peut-être pas qu’elle me trompe !

— Si.

— Ne me plains pas, cela m’est égal. Elle me trompe avec un officier de cavalerie, un garçon très bien, ma foi, mais un peu joueur. Or, avant-hier, le gredin a perdu sur parole une somme importante, importantissime…

— Et Lydie te demande de « tenir parole » pour le godelureau ?

— Voilà. J’accepte d’être trompé. Nous autres, mon cher, avec notre étoffe intellectuelle, nous savons le prix des passions humaines. Nous aimons une femme. Elle nous est nécessaire. Et le reste importe peu. Un grand seigneur ne doit pas prêter attention aux miettes qui tombent de sa table. Je ris des miettes, je ris des miettes…

— Excellent principe, dit Arapoff avec lassitude. Mais ce ne sont pas des miettes que tu laisses.

— Plus le convive est fastueux, plus les reliefs de son repas sont délectables, dit Bourine.

— Alors paie les dettes de ton officier et n’en parlons plus.

— Paie les dettes… Paie les dettes…, grommela Philippe Savitch en s’épongeant le front. Si je le pouvais !

— Tu n’as pas d’argent ?

Bourine se fâcha :

— Est-ce qu’on a de l’argent ? J’ai des terres. J’ai ma maison. J’ai des commandes en perspective. On ne peut pas tout avoir !

— Hypothèque la propriété.

— Elle est déjà hypothéquée.

— La maison.

Bourine se redressa, très digne :

— Je ne veux pas que le toit sous lequel habitent ma femme et mon fils soit hypothéqué pour les beaux yeux d’une étrangère.

— Alors, signe des lettres de change.

Les prêteurs sur gage me demandent 20 % à échéance de huit mois… Je ne veux pas me laisser plumer comme un poulet novice… Je suis un Bourine, moi… Je…

Il se mit debout, posa ses deux mains sur les épaules d’Arapoff et cria soudain :

— Prête-moi cinq mille roubles !

— Tu te fais une singulière idée du traitement d’un médecin municipal, dit Arapoff en se dégageant doucement. D’ailleurs, même si j’avais cinq mille roubles, je ne te les prêterais pas…

— Et pourquoi ? vociféra Bourine, la face nouée, le regard étincelant.

— Parce que tu es trop bête, dit Arapoff avec sérénité.

Il s’assit dans un fauteuil en cuir, croisa les jambes et alluma une cigarette, tandis que Bourine, les bras ballants, l’œil hébété, marmonnait entre ses dents :

— Ça par exemple ! Ça par exemple !

— Écoute-moi bien, reprit Arapoff. Moi aussi, j’ai des aventures. Mais elles sont légères, fuyantes. De petits soupers fins. De petites déclarations attendries. Le tout entouré de champagne, de roses, de parfums, de bonbons. Cela dure une semaine, un mois, deux mois. Et puis, cela s’évanouit joliment, comme une bulle de savon trop tendue.

— Tu ne sais pas aimer, tu n’aimes pas, dit Bourine.

— Si, j’aime. J’aime ma femme. Et je me distrais avec les autres femmes.

— Eh bien, moi, dit Bourine, je ne me distrais pas avec ma femme et j’aime les autres femmes. Voilà le désastre…

Arapoff partit d’un éclat de rire joyeux et secoua la cendre de sa cigarette sur le tapis.

— Philippe Savitch, il faut que tu plaques cette couturière effervescente.

— Jamais, rugit Bourine. Jamais. Je l’ai dans la peau. J’ai goûté auprès d’elle des minutes inexprimables…

— Auprès de toutes les femmes, on goûte des minutes inexprimables. Et celle-ci te mène droit à la ruine.

— Qu’en sais-tu ?

— Je n’ai qu’à te regarder vivre. Tu as beau plastronner, entretenir douze domestiques et gronder ton fils en français, tu es un homme fichu. Les commandes se ralentissent…

— Je n’ai jamais cherché les commandes.

— D’accord. Mais, à présent, en voudrais-tu, que tu n’en trouverais pas. Tu t’es mis à boire comme un trou. Cette petite grue a fait de toi une loque. Les gens te plaignent, t’évitent ou te méprisent.

— Je te défends ! hurla Bourine d’une voix égorgée.

Puis il arracha son faux col, le lança dans le coin de la chambre et se laissa tomber sur une chaise en pleurnichant :

— Tu as raison. Mais que faire, que faire ? Comprends-moi. Ma femme est fade comme un plat de restaurant, fade et triste, fade et instruite, fade et maternelle, fade et bourrée de toutes sortes de qualités essentielles, fade, fade, fade et fade…

Il répétait ce mot avec acharnement et balançait la tête :

— Je m’ennuie auprès de ma femme. Tu ne sais pas ce que c’est que l’ennui. On se sent devenir lisse et dur, comme un galet. Plus rien n’a de prise sur vous. Les événements vous recouvrent, vous roulent, se retirent. Et vous demeurez identique à vous-même. La vie d’une pierre. Et tout l’avenir, c’est l’avenir, c’est l’avenir d’une pierre. Donne-moi un verre d’eau, j’ai le cœur meurtri à cette seule pensée.

— Ne bois plus de vodka. Cela vaudra mieux.

— Et voilà que, sur cette pierre, il pousse une petite fleur…

Il eut un sourire d’ivrogne, la bouche tirée, les yeux humides, et souleva la main droite comme pour saisir une tige invisible :

— Une petite fleur, murmura-t-il avec un attendrissement comique. Une petite fleur d’eau…

— La couturière ?

— Oui. Et le caillou a senti que l’ornement de sa vie était cette petite fleur, que le triomphe, l’orgueil, la grâce de sa vie étaient cette petite fleur. Et voilà qu’on prétend lui ravir sa petite fleur. Et voilà que tu veux me priver de Lydie… Procure-moi ces cinq mille roubles, et je te dirai merci.

— Encore !

— Si tu ne m’aides pas, Lydie me quittera et fuira la ville.

— Avec qui ?

— Avec celui qui l’aura aidée.

— Et l’officier de cavalerie ?

— Il ne fera pas de difficulté, puisque son honneur sera sauf.

— Quel est l’imbécile qui verserait cinq mille roubles dans ces conditions ?

— Elle a dix, vingt, trente propositions. Il faut que je me dépêche si je veux la garder pour moi.

— Je ne ferai rien pour toi, dit Arapoff en le regardant profondément dans les yeux. Rien. Et je pousserai un soupir de soulagement lorsque ta couturière aura changé d’adresse.

Philippe Savitch se redressa et passa une main tremblante sur son visage.

— Tu ne me demandes pas ce que je vais devenir après son départ ? dit-il d’une voix sourde.

— Ma foi, j’ai ma petite idée là-dessus.

— Je crains qu’elle ne soit fausse.

Arapoff, excédé, serra les dents.

— Écoute, dit-il, je suis fatigué. Il y a des gens qui meurent par centaines à Ekaterinodar… Et toi… toi tu viens moduler des gémissements de matou dans mon bureau, pour une affaire dont tu ferais mieux de rire. Parle-moi d’autre chose, ou va-t’en au diable !

— Je m’en vais au diable, dit Bourine avec amertume.

Il renifla et se dirigea vers la porte. La main sur la poignée, il regarda son ami longuement, tendrement et proféra à voix basse :

— Adieu, Constantin.

— Je passerai te voir demain.

— C’est ça… C’est ça… Ça me fera plaisir, dit Bourine. Mais adieu, quand même.

Un brusque sanglot lui monta aux lèvres et il s’enfuit en criant encore :

— Adieu !

La porte d’entrée claqua sourdement au bout du corridor. Arapoff sursauta : « Il serait bien capable !… Mais non, je le connais… » Un contentement égoïste lui vint à considérer la tranquillité de son existence familiale comparée aux désordres où se débattait son ami. Quel génie bienveillant le préservait, lui, Constantin Kirillovitch, de ces complications sentimentales et pécuniaires ? Tout était calme et net dans la maison et dans le cœur d’Arapoff. La fortune modeste était gérée par les soins de Zénaïde Vassilievna. La table était copieuse, les amis, innombrables. Et, lorsque le désir l’en prenait, il savait où retrouver certaine petite actrice potelée et bavarde.

« Ce soir, peut-être… »

Il secoua le front. Le récit de Bourine avait réveillé en lui une brusque envie d’honnêteté conjugale, de repas généreux et de pantoufles. « Demain. J’irai demain », se dit-il. Puis il s’étira, fit craquer ses mains l’une contre l’autre.

La porte du bureau se décolla du chambranle, et Zénaïde Vassilievna passa la tête par l’entrebâillement.

— Il est parti ?

— Oui.

— Et tu vas souper au Cercle ?

— Non.

Elle rougit et ses yeux brillèrent gaiement.

— Les enfants ! Les enfants ! Votre père reste souper avec nous ! cria-t-elle.

Il y eut une galopade effrénée dans le couloir. On entendit Lioubov qui répétait :

— Papa reste souper avec nous ! Papa reste souper avec nous !

Arapoff, envahi d’une tendresse imprévue, se sentait devenir mou et serein, respectable et charmant.

— Viens m’embrasser, Zina…

Elle s’approcha de lui, rose et confuse, comme une toute jeune fille. En se penchant sur elle, il respira un parfum léger de savon aux violettes. Une force irrésistible refoulait Arapoff vers ce passé lointain où tremblaient des bougies, où tournoyaient des longues robes blanches. Et il était triste, soudain, à cause du chemin parcouru. Mais cette tristesse, juste et noble, lui faisait du bien.

— Tu sais, dit-il, il y a six jours, je craignais un peu d’avoir attrapé le choléra à la Doubinka. Mais tout danger me semble écarté, à présent.

Une expression peureuse arrondit les prunelles bleues de Zénaïde Vassilievna :

— Pourquoi ne m’en avais-tu rien dit ?

— Parce que je t’aime, murmura-t-il.

Elle cacha la tête dans l’épaule de son mari. La porte étant restée ouverte, Arapoff repoussa le battant d’un coup de pied.


Accoudées à la fenêtre de leur chambre, Tania et Lioubov contemplaient la nuit. Elles avaient roulé les manches de leur chemise et dénoué leurs cheveux profonds. Au-dessus des tilleuls endormis, le ciel montait d’une seule pièce, lisse et lavé, mince et pur, telle une vitre. Des étoiles palpitaient à la limite du regard. Une lune ovale marquait le centre du monde. Son contour était vif comme celui d’une médaille. Et des lueurs poudreuses, vertes et rousses, irradiaient d’elle et vibraient dans les feuillages des arbres.

— C’est tellement beau que cela donne envie de pleurer, dit Tania.

Un souffle tiède apporta l’odeur de l’herbe, de la poussière et des marécages lointains.

— Près des marais de Kara-sou, on doit entendre chanter les grenouilles, dit encore la jeune fille.

Lioubov, elle, se taisait. Son profil dur, aux lèvres gourmandes, triomphait de l’ombre. Mais la nuit commençait à la racine de ses cheveux. Une horloge sonna minuit. Puis, le silence revint sur la ville, et Lioubov bâilla.

— Toi, dit-elle enfin, tu es amoureuse, et tu ne veux rien me raconter.

— Je n’ai rien à te raconter, dit Tania.

— C’est bon, c’est bon ! Mais, si tu me dis les secrets de ton cœur, je te révélerai quelque chose de très important sur mon compte.

— Quelque chose de… de sentimental ?…

— Peut-être.

— Tant pis, je ne te dirai rien.

Lioubov eut un rire assourdi et enlaça du bras la taille de sa sœur.

— Ma petite Tania, chuchota-t-elle, tu te crois très forte, mais j’ai deviné. Tu aimes vraiment Philippe Savitch Bourine ?

Tania baissa la tête.

— Oui, dit-elle. C’est monstrueux, n’est-ce pas ? Je l’aime tellement que, lorsqu’on prononce son nom devant moi, mon cœur se rétrécit et s’arrête de battre. Un homme marié. Un père de famille. Et moi, une jeune fille honnête… C’est pire que dans les romans…

— N’exagérons pas. Mais je dois savoir : il n’y a rien eu entre vous, en somme ? demanda Lioubov avec gravité.

— Tu es folle ! Mais ce n’est pas tout. Je crois que j’aime aussi son fils.

— Volodia ?

— Oui.

— Je pensais que tu lui préférais Michel Danoff.

— Tu plaisantes ! Je n’ai plus revu Michel depuis… depuis quatre ans ! Il était bien gentil, je crois, mais pas au point de me faire oublier Volodia. D’ailleurs, toi aussi, tu étais amoureuse de Volodia…

— Il serait plus exact de dire qu’il était amoureux de moi.

— Ah ! Lioubov, dit Tania, en fronçant les sourcils, quelle aventure ! Réfléchis un peu, le père et le fils. Est-ce que tu trouves que je suis vraiment dépravée ?

Lioubov s’écarta de la fenêtre et fit quelques pas dans la chambre, sans dire un mot. On entendait claquer ses pieds nus sur le parquet.

— Viens par ici, dit-elle enfin, en s’asseyant au bord du lit. Il y a plus d’ombre.

Tania s’assit à côté de sa sœur et lui passa un bras autour du cou.

— Comme tu dois me juger mal ! dit-elle.

— Non, dit Lioubov. Ton affaire est étrange, mais j’entrevois une solution.

— Laquelle ?

— Tu ne peux pas aimer Philippe Savitch, puisqu’il est marié, et tu ne peux pas aimer Volodia, puisqu’il n’est pas là. Du moins, tu ne peux pas les aimer efficacement.

— Efficacement ?

— Oui, tu… tu ne peux pas les embrasser, par exemple…

— Oh !

— Donc, si tu ne peux pas les embrasser, tu dois chercher quelqu’un d’autre.

— Je ne veux pas.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est les deux Bourine que j’aime. Ça ne m’intéresse pas d’avoir quelqu’un à embrasser. Ce qu’il me faut, c’est quelqu’un à aimer.

— Tu as tort, dit Lioubov. C’est bon d’embrasser.

— Tu as déjà essayé ?

Lioubov se mit à rire d’une façon insupportable :

— Oui… Mon Dieu, que tu es sotte !

— Et c’est ça ta révélation ?

— En partie.

Tania sauta sur le lit à deux genoux et empoigna sa sœur par les cheveux :

— Lioubov ! Lioubov ! Je n’aurais jamais cru ! Quelqu’un t’a embrassée ? Où ça ?

— Dans le jardin aux roses. Nous y allons en cachette.

— Je veux dire où ça, sur le cou ?

— Ah ! Eh bien, oui, sur le cou, derrière les oreilles, sur les mains, sur la bouche, dit Lioubov.

— Et alors ?

— Et alors, c’est très agréable. Il est amoureux fou de moi. Il me dit « Lioubotchka ! Lioubotchka ! Tu es ma petite reine… »

— Il te dit « ma petite reine », murmura Tania, suffoquée.

— Oui.

— Et il te baise la main ?

— En arrivant et en partant. Et quelquefois pour d’autres raisons.

Tania regardait le visage noyé de sa sœur. Deux prunelles brillantes sortaient de l’ombre. La respiration de Lioubov était irrégulière. Sûrement, elle était plus émue qu’elle ne voulait le paraître.

— Et toi, tu l’aimes ? demanda Tania.

— Oh ! il m’amuse, dit Lioubov. Tu sais, je suis très coquette, très frivole…

— Quelle chance tu as ! soupira Tania.

Et elle se sentit si triste, si abandonnée, si laide tout à coup, qu’elle eut envie de pleurer. Elle demanda encore :

— Nos parents le savent ?

— Non, mais ils le sauront.

— Tu vas leur dire ?

— Lui. Il va leur demander ma main.

— Non ?

Tania avait fait un bond en arrière.

— Tu mens ! s’écria-t-elle.

— Je t’assure. Il s’appelle Ivan Ivanovitch Kisiakoff. Il possède une grande propriété aux environs de…

— Mais je le connais ! dit Tania, stupéfaite. Il a un visage comme une courge et une grosse barbe noire. Il est venu chez nous, l’année dernière, et tu l’appelais « Méphisto », et tu te demandais comment il faisait pour dormir avec une si grande barbe !

— Ce n’est pas vrai, dit Lioubov avec violence. Il a un visage puissant et une barbe très normale. En tout cas, il est mieux que ton Philippe Savitch, qui a un tic dans la joue gauche, et renifle tout le temps, et se paye une maîtresse en ville. Et voilà tout !

— Tu as raison, tu as raison, balbutiait Tania. Il n’est peut-être pas mal du tout, ce Kossikoff !

— Kisiakoff, dit Lioubov sévèrement.

— Kisiakoff, oui… Et tu vas l’épouser ? Mais c’est fou ! Mais c’est fou, Lioubov ! Mais tu ne te rends pas compte ?

À présent, une gaieté nerveuse animait la jeune fille. Elle se leva et se mit à marcher dans la chambre. Elle riait, soupirait, battait des mains. Elle finit par se jeter sur sa sœur pour la pincer et l’embrasser furieusement.

— Lioubov ! Lioubov ! Tu vas devenir une dame. Mme Kisiakoff… Et on te respectera… Et tu auras de belles robes… Et, et… Non… Je ne sais pas encore t’expliquer ce que je ressens…

— Oui, c’est un parti assez magnifique, dit Lioubov avec componction. Il est riche, intelligent, il m’adore…

— Comment peut-on ne pas t’adorer ? Tu es si jolie !

— C’est le jour où j’ai changé de coiffure qu’il a demandé ma main…

— J’en étais sûre ! Au bal, n’est-ce pas ?

— Au bal, oui… Il dit que je danse à ravir. Je te donnerai mes vieilles robes quand je me marierai. Seulement, pas un mot à nos parents avant demain soir…

— Je comprends, je comprends. Je saurai me taire, dit Tania.

Elles gardèrent le silence, un long moment, le regard fixé sur la fenêtre ouverte où bougeaient des feuillages d’argent. Un coq chanta, très loin, trompé par la lueur blanche de la lune. D’autres coqs lui répondirent. Une calèche passa dans la rue. Lioubov songeait aux fastes de son mariage prochain. Tania s’abandonnait à une rancune nouvelle : « Pourquoi elle ?… Pourquoi elle, déjà ? Elle est belle, mais si sotte, si coquette, si égoïste. Elle ne peut pas rendre un homme heureux. Même pas un Ivan Ivanovitch Kisiakoff, qui a l’air d’une courge et dont la barbe est si noire. Et moi, je reste… »

Une buée fine brouillait ses yeux. Elle pensait à Philippe Savitch, à son sourire mélancolique et méchant, à sa démarche brusque. Elle l’avait vu sortir de la maison comme un fou, la veste ouverte, le chapeau cabossé. Il était égaré par la douleur. Et il ne savait pas qu’elle rêvait à lui, qu’elle pleurait pour lui dans cette nuit chaude. L’odeur du tilleul était d’une douceur accablante. L’air manquait dans la poitrine. La chemise collait à la peau. Tania porta une main à son cœur qui battait trop vite, ferma les paupières et sentit deux larmes brûlantes qui se détachaient de ses cils et coulaient lentement sur ses joues.

Lioubov s’était levée et coiffait un bonnet de dentelle à rubans roses.

— Tu te couches, Lioubov ?

— Oui. J’ai dit tout ce que j’avais à dire.

— Oui… oui… bien sûr… Tout est dit, tout est décidé, murmura Tania.

Et elle se dirigea vers son lit. Comme elle repoussait les couvertures, elle sentit un objet insolite sous ses doigts. Elle se rejeta en arrière et cria :

— Qu’est-ce que c’est ?

Une brosse à crins durs avait été glissée entre les draps.

— C’est encore Akim qui a caché cette brosse dans mon lit ! Ce… ce gamin !… Ce sale gamin ! gémit Tania.

Et elle éclata en sanglots. N’était-il pas odieux qu’on lui cachât des brosses dans son lit, alors qu’elle dépérissait de chagrin ? N’était-il pas cruel qu’on la taquinât au lieu de la plaindre et de l’admirer en silence ?

— Voilà… Personne, personne ne m’aime, bredouillait Tania entre deux hoquets.

Derrière la porte une voix gouailleuse hurla :

— Attrapée ! Attrapée ! Toutes les filles des idiotes !

Et deux pieds nus détalèrent dans le corridor.

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